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était suspendu : avec son couteau, qu'il aiguisait de temps en temps sur le rocher, il coupait, le long du dos de l'animal, de longues courroies de peau, qu'il nettoyait ensuite avec adresse. Ernest le découvrit à cette occupation assez malpropre ; et comme il est trèsdélicat, et craint toujours de se salir le bout des doigts, non-seulement il ne voulut pas l'aider, mais il lui fit des plaisanteries assez dures sur le métier d'écorcheur qu'il s'était choisi. Jack, qui n'est pas endurant, voulut lui donner un coup; Ernest s'échappa, pour n'être pas sali par les mains de son frère; et moi j'accourus à leurs cris, et je les grondai tous les deux. Jack se justifia pleinement, en démontrant l'utilité de son ouvrage, destiné à faire à nos chiens de bons colliers de défense; il eut mon approbation, et je reprochai à Ernest une délicatesse qui ne convenait plus à notre situation, dans laquelle nous devions exercer tour à tour tous les métiers utiles.

>> Jack s'était remis à sa peau, et se tirait fort adroitement des fonctions de corroyeur. Lorsqu'il eut achevé de nettoyer ses colliers aussi bien qu'il le put, il fut chercher dans la caisse aux clous ceux qui étaient les plus longs et qui avaient la tête large et plate; il en larda ses

colliers, puis il coupa une bande de toile de voile de la largeur de la courroie, la posa double sur les têtes des clous, et me fit la douce proposition de coudre cette toile pour que ces têtes ne blessassent pas nos deux dogues. Je le remerciai de la fonction qu'il me destinait; mais enfin, voyant qu'il se résignait de bonne grâce à la coudre lui-même, et qu'il s'y prenait fort gauchement, je surmontai la répugnance que me causait l'odeur sauvage et fétide qui s'exhalait du collier, et je lui fis le plaisir de l'achever. Lorsqu'une mère peut donner un instant de satisfaction à ses enfans, il n'existe plus de dégoût pour elle.

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» Il me fallut encore avoir la même complaisance pour sa ceinture, qu'il fabriqua de la même manière, et dans laquelle il était impa-. tient de mettre deux pistolets. Nous verrons, disait-il en se redressant, si messieurs les chakals oseront nous attaquer. « Mais, lui dis-je, tu ne prévois pas, mon cher Jack, ce qui va t'arriver: la peau est sujette à se rétrécir par la chaleur; tu ne pourras plus alors en faire usage, et tu m'auras fait faire inutilement un ouvrage très-désagréable. » Mon petit homme se frappa le front. « C'est vrai, dit-il, je n'avais pas songé à cela; mais je sais bien ce que je

vais faire. » Il prit un marteau, des clous, ses courroies, et les fixa sur un bout de planche qu'il exposa à l'ardeur du soleil pour les sécher promptement sans qu'elles pussent se retirer. Je louai son invention, et je lui promis de ie raconter tout cela.

» Je rassemblai ensuite mes trois fils autour de moi; je leur fis part de mon projet de voyage; ils consentirent avec joie à m'accompagner et se préparèrent au départ ; ils examinèrent leurs armes, leurs gibecières; ils choisirent des couteaux de chasse, reçurent des provisions sur leur dos : moi, je me chargeai d'un grand flacon d'eau, et, en place de couteau de chasse, d'une hache; je pris aussi le fusil léger d'Ernest, et je lui donnai une carabine qui pouvait être chargée de quelques balles. Nous fîmes un modeste repas, et nous nous mîmes en chemin, escortés des deux chiens. Turc, qui vous avait accompagnés dans la première excursion, vit très-bien que nous prenions la même route, et se mit à notre tête en guise de conducteur. Nous arrivâmes à la place où vous aviez passé le ruisseau, et nous le franchîmes aussi heureusement que vous, mais non sans peine.

> En avançant, je réfléchissais que notre sû

reté reposait en partie sur deux petits garçons, parce qu'ils savaient se servir d'armes à feu, et je pensais combien tu avais eu raison de les avoir familiarisés de bonne heure avec le danger. Souvent, dans notre patrie, je t'avais blâmé de leur laisser tenir des fusils et de leur apprendre à tirer; je craignais que tu n'en fisses des chasseurs, ce que je n'aimais guère, ou qu'ils ne fussent dans le cas de se blesser; mais à présent je suis convaincue que les mères ne peuvent trop tôt apprendre à leurs fils ce que les hommes doivent savoir. Je reviens au passage du ruisseau.

» Ernest passa le premier sans accident: le petit François me pria de le porter sur mon dos, ce qui était difficile, à cause de tout ce dont j'étais chargée, et qu'il aurait fallu laisser au bord du ruisseau : j'en vins cependant à bout, grâce à Jack, qui s'empara de mon fusil et de ma hache; mais, succombant presque sous le poids de sa charge, il prit le parti d'entrer dans l'eau, et ne voulut pas risquer de glisser, chargé comme il l'était, en marchant sur des pierres mouillées; j'eus bien de la peine à m'y tenir en équilibre avec mon cher petit fardeau, qui joignait ses mains autour de mon cou, et se collait de toutes ses

forces sur mes épaules. Après avoir rempli mon flacon d'eau du ruisseau, nous marchâmes en avant; et quand nous eûmes atteint sur l'autre rive la hauteur dont tu nous avais parlé avec tant d'enchantement, la vue de ce charmant paysage fit le même effet sur moi; je l'admirais en silence, et mon cœur s'ouvrit, pour la première fois depuis notre naufrage, au plaisir et à l'espérance.

» J'avais remarqué, en promenant mes regards dans la vaste étendue, un petit bois qui me paraissait agréable; j'avais si long-temps soupiré pour un peu d'ombrage, que je résolus de diriger tout droit notre marche de ce côté-là. Mais il fallait traverser de l'herbe si haute, qu'elle passait la tête de mes petits garçons, et que nous eûmes beaucoup de peine à la franchir : nous résolûmes alors de marcher le long du bord de la mer jusqu'à ce que nous fussions vis-à-vis du petit bois. Nous retrouvâmes vos traces et nous les suivîmes; ensuite nous tournâmes sur la droite pour gagner le bois; mais bientôt nous retrouvâmes cette herbe haute, et si serrée qu'à peine pouvaiton passer au travers, ce qui était extrêmement pénible et fatigant. Jack était resté en arrière ; je regardai ce qu'il était devenu, et je le vis

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