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ainsi cette provision plaira moins à ta mère que celles que tu lui destinais; cependant le petit animal donne là un trait de génie; il a perdu sa mère, et il t'adopte pour son père; il aura peut-être aperçu en toi quelque air de famille.

FRITZ. Le coquin aura remarqué que je suis une bonne pâte d'enfant qui ne puis faire mal à aucune bête quand elle se met sous ma protection; cependant il me tire un peu trop les cheveux, et je vous prie bien de l'ôter.

J'en vins à bout avec adresse et douceur; je le pris dans mes bras comme un petit enfant, et je ne pus m'empêcher de le plaindre et de le caresser; il n'était pas plus grand qu'un chat, et point en état de se tirer d'affaire par luimême : la mère était, à ce qu'il nous parut, de la grandeur de Fritz, au moins. « Que feraije de toi, m'écriai-je, pauvre orphelin, et quelle nourriture pouvons-nous te donner dans notre pauvreté ? Nous avons déjà trop de bouches à nourrir, et trop peu de bras pour travailler.

-Ah, mon père ! s'écria Fritz, je vous en prie, laissez-moi ce petit drôle, j'en aurai bien soin; je lui donnerai toute ma part de lait de coco, jusqu'à ce que nous ayons nos

vaches et nos chèvres; peut-être que son instinct de singe nous aidera un jour à découvrir quelques bons fruits.

A la bonne heure, lui dis-je; tu t'es conduit, dans cet événement tragi - comique, comme un jeune homme brave et sensible, et je suis content de toi : il est juste que ton protégé t'appartienne : tout dépendra de la manière dont tu l'élèveras; nous verrons bientôt s'il peut nous aider par son intelligence, ou nous nuire par sa malice; dans ce dernier cas, il sera vite renvoyé.

D

Pendant que nous traitions, Fritz et moi, de l'adoption du petit singe, Turc se rassasiait de la chair de la mère : mon fils voulait empêcher le repas de cannibale; mais, outre qu'il eût été difficile de l'empêcher, nous étions nous-mêmes en danger avec cette immense bête affamée tout ce que nous lui avions donné auparavant était loin de pouvoir satisfaire son appétit vorace.

Cependant nous nous remimes en marche, laissant le dogue féroce avec sa proie; le petit orphelin se mit sur l'épaule de son protecteur, et je me chargeai du paquet de cannes. Nous avions à peine fait un quart de lieue, que Turc nous atteignit au galop, en léchant

de droite et de gauche son museau ensanglanté : nous le reçûmes de très-mauvaise humeur, et nous lui fîmes de grands reproches sur sa cruauté; mais sa haute puissance ne s'en embarrassa guère; il marcha tranquillement, et d'un air satisfait, derrière Fritz. Le petit singe, inquiété de ce redoutable voisinage, se retourna, et vint s'établir sur la poitrine de mon fils, qui en fut incommodé : alors son esprit inventif s'éveilla; il attacha Turc à une corde, puis il lui en passa une seconde autour du cou, mit le singe sur son dos, donna le bout de la seconde corde au drôle petit cavalier, qui la prit très-bien, et dit pathétiquement au dogue : « Puisque tu as assassiné la mère, c'est à toi à prendre soin de l'enfant.»> D'abord le chien se montra rétif; mais des menaces et des caresses de notre part le rendirent si souple qu'il consentit à porter son petit fardeau; et le singe, qui faisait aussi quelques difficultés, finit par s'y trouver trèsbien. Fritz menait le dogue en laisse pour qu'il ne s'écartât pas; on n'alla pas trop vite, et moi je m'amusais de l'idée que nous arriverions chez nous comme des conducteurs de bêtes rares; je jouissais d'avance des jubilations de nos petits cadets lorsqu'ils nous ver

raient arriver ainsi. « Ah! je vous en réponds, disait Fritz, frère Jack aura à présent un bon modèle pour des grimaces et des malices. -Prends modèle toi-même, mon fils, lui disje, sur ta bonne mère, pour être indulgent avec tes frères; tes réflexions sur leurs défauts, qui ne sont, grâce au ciel, nuisibles à personne, ne me font nul plaisir ; je les vois trèsbien sans que tu m'en avertisses; laisse-moi le soin de les corriger.

FRITZ. Jevoudrais pourtant bien aussi qu'on pût corriger Turc d'attaquer ainsi les bêtes en vie et de les déchirer à belles dents : c'était, je vous assure, un affreux spectacle, d'autant plus que les singes ressemblent si fort aux hommes, qu'il me semblait que c'en était un.

LE PÈRE. Il suffisait que ce fût une bête souffrante, pour ne pas aimer un tel spectacle; mais, dans notre situation, il serait dangereux d'accoutumer notre chien à ne pas attaquer et tuer, s'il le peut, les animaux qu'il ne connaît pas tu verras que bientôt il aimera ton petit singe comme un individu de la famille, et tu vois déjà qu'il le souffre sur lui; mais il est bon qu'il ne craigne pas de se mesurer avec les bêtes sauvages. Le ciel a fait présent du chien à l'homme pour sa garde et

pour sa défense, ainsi que du cheval; ce sont, pour ainsi dire, des auxiliaires contre le reste de la nature. Quelle bonté de Dieu n'aperçoit-on pas dans les dispositions de ces êtres utiles qui montrent un si grand penchant pour l'homme, et se laissent si facilement 'dompter et apprivoiser! A cheval, et entouré d'une troupe de vaillans chiens, l'homme ne doit craindre aucun animal sauvage, ni lion, ni hyène ; il pourrait même échapper à la rapacité du tigre.

FRITZ. C'est donc bien que bon nous ayons deux chiens si vaillans, si attachés à nous, et qui nous protégent! c'est seulement bien dommage que les chevaux qui étaient sur le vaisseau aient pérí dans le voyage, et qu'il ne nous reste qu'un âne.

LE PERE. Gardons-nous bien de le mépriser; je voudrais qu'il fût déjà sur terre; par bonheur il est de la grande race, et non de l'espèce commune; il peut fort bien nous servir comme un cheval, et peut-être encore qu'il s'éméliorera par les soins, la bonne nourriture et l'influence du climat. »

Avec de semblables conversations, sur des sujets qui nous intéressaient également, le

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