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»— Pauvre enfant! cela ne te serait pas si facile que tu le crois, et tu aurais même bien de la peine, quoique tu aies près de dix ans, de te tirer d'affaire tout seul; et, plus jeunes, vous péririez tous sans notre aide. Tâchez, mes bons petits, que la passion de la chasse ne vous rende pas cruels, inhumains; c'est pour cela que je ne l'ai jamais aimée : je voudrais qu'on ne tuât d'autres animaux que ceux qui sont nuisibles à l'homme ou indispensables à sa nourriture. >>

D

> Tout en discourant, nous arrivâmes dans le petit bois, et c'est là que mon Ernest put se rappeler ses gravures d'histoire naturelle, faire le savant ou montrer son ignorance; une foule d'oiseaux inconnus chantaient ou folâtraient sur les branches d'arbres, sans avoir peur de nous. Malgré la morale que je venais de débiter à mes fils, l'envie de tirer dessus les prit encore; mais je le permis d'autant moins, que les arbres étaient d'une hauteur si considérable, qu'un coup de fusil y aurait diffi cilement porté. Non, mon cher ami, tu ne peux te faire aucune idée de ces arbres; il faut que tu ne sois pas entré dans ce bois, car ils t'auraient frappé; je n'en ai vu de ma vie d'aussi beaux et d'aussi grands ce qui nous avait

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paru de loin être un bois, n'était qu'un groupe de dix à douze plantes dont les tiges paraissaient soutenues dans les airs par de grands arcs-boutans, formés par d'énormes racines fort épaisses et très étendues, qui ont l'air d'avoir soulevé l'arbre entier à une hauteur considérable, et de le supporter. Le tronc principal tient cependant aussi à la terre par une racine perpendiculaire qui se trouve au milieu des autres, mais qui est infiniment. plus mince, dont le volume immense paraît se joindre à celui de l'arbre, et doubler sa circonférence.

» Jack grimpa, avec assez de peine, sur un de ces arcs-boutans, et, muni d'une ficelle, il mesura la circonférence du tronc au-dessus des racines; il y trouva plus de quinze braches (la brache équivaut à une demi-aune); j'avais trente-deux pas à faire pour mesurer la circonférence de l'un de ces arbres géans au tour des racines, là où elles sortent de terre : la hauteur de l'arbre depuis la terre jusqu'à l'endroit où les branches commencent, peut être environ de trente-six braches. Les rameaux sont épais et forts; les feuilles, assez grandes, ressemblent à celles de nos noyers; mais je n'ai pu y découvrir des fruits. Une herbe

courte, épaisse, parfaitement nette, sans buissons ni épines, croît autour et dessous entre les racines détachées de terre; de sorte que tout se réunit pour faire de ces lieux la place de repos la plus fraîche, la plus parfaite et la plus délicieuse.

» Aussi je m'y plus tant, que je résolus d'y faire la méridienne : je me couchai dans ce joli palais de verdure sur une place commode, avec mes fils autour de moi. Les sacs de provisions furent visités. Un charmant ruisseau, qui ajoute à l'agrément de cet ombrage, coulait à nos pieds, et nous fournissait une boisson fraîche et salutaire. Nos chiens ne tardèrent pas à arriver; ils étaient restés en arrière sur la lisière du bois. A ma grande surprise, ils ne demandèrent point à manger, mais se couchèrent tranquillement et s'endormirent bientôt à nos pieds. Pour moi, je ne pouvais me rassasier de regarder et d'admirer cet endroit incomparable; il me semblait que si nous pouvions nous établir sur un de ces arbres, nous y serions parfaitement en sûreté; nulle part je ne voyais rien qui pût nous convenir mieux à tous égards. Je résolus donc de m'en tenir là, et de revenir ici en côtoyant le bord de la mer, pour voir si nous

ne trouverions pas quelque débris du vaisseau, vagues pouvaient avoir poussés contre

les

que
le rivage.

» J'allais me lever pour partir, mais M. Jack m'arrêta en me suppliant d'achever de coudre les bandes de toile à sa ceinture de peau de chakal; le petit orgueilleux avait si grande envie d'être paré de sa ceinture, qu'il avait pris avec lui dans notre course la petite planche sur laquelle il l'avait clouée, et, par l'ardeur du soleil, elle était complètement sèche. Je lui fis ce plaisir, aimant mieux, puisqu'il le fallait, travailler sous cet ombrage que sur notre plage aride et brûlante. Quand j'eus fini, il se hâta de l'attacher autour de son corps, et d'y placer la paire de pistolets; il marcha devant nous avec fierté, le poing sur la hanche, et laissa à Ernest le soin de mettre les colliers aux deux chiens, pour leur donner aussi, disait-il, un air guerrier. Ce petit drôle était si impatient de te faire voir, ainsi qu'à Fritz, sa nouvelle parure, qu'il se mit à courir en avant et si lestement, qu'il fallut aussi marcher très - vite pour ne pas le perdre de vue dans un pays où il n'y a aucun chemin battu, il aurait pu facilement s'égarer. Je fus plus tranquille à cet égard quand nous eûmes

tous gagné le bord de la mer; nous y trouvâmes en effet des perches, des poutres, de grosses caisses et d'autres objets; mais il était au-dessus de nos forces de les amener sur terre; nous traînâmes cependant sur le sable tout ce que nous pûmes remuer, pour le mettre à l'abri des vagues et de la marée. Nos chiens se mirent de leur côté à pêcher fort adroitement des crabes, qu'ils tiraient avec leurs pates au bord de l'eau, et dont ils se régalaient ; je compris que c'était là ce qui les avait si bien rassasiés. « Que le ciel soit béni, m'écriai-je, que ces bêtes aient trouvé moyen de se nourrir ainsi! Je commençais à trem'ils ne nous dévorassent nous-mêmes

bler qu'

avec leur énorme appétit.

-Nous dévorer! s'écria mon brave petit Jack; ne suis-je pas là pour vous défendre avec mes pistolets?

-Pauvre petit fanfaron! ils t'avaleraient comme un oiseau, s'ils en avaient envie; mais ce sont de bonnes bêtes, qui nous aiment et qui ne nous feront aucun mal : quand j'ai dit qu'ils nous dévoreraient, j'ai voulu faire entendre qu'ils diminueraient si fort nos provisions, que nous en souffririons. »

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