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« Tu as bien soin de toi, lui dis-je; mais dis-moi, mon cher Ernest, pourquoi tu ne penses qu'à ta personne, à ton bien-être, et si rarement aux autres? Tu mérites que ton égoïsme soit puni, et que ta soupe, refroidie dans ta belle et bonne assiette, soit pour nos fidèles serviteurs les chiens. Nous pouvons tous, et toi comme les autres, prendre dans le pot avec nos coquilles d'huîtres, mais les chiens ne le peuvent pas; ainsi ton assiette et. ta portion de soupe seront pour nos dogues, et tu auras la bonté d'attendre, et de manger avec nous et comme nous. »

Mon petit reproche se fit sentir à son cœur; et, tout obéissant, il posa son assiette à terre, où les chiens l'eurent vidée en deux léchées. Nous étions presque aussi affamés qu'eux, tous les regards étaient fixés sur le pot pour voir quand la fumée commencerait à baisser, lorsqu'on s'aperçut que les dogues, après avoir mangé leur soupe, avaient flairé l'agouti de Fritz, et le déchiraient à belles dents: les enfans poussèrent des cris lamentables. Fritz se leva furieux, prit son arme, les frappa, leur dit des injures, leur jeta des pierres, et les aurait tués si je ne l'avais retenu; au point qu'il courba son fusil, à force

de leur donner des coups; et, dans sa fureur, il criait si fort, que sa voix se répétait entre les rochers.

Dès qu'il fut en état de m'entendre, je lui reprochai très-sérieusement sa violence, et je lui représentai combien il nous avait affligés, et effrayé sa mère, en poussant des cris si terribles, en gâtant son fusil qui pouvait nous être si utile, et en tuant presque de pauvres animaux qui pouvaient nous l'être encore plus. « La colère, lui dis-je, conseille toujours mal, et peut conduire à des crimes; pense à celui de Caïn, qui tua son frère dans un mouvement de violence. - Mon père...! dit-il avec effroi.-Oui, je sais bien que cette fois ce n'étaient que des bêtes; mais on ne raisonne pas dans la colère, on ne sait à quoi on s'attaque; et la preuve est que tu t'en prenais à de vres êtres sans jugement, qui ne savaient pas si ton agouti n'était pas là pour eux comme la soupe. Conviens aussi que c'est la vanité qui a excité ta fureur : si un autre que toi avait chassé, et tué l'agouti, tu aurais beaucoup mieux supporté cet accident. » Il en convint, sentit son tort, et me demanda pardon, en versant des larmes amères.

pau

Bientôt après notre repas, le soleil baissa

vers le couchant; la volaille se rassembla peu à peu autour de nous, en picotant les miettes de biscuit tombées; ma femme prit alors son saç mystérieux, et l'ouvrit ; elle en tira des graines de vesce, de pois, d'avoine, dont elle leur donna quelques poignées : il y avait aussi plusieurs autres semences de légumes, qu'elle me montra. Je louai beaucoup sa prudence, la priant seulement d'être plus économe de cette utile provision qui pouvait nous servir de semailles, et nous procurer des récoltes, et de nourrir plutôt la volaille avec le biscuit gâté que nous apporterions du vaisseau. Nos pigeons s'envolèrent dans les rochers voisins; les poules, et le coq à leur tête, se rangèrent en ligne sur le faîte de la tente, et les oies et les canards allèrent, en caquetant, dans un endroit marécageux et couvert de broussailles, près du rivage. Nous aussi nous fîmes nos préparatifs de repos; nous chargeâmes, par précaution, nos armes, fusils et pistolets, que nous posâmes dans la tente; nous fîmes ensuite nos prières en commun; nous remerciâmes Dieu du secours qu'il nous avait donné; nous nous recommandâmes à sa garde vigilante, et, avec le dernier rayon du soleil, nous entrâmes dans notre tente, où, bien serrés

les uns contre les autres, nous nous couchâmes sur la mousse que nous y avions étendue.

fait

C'est avec étonnement que les enfans remarquèrent que l'obscurité arrivait si subitement, et que la nuit succédait au jour presque sans crépuscule : « Cela, leur dis-je, me soupçonner que l'endroit où nous sommes n'est pas loin de l'équateur, ou du moins entre les deux tropiques, où ce phénomène est ordinaire; car le crépuscule provient des rayons solaires rompus dans l'atmosphère : plus il tombent obliquement, et plus leur faible lueur s'étend et se prolonge; mais, au contraire, plus ils sont perpendiculaires, et moindre est leur déclinaison; et par conséquent il fait totalement nuit beaucoup plus vite quand le soleil est au-dessous de l'hori

zon. D

:

Je regardai encore une fois hors de la tente, pour voir si tout était tranquille autour de nous; puis j'en fermai soigneusement l'entrée le coq, réveillé par le lever de la lune, nous chanta vêpres, et je me couchai. Mais autant le jour avait été chaud, autant la nuit fut froide, et nous fumes obligés de nous resserrer les uns contre les autres pour nous

réchauffer: un doux sommeil commença alors à fermer les yeux de tous mes bien-aimés; je tâchai de ne m'endormir que lorsque je vis leur mère jouir en paix de son premier sommeil : alors mes paupières se fermèrent aussi, et, grâce à la fatigue, notre première nuit dans notre île déserte fut très-passable.

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