Images de page
PDF
ePub

primitives, dut donc se confondre avec le principe des sociétés humaines, lequel est l'idée de Dieu fécondée par la puissance souveraine de la foule. Arrêtons-nous à ceci, car les conséquences de ceci sont importantes.

Quelle est l'histoire du langage? Question immense qui n'a jamais été résolue et dont la solution retrouverait les richesses conquises par l'esprit humain dans tous les temps et dans tous les lieux. Mais dans cette question il est quelque chose de plus sérieux que le rôle fort douteux et fort arbitraire de l'onomatopée, de plus sérieux que tous les éléments de science ou de poésie qui forment le premier gisement des langues humaines; c'est la définition historique du premier mot. L'on se méprend étrangement quand on considère le langage comme une simple façon de faire des signes. Il est très vrai que les mots représentent les idées, mais il est faux que le mot ne soit qu'un signe ; aussi prétendre que le langage commença par des gestes, c'est énoncer la plus pauvre des hypothèses. Autre chose est un signe, autre chose une idée revêtue d'un mot, incarnée dans un mot; donner à une idée son nom, ce n'est pas simplement proposer un signe, car il faut que l'émission du nom soit accompagnée de la certitude que ce nom est le nom véritable. Les noms primitifs sont vrais, vera antiqua nomina, dit Tacite. Or, que faut-il à un nom pour qu'il possède ce caractère de vérité dans la conscience des hommes? Serait-ce qu'il est une convention? Non sans doute;

car alors, comme l'a dit J.-J. Rousseau, la parole deviendrait nécessaire pour inventer la parole. Qu'estce done? que le nom est pensée dans le sens commun, simultanément pensé dans la foule, avant d'être spontanément émis comme son.

La création d'un nom est donc un phénomène d'initiation réciproque, de sympathie, un acte du moi social determiné par les circonstances de temps et de lieux, circonstances intimes et extérieures ; elle est un acte de souveraineté populaire dans lequel chaque individualité prend une résolution grave pour la liberté, car la liberté fait alors abdication d'une partie de sa personnalité pour conclure un contrat entre le sens intime et le sens commun. Le premier mot prononcé par les hommes exprima ce contrat, et rendit sensible le moi social; ce premier mot fut le nom de Dieu.

« Oui, dit un auteur ingénieux, Dieu est le pre« mier de tous les mots ou la grammaire est fausse.»> Ajoutons que sans ce mot la grammaire n'eût jamais existé. Nous venons de donner une raison pour laquelle le nom est véritable; mais il en est encore une autre. L'esprit humain voit dans les noms des types absolus de même que dans les idées, et c'est pourquoi les grammairiens philosophes recherchent des racines primitives à travers le variable des langues dérivées. Ce caractère d'absolue vérité, se perpétue dans les consciences par l'initiation maternelle, et sans lui la tradition des langages serait impossible. Ce caractère, où

la conscience humaine pourrait-elle le puiser, si ce n'est à la même source que le caractère des idées absolues, si ce n'est dans Dieu ? Pour que le nom de Dieu parût dans les consciences comme le nom véritable de l'Étre suprême, il fallut chez les hommes la conviction intime que ce nom recevait l'assentiment de Dieu même; il fallut la conviction que Dieu participait au moi social devenu sensible dans son nom; et c'est ainsi que la parole n'est pas seulement le signe de la société des hommes entre eux, mais encore de la société des hommes avec Dieu.

Dès que l'humanité posséda le nom de Dieu, tous les autres noms furent créés à l'instar de ce nom vivant et véritable, auquel ils empruntèrent leur caractère de vérité.

Telle est l'origine de cette puissance merveilleuse de la parole, de cette autorité qui se manifeste dans certaines formes sacramentelles, dans les façons de parler vulgaires qui traduisent les mœurs, qui disent le droit et le devoir.

Concluons que la création du langage étant un acte de la souveraineté populaire, un acte du moi social en face de Dieu, l'autorité des langues est toute démocratique en même temps que religieuse; et nous comprendrons alors que pour puiser des lois fortes dans les mœurs nationales, il s'agit bien moins de faire parler les hommes érudits, souvent excentriques au moi social, que de faire parler le peuple, et d'ob

tenir radicalement l'expression du sens commun. La parole du peuple, c'est la nation et la loi*.

Lorsque l'usage d'une langue se répand, c'est une preuve que les idées de la nation font des conquêtes. Remarquons, ici, que toute nation fondée sur les bases naturelles, c'est-à-dire sur une foi commune et sur la souveraineté populaire, tend sans elle à propager ses idées au dehors. Alors en effet, le moi social possède toute son énergie; la même force sympathique qui le constitue et le développe à l'intérieur, tend à le porter au dehors. Voilà pourquoi, dans la vie des nations, l'une d'elles marche toujours à la tête de toutes les autres. La projection des idées d'un peuple dominateur aux autres peuples, est une loi de l'humanité.

IV.

L'histoire du moi social offre des révolutions soudaines que les contemporains attribuent toujours à Dieu, et qui, pareilles aux cataclysmes qui changent

*Lorsque M. de Lamennais plaçait le critérium des vérités sociales dans le témoignage par la parole, il était sur la grande route de la souveraineté du peuple; l'on peut même dire que, malgré l'auteur, les plus belles pages de M. de Bonald et de M. de Maistre suent la démocratie. On paraît, aujourd'hui, vouloir distinguer souveraineté du peuple de souveraineté nationale. Cette distinction qui pourrait égarer les hommes faibles, doit être surveillée par ceux qui ont à cœur les intérêts du peuple : cette distinction est une des plus mauvaises paroles sorties de la bouche des hommes. La foi en le peuple, telle doit être la devise de notre époque.

la face du globe, renouvellent la tradition de fond en comble. Essayons maintenant de regarder dans ce profond mystère. Nous savons quel est le pouvoir, quel est le principe de l'état public, quelle est, dans le contrat formulé par la parole démocratique, la source des droits et des devoirs, la source des nationalités et des lois; prolongeons notre regard sur le grand théâtre de la souveraineté populaire, et nous verrons qu'elle n'est pas appelée seulement à constituer les nations, mais à constituer l'humanité.

Par cela seul que l'intelligence est multiple dans l'accomplissement de ses lois, par cela seul qu'il est des degrés divers dans l'initiation maternelle, l'élé ment moral est sans cesse en péril. Il peut arriver aux hommes de vider leur cœur, de briser les liens de famille, de descendre à une existence purement animale. Alors les hommes ne se réunissent que pour combattre. De là ces guerres primitives dont parle Vico, et dans lesquelles les pères de famille restèrent vainqueurs, par la puissance persévérante du moi social qui puise ses forces dans la famille; de là l'esclavage qui s'introduisit dans la famille elle-même et finit par corrompre toute la tradition. Il serait facile de montrer dans les faits élémentaires de l'initiation et en interrogeant les monuments historiques, la cause suffisante de tous les malheurs de l'humanité, des luttes perpétuelles entre le bien et le mal, entre l'esprit et la chair. Nous avions eu d'abord l'intention de tracer une histoire rapide de ces luttes: il nous suffit d'en

« PrécédentContinuer »