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je vais voir s'il n'est pas possible enfin de se

sauver. »

Je les quittai, et je montai sur le tillac : une vague me renversa et me mouilla entièrement; elle fut à l'instant suivie d'une seconde. Combattant toujours contre de nouvelles vagues, je me tins heureusement ferme, et je vis avec épouvante, lorsque je pus regarder autour de moi, le désastre le plus complet: le bâtiment était entièrement fracassé et presque séparé en deux. J'aperçus nos chaloupes remplies de plus de monde qu'elles ne pouvaient en contenir, et le dernier ma→ telot s'élança pour couper la corde, et se joindre à ses compagnons. Je criais, je priais, je conjurais de me prendre aussi sur la chaloupe avec les miens, mais ce fut en vain : le mugissement de la tempête rendait mes ardentes prières inutiles; ils ne m'entendirent pas; et les vagues, qui s'élevaient comme des montagnes, étaient trop fortes pour qu'il fût possible à ceux qui fuyaient de retourner. Tout espoir de ce côté fut anéanti, et bientôt je les eus perdus de vue; mais, pour ma consolation, je m'aperçus que l'eau ne pouvait entrer dans le vaisseau que jusqu'à une hauteur déterminée. La poupe (où se trouvait,

au-dessus de la cabine du capitaine, celle qui renfermait tout ce qui m'était cher et précieux sur la terre), avait été poussée assez haut entre deux écueils, et devait rester intacte; en même temps j'aperçus vers le sud, dans l'éloignement, à travers les nuages et la pluie, plusieurs coins de terre, et, quelque rude et sauvage qu'elle me parût être, ce fut cependant le but de mes désirs et de mes es→ pérances, bien impuissantes dans ce moment de détresse.

Abattu, désolé de ne pouvoir plus compter sur aucun secours humain, je retournai vers ma famille, et je m'efforçai avec peine de paraître calme. « Prenez courage, m'écriai-je en entrant, nous ne sommes pas encore perdus; le vaisseau est, à la vérité, complètement échoué entre des écueils, mais du moins nous y sommes aussi en sûreté que sur les rochers mêmes entre lesquels il se trouve engagé : notre chambre est au-dessus de l'eau, et si demain le vent et la mer s'apaisent, il y aura possibilité d'arriver à terre. »

Ce propos calma tout-à-fait mes enfans, et, comme à l'ordinaire, ils prirent pour une certitude ce que je leur disais; ils se réjouirent de ce que le cruel balancement du vaisseau

avait cessé : pendant tout le temps qu'il avait duré, ils avaient été jetés douloureusement les uns contre les autres et contre les parois du bâtiment. Ma femme, plus accoutumée à lire dans mon cœur, découvrit l'inquiétude dont j'étais dévoré; je lui fis un signe qui lui confirma notre entier abandon, et j'éprouvai une grande consolation de voir qu'elle supportait ce malheur avec une résignation vraiment chrétienne. « Prenons quelque nourriture, dit-elle avec le corps l'âme aussi sera fortifiée; peut-être qu'une nuit triste et pénible nous attend. »

En effet, le soir arriva: la tempête et les vagues continuèrent leur fureur; de tous côtés les planches et les poutres du vaisseau furent arrachées avec un épouvantable fracas. Il nous parut impossible que les chaloupes, ni aucun de ceux qu'elles portaient, pussent échapper à la violence de l'orage.

«

Papa, s'écriait le plus jeune de mes fils, âgé de six ans, le bon Dieu ne veut-il pas bientôt nous aider ?

-Tais-toi, répondit son frère aîné ; ne saistu pas que nous ne devons rien prescrire à Dieu, mais attendre son secours avec patience et humilité ?

Bien parlé, lui dis-je; seulement tu n'aurais pas dû rudoyer ton frère. » Il alla tout de suite embrasser le petit François.

En attendant, la mère avait préparé quelque nourriture, et mes quatre garçons mangèrent avec un appétit qui nous manquait à tous deux; ils se livrèrent ensuite au sommeil; et bientôt, malgré la tempête, les plus jeunes ronflèrent de bon cœur. Fritz seulement veillait avec nous. « J'ai examiné, dit-il enfin, comment nous pourrions nous sauver; s'il y avait seulement des instrumens natatoires (1), des vessies ou des corselets de liége pour ma mère et pour mes frères, vous, mon père, et moi, nous nagerions sans secours.

-Ta pensée est bonne, répliquai-je; je vais y suppléer, et prendre des mesures pour cette nuit, en cas d'accident. »

Nous cherchâmes dans notre chambre quelques petits tonneaux, des caisses vides, ou des vases de fer-blanc, assez forts pour tenir un enfant en équilibre au-dessus de l'eau; nous en nouâmes deux ensemble avec des mouchoirs, à un bon pied de distance l'un de l'autre, et nous attachâmes cette espèce d'instru

(1) Des instrumens pour aider à nager.

ment de natation sous les bras de chacun des petits garçons, pendant que ma femme en préparait un pour elle-même. Nous nous pourvûmes tous de couteaux, de ficelle, de briquêts et d'autres ustensiles qui pouvaient tenir dans nos poches, et nous espérâmes que si le vaisseau achevait de se briser dans la nuit, nous pourrions arriver à terre moitié nageant, moitié poussés par les vagues.

Fritz, qui n'avait point dormi la nuit précédente, et qui était fatigué de son nouveau travail, alla se reposer près de ses frères; il s'endormit aussitôt; mais leur mère et moi, pleins de souci, nous fimes le guet pour entendre chaque coup et chaque son qui paraissaient menacer d'un changement. La plus terrible des nuits s'écoula dans la prière, les inquiétudes mortelles, et des résolutions variées sur ce qui nous restait à faire. Nous remerciâmes Dieu de tout notre cœur quand la lumière du jour parut par une ouverture. La fureur des vents commençait à se calmer, le ciel devint serein, et, plein d'espérance, je vis une belle aurore colorer l'horizon : le cœur ranimé, j'appelle femme et enfans sur le tillac, où j'étais monté. Les enfans furent surpris de se voir seuls avec nous : « Mais où

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