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le passage devenir impraticable: il l'est déjà pour nos chèvres et nos brebis ; je ne veux pas les exposer à se noyer; ainsi que nousmêmes et nos garçons, si jeunes encore, nous pourrions ne pas être toujours aussi heureux en sautant de pierre en pierre.

Eh bien à la bonne heure, dit la bonne mère, je me rends; mais travaillons sans interruption pour pouvoir partir. Tu laisseras, j'espère, ici toute ta provision de poudre; je n'aime point en avoir une telle quantité dans notre voisinage; le tonnerre, l'étourderie d'un petit garçon, peuvent nous exposer aux plus grands dangers.

-Tu as raison, chère amie, et je loue ta prudence; nous n'en aurons avec nous que pour l'usage journalier; je verrai dans la suite à la cacher dans le rocher même, à l'abri du feu et de l'humidité : la poudre peut devenir notre plus dangereux ennemi, si nous ne la soignons pas; mais elle peut être aussi notre ami le plus utile. »bol

Ainsi fut décidée l'importante question du changement de domicile, et notre ouvrage du jour fut en même temps arrêté. Nous réveillâmes nos fils; notre plan leur fut communiqué; ils en furent enchantés, mais ef

frayés cependant de la construction du pont. et du temps qu'elle nous prendrait : ils auraient voulu, ce même jour, pouvoir s'établir dans le bois, auquel ils donnaient déjà le nom de Terre promise.

Quand la dévotion fut faite, chacun chercha son déjeûner, et Fritz n'oublia pas celui de son singe, qui s'était attaché à la chèvre aussi bien que si elle eût été sa mère. Jack s'était glissé doucement du côté de la vache, et, pour aller plus vite, il voulait la traire dans son chapeau; mais ne pouvant en venir à bout, il imita le singe, se coucha dessous la bonne bête, et la téta. Viens à côté de moi, François, cria-t-il à són petit frère; tu suceras du lait autant que tu voudras. Ges mots éveillèrent notre attention; nous ignorions ce qu'il était devenu ses frères se moquèrent de lui, et l'appelèrent le veau; sa mère lui reprocha son avidité et sa malpropreté. Elle le fit ôter de là, et s'occupa à traire la vache et la chèvre; elle distribua une partie du lait à ses enfans, et mit le reste moitié sur le feu pour faire une soupe avec du biscuit, moitié dans un flacon pour notre voyage. Pendant ce temps, je préparais le bateau pour aller au vaisseau chercher des planches et des pou

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tres pour la construction du pont. Après déjeûner, je partis avec Fritz et Ernest : pour hâter notre retour, un double secours me parut nécessaire. Nous ramâmes vigoureusement jusqu'à ce que nous eûmes atteint le courant, qui nous conduisit promptement hors de la baie; mais à peine eûmes-nous dépassé un ilot qui se trouve à son extrémité, et qu'un amas de sable nous masquait, que nous vimes une quantité prodigieuse de mouettes (1) et d'autres oiseaux de mer, qui nous étourdissaient tellement de leurs cris affreux, que nous fumes obligés de nous boucher des oreilles. Fritz avait grande envie de faire feu sur eux, et l'aurait fait si je ne l'en avais empêché. Je désirais découvrir ce qui pouvait rassembler en cet endroit cette foule innombrable d'oiseaux; je cinglai de ce côté, et, n'avançant pas assez à mon gré, je misla voile pour retourner sur l'ilot à l'aide du vent. - Ernest était heureux d'avoir obtenu la perde venir avec nous; il jouissait de voir la voile se gonfler, et la flamme du pavillon se balancer dans l'air. Fritz était tout

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yeux, et regardait sans cesse l'ilot où la

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(1) 'Oiseau qui se nourrit de poisson: il y en a de plusicurs espèces; ils volent toujours en troupes.

troupe des oiseaux s'était placée : « Ha! s'écria-t-il enfin, je vois ce que c'est; tous ces oiseaux piquent un gros poisson, et le dévorent à belles dents.

-A belles dents! dit Ernest: cela doit être curieux de voir des dents d'oiseaux. » Fritz avait raison cependant; je m'approchai du rivage assez pour pouvoir descendre; nous mîmes notre bateau à l'ancre avec une grosse pierre, et nous marchâmes doucement et avec précaution jusqu'à l'endroit où était ce groupe énorme d'oiseaux. Nous vîmes, en effet, près de la mer un monstre marin échoué, sur le corps duquel tous les oiseaux des environs s'étaient invités au festin, et dont ils étaient si fort occupés, que, quoique nous nous fussions approchés d'eux, à une demi-portée de fusil, aucun ne pensa à s'envoler. Nous regardions avec étonnement la pétulance et la voracité de ce peuple emplumé; il était tellement acharné sur sa proie, qu'il nous eût été facile de tuer, seulement avec nos bâtons, une grande quantité de ces oiseaux ; mais le genre de leur nourriture ne nous donna nulle envie d'en faire la nôtre. Fritz s'étonnait de la grosseur démesurée du monstre, et me demandait ce qui pouvait l'avoir mis là.

-Toi-même, mon fils, lui dis-je ; il y a toute apparence que c'est le requin que tu blessas hier si adroitement; regarde, sa tête a trois blessures.

-C'est cela même, dit mon jeune chasseur en sautant de joie ; j'avais mis trois balles dans mon fusil, et je les ai envoyées dans son horrible tête.

Ah! oui, bien horrible! elle fait frémir; et si tu n'avais si bien tiré, il nous aurait sans doute dévorés. Voyez, quelle effroyable gueule ! quelle singulière moustache qui s'avance dessus! quelle peau rude et piquante! on pourrait s'en servir pour limer; et ce gaillard n'est pas un des plus petits de son espèce; il a, je parie, plus de vingt pieds entre tête et queue. Dieu soit béni, ainsi que Fritz, de nous avoir délivrés de ce monstre ! Mais nous devrions tous trois prendre un morceau de sa peau; j'ai dans l'idée qu'elle pourra nous être utile si nous savions seulement comment en : approcher au milieu de cette cohue vorace qui l'entoure!

Ernest tira promptement la baguette de fer de son fusil, et frappa si lestement de droite et de gauche, qu'il tua plusieurs oiseaux, et que les autres prirent le large; alors Fritz et moi

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