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le tour de la vache, et comme elle m'était infiniment plus précieuse que l'âne, j'avais aussi plus de crainte. L'âne avait nagé de si bon courage, qu'il s'était fort écarté du vaisseau, et que la vache eut une place suffisante pour sa chute. Nous la jetâmes dehors avec plus de peine, mais tout aussi heureusement que son prédécesseur; elle n'enfonça pas autant, et, soutenue au-dessus de l'eau par les tonnes vides, elle nagea avec beaucoup de gravité sur la superficie de l'eau. Nous jetâmes aussi peu à peu tout le petit bétail, et il flotta tranquillement autour du vaisseau; le cochon seul était furieux; il poussait des cris perçans, et se démenait dans la mer avec tant d'impétuosité, qu'il s'éloigna bientôt de nous, mais il prit heureusement son chemin du côté de la terre. Nous ne tardâmes pas un seul instant : revêtus de nos corsets de liége tout comme notre troupeau, nous descendimes dans nos cuves : nous sortîmes sans obstacle des débris du vaisseau, et nous nous trouvâmes en mer au milieu d'un singulier parc de nageurs quadrupèdes : alors nous repêchâmes tous les petits morceaux de bois flottant sur l'eau, qui étaient attachés aux cordes; nous attirâmes ainsi la flotte vivante, et nous l'attachâmes au bord

du bateau ainsi rassemblées, nous hissâmes notre voile, qui, enflée par un vent favorable, nous conduisit contre le rivage avec notre escorte.

quand toutes les bêtes furent

Nous vîmes alors combien le secours du vent nous était indispensable;, car toutes ces bêtes, attachées au petit bâtiment, lui donnaient un poids immense, et nos seules forces n'auraient jamais suffi à le conduire; mais, au moyen de la voile et des balanciers, il chemina, traînant après lui notre cortège d'animaux nageans, qui faisaient le plus singulier effet, en sorte qu'en peu de temps nous avançâmes considérablement. Orgueilleux de notre ouvrage, satisfaits de voir comme il avait bien réussi, nous étions assis tranquillement au fond de nos cuves, et nous y fîmes une espèce de dîner. Fritz s'amusait avec le singe, et moi, uniquement occupé des amis que j'avais laissés à terre, je regardais au travers de ma lunette pour les chercher : déjà, depuis le vaisseau, j'avais remarqué qu'on s'était mis en marche pour quelque excursion, et dès lors je m'étais en vain donné la peine de chercher leur trace; j'étais profondément occupé à les découvrir, lorsqu'un cri de Fritz me glaça d'effroi : « Dieu! s'écria-t-il, nous

sommes perdus! un horrible poisson s'approche.

-Pourquoi perdus? lui dis-je, moitié effrayé, moitié en colère. Prépare ton fusil, et, au moment où il sera à notre portée, faisons feu en même temps. » Chacun de nos fusils était chargé de deux balles, et nous fùmes sur pied pour saluer notre pirate; il s'approcha de nous, et, avec la rapidité de l'éclair, il fondit sur la brebis qui nageait le plus en avant. Alors Fritz dirigea si habilement son coup de feu, qu'il frappa de ses deux balles la tête du monstre, qui était un énorme requin (1). Il fit à l'instant demi-tour à gauche, et prit le large en nous montrant son ventre brillant; et une trace rouge dans la mer nous témoigna qu'il avait été grièvement blessé. Je me mis en garde avec le meilleur de nos fusils, dans le cas où un autre épouvantail, semblable à celui-là, ou peut-être le même, aurait voulu revenir.

Fritz était, avec raison, très-fier de l'avoir éloigné, et moi j'en étais surpris; je savais que ces monstres marins ne se laissent

pas fa

(1) Gros poisson de mer, célèbre par sa grandeur, sa force, sa voracité, et par la grandeur démesurée de sa bouche, armée de plusieurs rangs de dents.

cilement effrayer, et qu'on réussit rarement

à les blesser d'un coup de feu : ils sont extrêmement avides de butin, et leur peau est très-dure. Celui-ci nous laissa en repos; je repris le gouvernail, et comme le vent nous poussait tout droit vers la baie, je laissai tomber la voile, et je ramai jusqu'à ce que nous fussions arrivés à une place où notre bétail prît fond et pût se mettre sur pied. Alors je lâchai les cordes, et il marcha de lui-même vers le rivage: nous assurâmes notre petit bâtiment dans son ancienne place, et nous descendîmes. D'abord je n'aperçus aucun des nôtres, et j'étais vivement inquiet; je ne savais de quel côté les chercher; d'ailleurs il fallait débarrasser nos bêtes de leurs instrumens de natation. A peine avions-nous commencé, que des cris de jubilation vinrent frapper nos oreilles et remplir de joie nos cœurs; bientôt nous vîmes arriver nos trois chers petits garçons suivis de leur mère, et tous bien portans et joyeux, ils vinrent se jeter dans nos bras. Après que la première ivresse du bonheur de nous retrouver sains et saufs fut passée, nous nous couchâmes tous sur l'herbe, et je commençai à raconter avec ordre nos occupations sur le vaisseau, et notre trajet. Ma femme était si

surprise et si contente de voir autour d'elle tous nos utiles animaux, et l'exprimait si naïvement, que mon plaisir en fut doublé. « Je me suis cassé la tête toute la journée, me disait-elle, pour imaginer un moyen de les transporter, sans qu'il me soit venu aucune idée.

Oui, dit Fritz avec fierté; pour cette fois monsieur le conseiller privé a fait preuve de talens.

C'est très-vrai, répondis-je; j'avoue en toute humilité que c'est à Fritz que les éloges appartiennent, et que c'est lui qui m'a mis sur la bonne route. » Sa mère se leva et embrassa tendrement son premier-né. « Notre reconnaissance vous est due à tous les deux, nous dit-elle; vous nous avez ramené avec ce troupeau tout ce qui peut nous être le plus utile dans notre situation.

-Ha, ha! s'écria le petit François, que vois-je là sur notre bateau? Regardez, maman, cette jolie voile, et ce pavillon qui flotte làhaut dans l'air; oh! comme c'est joli ! combien je suis plus content encore de cette voile que de l'âne et de la vache !

Petit fou! lui dit sa mère, tu changeras

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