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regardait en soupirant : « jamais, disait-elle, je ne pourrai me mettre là-dedans.

Ne juge pas si vite, chère amie, répliquai-je; mon ouvrage n'est pas encore fini, et tu verras qu'il mérite plus notre confiance que ce vaisseau crevé, qui ne peut bouger de place. »

Je cherchai ensuite une longue planche un peu flexible, et je l'arrangeai de manière que huit cuves pouvaient s'y attacher, et que devant et derrière elle dépassait encore autant qu'il le fallait pour faire une courbure semblable à la quille d'un vaisseau : alors nous fixâmes toutes ces cuves avec des clous sur la planche, et chaque cuve à la partie latérale de sa voisine, afin qu'elles fussent très-fermes. Nous clouâmes ensuite deux autres planches de chaque côté des cuves, de la même longueur que la première, et dépassant de même en avant et en arrière. Lorsque tout fut solidement arrangé, il en résulta une espèce de bateau étroit divisé en huit loges, qui paraissait me promettre tout ce qu'il me fallait pour une courte navigation et par une mer calme.

Mais malheureusement ma construction merveilleuse se trouva si pesante que malgré

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toutes nos forces réunies nous ne pûmes la transporter un pouce de sa place : je demandai le cric, et Fritz, qui en avait remarqué un, courut le chercher : en attendant je sciai une grosse perche ronde en quelques morceaux pour en faire des cylindres; je soulevai ensuite avec le cric la partie de devant de mon bateau, pendant que Fritz posait dessous un des cylindres.

« C'est bien étonnant, dit Ernest, que cette machine, qui est moins grosse qu'aucun de nous, puisse faire plus que toutes nos forces réunies; je voudrais bien voir comment elle est faite en dedans. >>

Je lui expliquai aussi bien que je le pus la puissance de la vis d'Archimède, avec laquelle il pourrait, disait-il, soulever le monde s'il avait un point d'appui, et je promis à mon fils de décomposer le cric lorsque nous serions à terre, pour le lui montrer en dedans. C'était mon système d'éducation d'éveiller la curiosité de mes fils par des observations intéressantes, de laisser d'abord agir leur imagination et de rectifier ensuite leurs erreurs. Je terminai la définition du cric par cette remarque générale, que Dieu compensait suffisamment la faiblesse naturelle de l'homme

par la raison, la force inventive et l'adresse des mains, et que les réflexions et les méditations humaines avaient composé une science qui, sous le nom de mécanique, nous enseignait à ménager ou à compenser nos propres forces, et à les étendre jusqu'à l'incroyable, par le moyen des instrumens.

Jack fit alors la remarque que le cric agissait très-lentement.

<<< Il vaut mieux lentement que pas du tout, mon fils, lui dis-je. On sait de tout temps par l'expérience, et les observations mécaniques ont établi pour principe, que l'on perd en force ce que l'on gagne en vitesse. Le cric ne doit pas nous servir pour lever vite, mais pour soulever un poids, et plus il en soulève un très-pesant, plus lentement il opère mais sais-tu avec quoi cette lenteur se laisse compenser?

Oh oui, c'est en tournant plus vite la manivelle.

-Pas du toût, cela ne compenserait rien; c'est avec la patience, mon fils, et avec la raison; à l'aide de ces deux fées, j'espère mettre mon bateau à l'eau; et aussitôt j'attachai une longue corde à l'arrière de mon bâtiment, et l'autre bout à une poutre qui

que

me parut être encore ferme, de manière la corde traînait à terre sans être tendue, et devait servir à guider et retenir le bateau lorsqu'il serait lancé; ensuite, avec un second et un troisième cylindres placés dessous, et en poussant avec le cric, notre petite embarcation fat mise à flot; elle sortit du vaisseau avec une telle vitesse, que sans ma corde prudemment attachée, elle aurait couru bien loin de nous dans la mer; mais malheureusement elle était tellement de côté, qu'aucun de ines garçons ne voulut hasarder d'y entrer. Je m'arrachais les cheveux de désespoir, lorsqu'il me vint tout-à-coup dans l'idée qu'il y manquait du lest pour la tenir en équilibre: je jetai dans les cuves tout ce que je pus trouver qui avait du poids sans tenir trop deplace; peu à peu elle se releva, et fut enfin droite et ferme devant nous, nous invitant à y prendre place. Alors tous mes enfans auraient voulu s'y jeter à la fois, et ils commencèrent à se pousser et à disputer à qui entrerait le premier; mais je les en empêchai, car je voyais clairement que le trajet serait trop hasardeux, et qu'au moindre mouvement de l'un de ces pétulans enfans la machine pourrait tomber de côté, et les culbuter dans la mer. Pour re-.

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médier à cet inconvénient, je pensai à un balancier de perches, avec lequel les nations sauvages savent empêcher leurs pirogues de se renverser. Je mis donc encore une fois les mains à l'œuvre pour perfectionner un ouvrage qui faisait la sûreté de tant d'êtres chéris.

Deux morceaux de perches de voile, égaux en longueur, furent placés l'un sur la proue (1) du bâtiment, et l'autre sur la poupe, et attachés avec une cheville en bois, en sorte qu'on pût les tourner à volonté pour faire sortir notre construction de la place encombrée où elle était encore. J'enfonçai de force, dans le bondon d'un tonnelet vide de brandevin, les bouts de chacune des perches; et de cette manière je fus sûr que, lorsque mes perches seraient tournées en travers, elles serviraient de balancier, et que leurs tonnelets feraient le contre-poids.

Il ne me restait plus rien à faire que de trouver un expédient pour sortir du milieu de nos débris et entrer en pleine mer. Je montai dans la première cuve, et je dirigeai mon avant tellement, qu'il entrait par la fente de la paroi, qui nous offrait une

(1) La proue est l'avant d'un vaisseau, ou le bout opposé à la poupe. :

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