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c'est-à-dire comme si le monde extérieur, comme si les impressions organiques n'existaient pas, le mode passif sera conçu comme le résultat d'une autre action interne, d'une autre action du moi sur lui-même; en sorte que les mots je sens que je sens exprimeront l'achoppement entre les deux activités en sens contraire du moi. Les deux je qui paraissent dans la proposition, représenteront alors l'identité d'essence et le lien d'unité entre l'actif et le passif; l'un et l'autre je étant moi, cette identité donnerait la formule de Fichte: moi est moi; et si l'on appelle le passif non-moi, l'on établirait cette autre formule : le moi n'est pas le non-moi; car, bien qu'il y ait identité entre le moi et le non-moi, en tant que non-moi celui-ci se manifeste d'une autre façon, agit dans une autre direction que le moi proprement dit.

C'est là le système de Fichte traduit en terme psychologique. Ceux qui l'adoptent, s'emprisonnent à jamais dans le moi solitaire, le monde extérieur n'existe pas pour eux; car Fichte a beau parler du sentiment du devoir comme consubstantiel au moi, et du devoir comme impliquant la croyance au monde extérieur, il ne fait là qu'un argument. Cet argument est tout à fait en dehors de l'histoire de la pensée, par la raison très simple qu'un enfant, sans posséder le sentiment du devoir, croit parfaitement à la réalité du sein maternel.

Mais non; ce non-moi dont parle Fichte ne diffère pas du moi, par cela seul qu'il agit dans une direc

tion inverse au sein de la conscience; il en diffère surtout parce qu'il est variable et transitoire; tandis que le moi est invariable et permanent. Or, l'observation intérieure atteste que le moi prend possession de lui-même d'une façon absolue, indépendante des modes transitoires de son existence; que le moi ne se reconnaît comme une personne, qu'en se posant en face d'un autre moi identique à lui, invariable et permanent comme lui. Cette opposition entre deux êtres identiques et permanents constitue la personnalité au sein de la conscience.

Donc, sans le toi point de moi. Ces deux termes doivent se présenter simultanément à notre esprit, et pour cette raison il est également impossible à l'homme de ne pas croire au toi que de ne pas croire au moi; la notion de l'un se confond avec la notion de l'autre, la croyance à l'un se confond avec la croyance à l'autre. L'homme connaît le moi et y croit, parce qu'il connait le non-moi et y croit; et réciproquement. Mais ce n'est pas là tout en même temps que nous trouvons, dans notre conscience, le dualisme infrangible des deux notions sum, es, nous n'y trouvons pas seulement ces deux termes en compagnie; nous les trouvons sans cesse en travail l'un sur l'autre, sans cesse unis par des rapports de causalité. Ce n'est même que par la causalité réciproque des deux termes, que l'on comprend bien la raison de ce dualisme; le moi n'a besoin de se connaître que pour ses rapports de causalité avec le toi, et si ces rapports ne devaient

pas exister, il ne serait pas nécessaire que le moi s'éveillât. Ce n'est pas qu'entre le moi et le toi nous apercevions seulement la cause moi; car nous attribuons la même causalité au toi qu'au moi : de même que la notion du moi contient celle de ma force, notion que j'ai du toi contient celle de sa force.

la

Il ne suffirait donc pas de dire que le sentiment du moi est le fond de l'existence humaine le premier fait de conscience est de pouvoir connaître le moi et le toi, le moi et le toi sans cesse en action l'un sur l'autre il y a là une notion trinaire qui est à la base de toutes nos pensées. Que chacun rentre en soi et s'interroge; qu'il évite de confondre les arguments abstraits de l'idéologie qui toujours fait violence à la nature, avec les indications précises du sentiment intérieur; qu'il adresse ses questions à la conscience de l'enfant et à celle du vieillard, à la conscience du savant et à celle de l'ignorant; il obtiendra toujours la même réponse. -Le gissement de cette notion trinaire, au fond de la conscience, est une loi de l'intelligence humaine.

XII.

Cette notion trinaire, comment nous vient-elle? Nous le dirons plus tard. Ici, nous voulons montrer seulement que les idées élémentaires du moi et du toi sont antérieures aux sensations, et qu'une sensa

tion n'est possible que par la préexistence de ces deux idées.

La psychologie ne s'est nettement dessinée comme science que du jour où elle a prouvé que la sensibilité est un pouvoir spécial de l'âme humaine. On avait beau distinguer les phénomènes de la conscience des phénomènes purement organiques, la physiologie tendait toujours à envahir le domaine de la psychologie. Ce n'a été qu'en séparant la sensibilité de la pensée, qu'on a montré dans l'intelligence quelque chose que la psychologie ne peut atteindre. Mais la sensibilité garde toujours son rôle d'initiatrice; toutes les écoles admettent encore que l'appareil des cinq organes est le vestibule inévitable des premières connaissances. Cette opinion que nous voulons combattre est commune à toutes les écoles, et Platon lui-même en fit usage dans sa sublime théorie de la réminiscence.

Les sensations ne laissent aucune trace, ou plutôt elles n'existent pas, si l'impression organique n'est aperçue, distinguée; le simple ébranlement de l'organe ne suffit pas. Absorbé par une méditation, vous passez près d'une fleur dont l'odeur vous est inconnue; cette odeur n'existera point pour vous quoique les molécules odorantes, sorties du calice et transportées par les oscillations de l'air, arrivent à votre odorat : c'est que tout entier à la méditation, vous ne prenez aucune part à l'état de votre organe. Une impression n'appelle pas nécessairement le regard intérieur; il faut que l'esprit réagisse sur elle et qu'il se dise moi.

Supposez un enfant qui en est encore à sa première impression, et que son organe soit irrité par de l'absinthe ainsi que nous l'avons déjà dit, il sera tout entier saveur d'absinthe, mais il n'en saura rien; s'il ne possède pas son moi, il ne réagira pas sur l'impression; il pâtira, sans savoir, d'une façon purement végétative. Que si deux impressions coïncident, il en sera de même il est parfaitement démontré que la sensibilité ne se partage point*, qu'elle n'admet pas d'affections multiples et que si plusieurs se présentent à la fois, elle les unit. Un sentiment n'admet point la présence simultanée d'un sentiment opposé; lorsque les sentiments ne semblent pas opposés c'est le plus énergique qui domine et absorbe ceux dont l'énergie est moindre; enfin lorsqu'ils paraissent se concilier, ils s'unissent tellement qu'ils n'en forment plus qu'un seul, comme pour éviter à la sensibilité un partage qui lui serait impossible. Ceci est le résultat d'une expérience que chacun a pu faire et qu'il peut répéter quand il veut. Or, si de deux impressions simultanées, il ne peut résulter deux impressions distinctes, de deux impressions simultanées résultera, chez l'enfant, un certain état de lui-même pareil à l'impression unique dont nous parlions tout à l'heure, dans lequel il ne démêlera rien et qu'il ne percevra pas. Certes, à un âge un peu avancé, il est rare que les organes

Dans l'excellent Essai sur la Sensibilité, par M. Paffe, professeur de phiJosophie.

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