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nage à part, je suis charmé que ta tête légère ait une fois pensé à quelque chose d'utile.

Eh bien! as-tu trouvé une bonne place

de construction?

JACK. Oui, oui; écoutez seulement, et vous saurez tout. Nous avancions vers le ruisseau, et mon petit frère s'amusait à ramasser des pierres bigarrées : quand il en trouvait une brillante, il accourait tout joyeux, et me disait «Vois-tu, Jack, comme c'est beau ! c'est de l'or: je veux la piler, et en faire du sable pour mettre sur l'écriture. » Arrivé le premier près du ruisseau, il en vit une de cette espèce au bord de l'eau, et s'avança pour la prendre; tout-à-coup il s'écria: «Jack, Jack, le chakal de Fritz est tout couvert d'écrevisses: viens vite. J'accours; j'en vois des légions, non-seulement sur le chakal, mais dans l'eau, et qui cheminaient pour y arriver. Je courus l'annoncer à maman, qui alla chercher un filet que vous aviez apporté du vaisseau; moitié avec cet instrument, moitié avec les mains, nous prîmes en un instant ce que vous voyez; nous en aurions pêché bien davantage, si nous n'avions entendu votre appel; le ruisseau en fourmille.

LE PERE. Vous en avez bien assez pris pour

une fois, mes enfans; il faut faire vie qui dure : mon avis est même de laisser courir les plus petites; il nous en restera plus qu'il n'en faut pour faire un bon régal. Ainsi nous avons découvert un nouveau marché aux provisions; que le ciel soit loué ! sur cette plage nous trouvons non-seulement le nécessaire, mais le luxe et l'abondance; qu'il nous préserve seulement à présent de l'ingratitude et de la paresse ! »

De notre côté, nous racontâmes les événemens de notre voyage sur mer. Ernest parla avec feu de sa mouette, dont ma femme ne fut point tentée de faire un mauvais rôti. On remit les écrevisses dans les mouchoirs et dans le filet, et on les porta à l'office. Pendant que ma femme les faisait cuire, nous nous occupâmes, mes fils et moi, à défaire mon radeau de poutres et de planches, et à les porter à terre. Je fis ensuite comme les Lapons quand ils attèlent leurs rennes devant le traîneau : à défaut de traits, de licol, de courroie, une longue corde, formée en noeud coulant, fut mise au cou de l'âne; l'autre bout passa entre les jambes, et fut attaché au morceau de bois que je voulais transporter. La vache fut attelée de la même manière : ainsi nous charriâmes notre vaisseau, pièce à pièce, jusqu'au ruis

seau, et tout de suite sur la place que le petit architecte Jack avait choisie, comme la plus convenable à la construction d'un pont; elle me parut vraiment la meilleure. Les deux rives étaient escarpées, resserrées, fermées, et de la même hauteur : il y avait de plus de notre côté un vieux tronc d'arbre sur lequel je pouvais poser ma poutre principale, pendant que de l'autre deux bons et gros arbres parallèles me promettaient un point d'appui.

<< Maintenant, dis-je à mes enfans, il s'agit de savoir si nos poutres seront assez longues pour atteindre l'autre côté : d'après l'apparence, je pense que oui; mais si nous avions une planchette de géomètre, nous en serions bientôt assurés, au lieu que nous travaillons

au hasard.

Mais, répliqua Ernest, ma mère a des ficelles d'emballage avec lesquelles elle a mesuré son gros arbre; nous pourrions y attacher une pierre et la lancer de l'autre côté : nous la retirerons ensuite, et nous aurons par ce moyen la largeur du ruisseau : après quoi nous pourrons mesurer nos poutres.

- C'est excellent! m'écriai-je : j'aime à te voir inventif; va vite chercher la ficelle. » Il y courut, et revint bientôt; la pierre y fut at

tachée et jetée de l'autre côté; nous la tirâmes ensuite doucement à nous, en la marquant à l'endroit où le pont devait s'appuyer; ensuite nous la mesurâmes, et nous trouvâmes que la distance de l'un des rivages à l'autre était de dix-huit pieds. Il nous parut nécessaire que les poutres, pour être solides, eussent au moins trois pieds d'assise de chaque côté; il fallait donc qu'elles eussent au moins vingtquatre pieds, et nous fùmes assez heureux pour que celles que nous avions amenées se trouvassent toutes plus longues. Il nous restait encore la difficulté de savoir comment nous pourrions les passer au travers du ruisseau; nous résolûmes de nous en occuper pendant notre dîner, qui nous attendait depuis plus d'une heure,

Nous nous rendîmes tous à la cuisine, où notre bonne ménagère avait, en nous attendant, préparé les écrevisses; mais avant de nous mettre à table, il fallut voir son ouvrage de couture: elle avait fait deux sacs pour l'âne, qu'elle avait péniblement cousus avec de la mince ficelle; et comme il lui manquait pour cela de grosses aiguilles, elle avait été obligée de faire à chaque point un trou avec un clou ; aussi peut-on juger qu'il fallait toute sa pa

tience, ou plutôt son ardent désir de déménager, pour être parvenue à les achever : elle en reçut de ma part un juste tribut d'é loges, accompagné de quelques légères railleries. Cette fois-là, notre repas se fit très-lestement; nous causâmes sur le travail que nous allions entreprendre; chacun donna son avis; nous nous accordâmes à peine le temps nécessaire pour éplucher nos écrevisses, et nous fûmes bientôt sur pied pour aller au pont de Chef-d'œuvre : c'est le nom qu'il reçut, même avant d'être fait, pour nous encourager.

La première chose que je fis, fut de poser une poutre derrière le tronc d'arbre dont j'ai parlé, le long du rivage; je l'attachai à quatre ou cinq pieds de son bout, avec une corde assez lâche pour qu'elle pût tourner autour du tronc; j'attachai ensuite à l'autre bout de la poutre une autre corde assez longue pour passer et repasser sur le ruisseau. Une pierre y fut attachée; on la lança, comme la première, de l'autre côté; ensuite j'y passai moimême, et j'emportai une poulie; je la fixai à un arbre, j'y passai la corde après en avoir ôté là pierre; puis, la tenant dans la main, je repassai le ruisseau, j'attelai à cette corde l'âne et la vache, que je poussai fortement. His résis

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