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par l'initiation intérieure le développement de la force. La force et l'amour ne se développent jamais qu'en vue de deux substances; pour aimer en elle-même, l'âme a besoin d'aimer hors d'elle; pour développer sa force, l'âme a besoin de l'exercer hors d'elle; aussi le moi et le toi se posent-ils solidairement au fond de la conscience. Une monade seule dans l'univers serait dépourvue de vie : elle n'aime que pour être aimée; elle n'exerce une action que pour une réaction; et c'est là seulement qu'est le nœud de l'activité et de la passivité.

Tout ceci est puisé dans l'observation intérieure, et de plus dans une observation qui pose à la fois le moi et le toi. C'est bien là ce que nous voulons. Pour nous, la conscience, mais la vraie conscience qui ne s'isole pas, est le lieu de l'absolu; c'est elle qui renferme les éléments de l'ontologie et de la psychologie; c'est elle qui nous donne, par l'amour, le véritable lien entre l'élément ontologique et l'élément dynamique, entre la substance et la force; car qu'est-ce qui peut être aimé, si ce n'est la substance une et permanente; qu'est-ce qui appelle la force si ce n'est l'amour initiateur?

Nous ignorons ce qu'est la substance en elle-même, mais nous savons qu'elle est, qu'elle est une et permanente; nous ignorons ce qu'est la force en elle-même, mais nous savons qu'elle est et qu'elle engendre le mouvement; nous ignorons ce qu'est l'amour en luimême, mais nous savons qu'il est l'initiateur de la

force, en assimilant au moi ce qui est déjà développé dans le toi.

VIII.

Revenons sur nos pas: Leibnitz, avons-nous dit, pose ce grand principe : tout agrégat de monades se trouve en rapport avec une monade qui le gouverne, le régit et à laquelle les autres sont subordonnées. Mais ce principe est en contradiction avec la définition de la monade considérée comme force solitaire. Pour Leibnitz, toute organisation n'est qu'un agrégat de monades entre lesquelles existe une certaine correspondance dans les perceptions; cette correspondance, cet accord constitue l'harmonie, sans que le développement de chaque partie du système cesse d'être soustrait à l'influence des autres parties. L'état intérieur de chaque monade serait le même alors qu'elle n'entrerait point dans le système. Mais alors qu'entend-on par cette âme dominante qui régit? On n'en voit pas la nécessité, pas même l'utilité; on ne comprend pas ce que signifie cette domination, à moins de recourir à ce mot de la lettre à Hanschius : « Ce qui dans les esprits est providence est destin dans les corps. » Ce qui voudrait dire que, d'après la loi d'harmonie préétablie, les monades associées dans le corps sont celles dont l'accord préexistant est tel qu'elles subiront fata

lement, et à point nommé, les modifications que l'âme éprouve volontairement et dans le libre exercice de son activité. Mais c'est détruire la liberté non seulement des monades corporelles, mais encore de l'âme dite dominante.

Par l'amour initiateur qui assimile au moi ce qui est dans le toi, tout s'explique, tout s'éclaircit. Alors les monades du système ne cessent pas de conserver leur activité propre, leur force sui juris ; et l'âme les domine, les meut comme l'objet aimé. Les monades corporelles s'assimilent chacune suivant son rôle ce qui est dans l'âme; en vertu de l'amour initiateur qui met en communion toutes les consciences du systême, chaque monade subordonnée réfléchit à son point de vue les perceptions de la monade dominante, et l'harmonie générale existe. On comprend alors comment il arrive, en vertu de cette réciprocité sans laquelle il n'y a pas d'amour, que l'âme et le corps soient intimement liés et forment une unité, qu'il ne se passe rien dans le corps sans que les modifications de l'âme n'y répondent, et rien dans l'âme sans qu'une modification du corps n'y réponde également.

Alors on comprend non seulement l'union de l'âme et du corps dans l'homme, mais encore cet axiome de Leibnitz qui impose une dominante à toute organisation; car toute organisation suppose unité. Cette unité ne consiste pas dans une certaine ressemblance entre les états actuels des monades associées, mais bien dans le concours vers un but commun, vers une même fin.

Cette même fin doit être résumée quelque part, de telle façon que chacune des parties puisse la réfléchir selon le rôle qui convient à sa nature; cette même fin doit être résumée dans une monade dominante. Toute organisation résulte ainsi de l'amour d'un certain nombre de monades pour une dominante qui fait participer, à divers degrés, chacune d'elles à l'état actuel de ses perceptions.

La négation de l'influence exercée par l'âme, comme par toute autre monade, hors d'elle-même est la plus opposée à ce qui donne un vrai sens au mot harmonie. Aussi vit-on les plus fidèles disciples du grand maître, après avoir tenté vainement d'étayer ce côté faible du système, finir par l'abandonner. Wolf luimême fut obligé d'attribuer aux êtres simples une sorte d'influence physique réciproque; mais une telle modification apportée à la doctrine devait l'altérer dans son essence. - La prétention d'arranger ou d'interpréter ainsi la théorie de Leibnitz s'est reproduite dans ces derniers temps en France*.

IX.

L'état actuel d'une monade dépend de celui des monades qui lui sont immédiatement associées. Cette as

• Maine de Biran, préface de l'éditeur.

sociation, cette correspondance continue d'un point quelconque de l'univers jusqu'à ses extrémités; en sorte, dit Leibnitz, que chaque monade est un miroir vivant, un miroir représentatif de l'univers, selon son point de vue, et aussi réglé que l'univers même.

Le rôle de chaque monade dépend de celui du système auquel elle est immédiatement associée; c'est là ce qui constitue l'harmonie. Le rôle de tout être est donc partie intégrante de l'harmonie universelle; en sorte que l'harmonie universelle est préétablie à l'harmonie de chaque être. C'est en ce sens que l'homme est une harmonie préétablie entre son âme et son corps, entre son corps et tous les corps, entre son âme et toutes les âmes.

Mais dans la théorie de Leibnitz, la connexité intime des parties de l'univers est idéale et non réelle ; l'harmonie est tout au plus dans la forme et pour ainsi dire architecturale. En tant qu'elles existent indépendamment les unes des autres, en tant qu'elles n'exercent aucune réciprocité d'influence, les monades n'ont entre elles aucun lien. Les choses se passent absolument comme si le lien s'y trouvait; mais c'est uniquement parce que Dieu, architecte de l'harmonie, coordonna chaque monade par rapport à l'univers. Le monde n'est ainsi qu'un grand édifice et non pas une association vivante; et si les variations et les changements dans les parties ne troublent pas l'harmonie générale; c'est uniquement encore parce que Dieu, considérant la totalité des événements qui surviendraient dans les

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