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sévérons dans notre vouloir; qu'est-ce qui mesure le temps pendant lequel nous persévérons? Pour mesurer un moment d'attention, il faudrait savoir combien d'actes simples la volonté eût pu produire pendant ce moment, et ceci échappe à la conscience.

Une expérience de tous les jours atteste la tendance de notre esprit à mesurer le temps par le nombre des actes accomplis. La succession de nos actes et de nos idées ne suffit donc pas à cette mesure; il faudrait compter le nombre des actes successifs.

Le temps quel est-il? S'il était tout entier dans la volonté, il se trouverait soumis à mille vicissitudes, et la volonté venant à défaillir, il faudrait concevoir que le temps cesse d'exister. Si la volonté constituait le moi, le temps serait la volonté conçue comme le moi permanent et invariable. Mais il n'est pas vrai que la volonté constitue le moi permanent et invariable : à la base de la force volontaire nous trouvons un support conçu à travers tous les phénomènes transitoires de la conscience; ce support, c'est le moi substance que nous savons être objectivement au-delà du moi considéré comme cause actuelle. En vertu de cette connaissance, sur le théâtre de la conscience, le moi ne cesse de se montrer immuable et permanent à travers l'infinie variété des événements intérieurs. Il apparait comme le support de tous ces événements; c'est à lui qu'ils sont rapportés sans cesse, et c'est par la série des actes que la mémoire mesure la durée du moi permanent. Nous dirons que le temps est

connu par le rapport de la permanence du moi à la succession de ses actes, que le temps est le moi substance correspondant au développement varié du moi volonté.

Mais ce n'est pas encore là l'idée complète du temps. Quand la série de nos actes est interrompue, comme dans la léthargie ou dans le sommeil profond, on dirait qu'un seul instant s'est écoulé entre la défaillance et le réveil, et sur-le-champ l'esprit corrige cependant cette illusion. Il y a plus; on peut concevoir que le moi cesse d'exister sans qu'il entraîne la fin du temps. C'est que le toi n'est jamais séparé du moi, que le toi et le moi se sont offerts simultanément, et qu'ils prennent une part égale à toutes nos idées; c'est que le temps n'est pas déduit du seul moi personnel: le temps est aussi la permanence du toi correspondant à la succession de ses actes, succession d'événements extérieurs à nous. L'idée du temps est ainsi soustraite à toutes les vicissitudes individuelles. Nous voyons, ici, pourquoi la succession de nos propres actes et de nos idées n'est pas la vraie mesure du temps; cette succession qui est en nous est bien un des éléments de cette mesure, mais cet élément tout seul ne suffit pas, n'a pas toute notre confiance, parce que nous savons que cette succession doit s'accorder avec d'autres successions hors de nous. C'est pourquoi les hommes prennent une succession extérieure à eux tous pour leur servir de terme de comparaison.

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Dans tous les systèmes, la philosophie a dù poser

la question suivante: Comment passons-nous de notre durée à la durée extérieure, de la mesure du temps dans lequel nous sommes à la mesure du temps hors de nous? Et aucun système n'a résolu cette question. -Elle est inutile, ici, puisque le temps hors de nous se trouve donné avec le temps qui nous est propre. Le temps est une forme de l'existence.

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On dit que le temps a pour caractère d'être conçu comme infini. C'est une erreur. L'idée de l'infipi a ses conditions et ne se trouve pas dans toutes les intelligences. Les enfants et les peuples enfants ont besoin d'être initiés à cet égard; il est dans les conditions de l'esprit humain, abandonné à ses seules forces, de s'arrêter à une fin les hommes qui croyaient la terre supportée par une tortue ne demandaient pas qui supporte la tortue. Nous savons bien tout ce que l'on dit ici que la fin de l'humanité peut être conçue et non pas celle du temps; qu'en supposant tous les êtres anéantis, nous voyons le temps au-delà de cette destruction et prêt à dévorer de nouvelles générations. Mais, ici, l'on efface une distinction fondamentale, celle du temps d'avec l'éternité; distinction si bien marquée chez les philosophes chrétiens, dont les méditations se tournaient sans cesse de ce côté. L'idée du temps infini n'est pas autre que celle de l'éternité, et nous dirons plus tard quelle filiation existe entre ces deux idées; filiation invisible à la science actuelle. Pour un grand nombre, l'idée de l'éternité n'existe pas: de là les systèmes les plus opposés. Tandis que

les uns ne veulent accepter dans le temps que son caractère d'infinité, les autres répudient l'infini comme un fantôme que l'imagination invente.

Nous pouvons répondre, dès ce moment, à la question de Pascal sur la permanence de l'intelligence humaine, permanence qui sanctionne tous les progrès: ici, notre foi vient de ce que l'idée des temps passés implique la permanence du toi, du moi humain, toujours identique à lui-même, à travers les siècles.

VII.

De même que le temps est donné par l'idée de la substance correspondante à la variété des phénomènes, l'espace est donné par l'idée de la substance correspondante à la diversité des êtres. D'une part la substance correspondante à la pluralité de ses modes; de l'autre, à la pluralité des êtres.

Si nous arrivions à l'idée de l'espace par la perception sensible, l'espace ne serait que l'étendue des corps, ou, si l'on veut, l'image des corps persistante dans les lieux qu'ils occupaient tout à l'heure. L'espace n'offrirait jamais à l'esprit un milieu continu, s'il résultait des images ou des formes sensibles. S'il est vrai que l'on ne puisse concevoir un corps sans le placer dans un lieu, c'est que l'idée de lieu vient dès que l'esprit considère plusieurs objets, dès que l'esprit

change son attention et produit un acte qui lui fait dire ici, là. Mais les deux objets conçus et distingués les premiers ne sont point des corps; ce n'est donc pas par l'idée des corps qu'on arrive à l'idée du lieu. -La substance moi et la substance toi sont les deux premiers objets que nous distinguions; elles sont conçues chacune avec son unité, chacune à part. Conçues à part et néanmoins soustraites à l'imagination, l'idée de lieu qui les accompagne n'est plus une image définie: cette idée de lieu implique celle d'un milieu indéfini, continu.-Telle est l'idée de l'espace; l'espace n'est pas seulement l'univers, mais le milieu de l'univers; non pas seulement le milieu des corps, mais le milieu de tous les êtres : il est le milieu des âmes avant d'être celui des corps. L'espace n'est pas la simple condition subjective de la perception extérieure; il est la connaissance simultanée du moi et du toi, de leur indépendance et de leur identité. L'idée de l'espace nous vient de ce que le moi et le toi substances pour être connus sont connus à part. L'espace nous est donné par le rapport du moi substance à la pluralité des êtres.

L'espace se trouve ainsi soustrait aux limites de l'imagination et des sens; mais ce n'est pas encore là l'idée complète de l'espace. Puisque la conscience attribue un commencement à la substance moi, nous pouvons concevoir que cette substance n'a jamais existé, nous pouvons concevoir le néant des substances créées; et néanmoins l'espace se montre toujours

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