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êtres se prêtent tous secours, se développent l'un par l'autre, sans qu'ils cessent pour cela de conserver leur essence distincte et leur caractère propre ?

III.

Il faudrait au moins que l'observation solitaire pût saisir tous les phénomènes intérieurs, et il n'en est pas ainsi à beaucoup près. Locke a dit, avec raison, que l'entendement, comme l'œil, pendant qu'il voit et perçoit toutes les autres choses, ne se voit pas lui-même, et qu'il faut de l'art et de la peine pour le placer à juste distance et en faire l'objet de notre attention. Pour nous observer nous-mêmes, nous avons besoin de vaincre nos habitudes; les objets des sens nous absorbent. Quoique l'esprit ait la conscience de ses opérations, il ne s'en occupe point; il est livré aux choses extérieures que ces opérations ont pour objet. Quelquefois même l'entrainement au dehors est irrésistible: l'attention d'un homme passionné appartient tout entière à la chose qui l'excite, et nullement à la passion elle-même. On peut dire à cela que l'observation intérieure est un art difficile, il est vrai, mais non pas impossible, et qu'il suffit d'y apporter une application soutenue. Mais il est un fait capital qui met cet art tout à fait en défaut lorsque l'âme humaine : est agitée par une passion, non seulement elle est en

traînée au dehors, mais si nous voulons détourner notre attention de l'objet pour la porter sur la passion, celle-ci s'évanouit et échappe à l'examen; en présence de l'attention, l'état passionné de notre âme s'efface. L'enthousiasme, la sympathie, la tendresse, l'amour peuvent-ils exister sous le regard de l'intelligence? l'artiste, le poëte, s'il observait l'enthousiasme qui l'anime, tuerait l'élan créateur de son génie, et deviendrait froid comme marbre; la femme mère, qui dans sa vive sympathie confond son âme avec celle de son enfant, si elle voulait s'étudier, tarirait aussitôt cette source d'amour qui l'entraîne. Or, au milieu de ces élans de foi, d'enthousiasme, de sympathie, de tendresse ou d'amour, il est des moments suprêmes; il se produit alors des actes dont le passage est plus rapide que le fluide électrique; chez le poëte, c'est l'acte décisif de l'invention; chez la tendre mère avec son enfant, c'est autre chose qui est inconnu. - La nature, dans ces moments suprêmes, a mesuré la durée et la conscience de l'acte en raison inverse de son énergie, comme si elle avait craint de révéler à l'homme toute sa puissance!

Ces phénomènes se développent surtout dans nos rapports avec les autres hommes; c'est principalement au milieu de la vie sociale que se produisent ces actes insaisissables de foi, d'enthousiasme, de sympa thie. Il peut donc exister entre nous et les autres hommes des rapports psychologiques invisibles à l'observation solitaire, et dont le rôle restera. effacé

si l'on persiste à croire que l'intelligence humaine relève d'elle seule. Or, sait-on jusqu'où ces rapports peuvent s'étendre?

IV.

Supposons, un instant, qu'entre l'homme enfant et les autres hommes, des rapports psychologiques existent, en vertu desquels il parvient aux premières connaissances par le secours d'une initiation inté– rieure qui franchit les organes; supposons, de plus, que ce phénomène s'accomplisse sous l'influence de la sympathie et de l'amour : ici, l'observation solitaire arrivera toujours trop tard; et si par hasard notre hypothèse est l'expression d'un fait, nous voyons pourquoi la psychologie n'avance pas. Or, on ne saurait nier, à priori, que de tels rapports puissent exister entre les intelligences; l'initiation intérieure et indépendante des organes des sens, n'a rien d'impossible; cette hypothèse peut donc éclairer de toutes parts l'histoire de la pensée.

Ce que nous disons sous une forme vague et dubitative, revêtira plus tard tous les caractères d'un principe incontestable. Ici, nous voulons simplement fixer l'attention sur une hypothèse qui revienne à la mémoire dans la discussion qui va suivre, et qui se pose par son simple énoncé comme aussi légitime qu'une autre. Jusqu'à ce jour, la science de Fes

-

prit humain fut particulière et individuelle; elle doit essayer d'élargir son point de vue, et donner à sa méthode une tendance plus générale. Au lieu de subir, à l'entrée de la science, le joug d'un dogme stérile et arbitraire; au lieu de croire que l'homme est tout entier dans chaque individu de l'espèce, et forme, dans son individualité, une unité intellectuelle, il serait temps de s'élever à cette croyance que l'homme est avant tout un être social, et que là se trouve la raison de tous les développements de son intelligence. Il serait temps de dire, avec un auteur éminent, dont les pressentiments offrent souvent de grandes vérités : « L'homme n'étant pas un individu isolé et solitaire « et devant vivre au sein de la société, il en résulté « que sa puissance et ses développements possibles « sont dans la société ; il en résulte encore que la so« ciété est souvent un supplément à l'imperfection « de ses organes; il en résulte enfin que la plupart « des instincts mêmes de l'homme, s'il est permis de s'exprimer ainsi, sont placés hors de lui, se trou« vent dans la société....* ».

«

V.

Ce qui précède nous invite à définir quelques mots, afin d'être plus à même de réfléchir mûrement à la question.

* M, Ballanche.

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le

Les mots sentiment intérieur, sens interne, sens intime sont en usage depuis longtemps en philosophie, surtout le dernier. - Lorsque j'énonce que sentiment intérieur m'avertit de ce qui se passe en moi, est-ce pour dire uniquement que j'en suis averti par la sensibilité ? Lorsque j'ai le sentiment de ma force, de ma force libre et volontaire, serait-ce seulement que je sois affecté par l'exercice de ma force? L'exercice de ma force peut bien me donner un sentiment musculaire, mais je n'entends pas cela seul quand je parle du sentiment de ma force je veux dire avant tout, qu'en rentrant en moi-même et observant ce qui se passe en moi, je connais ma force; je veux dire avant tout, que j'agis avec conscience cum scientiâ, que j'ai la connaissance, la conscience de ma force. Le mot conscience est ici très propre, et, dans le langage actuel de la psychologie, veut dire connaissance intime de ce qui est en moi.

La conscience psychologique est la faculté de connaître élémentaire et primitive. C'est par elle que nous disons quelquefois je sens que je sens. Il est bien évident que les deux je sens accolés l'un à l'autre, n'ont pas la même signification, le second exprimant la modification simple du plaisir ou de la douleur, tandis que le premier atteste que ce fait intérieur ne se passe pas en moi sans moi. Au lieu de dire: je sens que je sens, si nous voulions nous exprimer en termes de la science, nous dirions : j'ai le sentiment intérieur, j'ai la conscience. Le mot sentiment intérieur expri

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