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<< pas moins concluant dans le second cas que dans « le premier, comme il ne se présente pas moins na«<turellement, on peut présumer très légitimement « que les hommes, par le seul exercice de leur raison, « découvriraient l'existence de Dieu d'aussi bonne « heure et avec non moins de certitude que l'intelligence de leurs semblables, si c'était par le rai« sonnement que ce dernier fait leur est révélé.

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« Mais cette dernière découverte ne pouvait être ajournée à une époque si reculée; elle était indispensable, pour nous disposer à recevoir les leçons <«< de l'instruction et de l'exemple, sans lesquels il y « a tout lieu de croire que la faculté de raisonner ne « se développerait pas en nous. Elle devait donc pré« céder le raisonnement, être un premier principe.

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« Sans doute les jugements que portent les enfants sur la vie et l'intelligence des êtres qui les entourent « ne sont pas d'abord infaillibles; mais leurs erreurs, « par cela même qu'elles consistent à attribuer la vie « et l'intelligence aux choses inanimées, ne leur sont jamais préjudiciables, et bientôt elles sont corrigées « par l'expérience et le développement de la raison ; «< au lieu que, s'ils méconnaissaient l'intelligence « des êtres intelligents, ou s'ils la reconnaissaient « trop tard, l'acquisition du raisonnement leur serait impossible ou elle serait trop tardive de là vient << que l'auteur de notre être nous y a fait croire avant « la naissance de la raison. »>

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Nous sommes heureux de rencontrer, dans Thomas

Reid, ce passage si remarquable et si bien en harmonie avec les idées que nous voulons exposer. Mais pourquoi le chef de l'école écossaise s'arrêta-t-il en si beau chemin, dans une question qui devait éclairer de toutes parts l'histoire de l'intelligence? C'est qu'il était emprisonné dans le dogme de la psychologie solitaire; il sentait que la seule réponse qu'il saurait faire serait tout aussi propre à montrer qu'une marionnette est un être vivant. Après avoir dit que les premières croyances d'un enfant précèdent le raisonnement et ne sont pas liées aux objets des sens, il s'arrête... Il suffisait qu'il ajoutât un mot, un seul mot pour ouvrir peut-être à la philosophie sa véritable route! Ce mot est celui-ci : l'enfant arrive à ses premières croyances en vertu d'une initiation qui franchit les organes des sens.

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Bien qu'il nous tarde de commencer l'histoire de cette initiation, arrêtons-nous encore un moment ici. La seule preuve (et il ne s'agit pas de preuves) que nous puissions donner de l'intelligence de notre mère, c'est, dit-on, que ses paroles attestent en elle la même faculté que la conscience découvre en nous. Mais la parole...Qu'est-ce?-On a beaucoup écrit sur l'origine mystérieuse et fort peu sur la tradition du

langage, quoique ce phénomène si important s'accomplisse tous les jours autour de nous. On s'imagine que le travail de notre esprit dans l'étude d'une langue étrangère, reproduit ce travail primitif qui nous initie à la langue maternelle, tandis qu'entre l'un et l'autre il n'y a peut-être aucun rapport. Saint Augustin avait bien senti ceci, quand il disait : « .... ... d'un enfant à la « mainelle et qui ne parlait pas, j'étais devenu un « enfant un peu plus grand et qui commençait à parler. J'ai remarqué depuis par où j'ai appris à parler, et que ce n'a été par aucune méthode ni a par aucune leçon que des personnes plus avancées «en âge m'aient faite pour apprendre les mots comme «< on m'en fit bientôt pour apprendre à lire, mais par a la force naturelle de l'intelligence que vous avez « mise en moi, ô mon Dieu.... Il ne m'en avait rien « coûté pour apprendre ma langue maternelle; cela « s'était fait insensiblement, à mesure que j'étais capablede remarquer la signification des mots parmi « les caresses de ma nourrice et les souris de ceux qui s'amusaient à moi et prenaient plaisir à me <«< faire jouer. >>

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Cela se fait insensiblement parmi les caresses d'une mère et de ceux qui s'amusent au jeune enfant..... Ces simples paroles cachent une vérité profonde. Prenons les choses de plus loin. D'après les théories de Platon, il existe dans les opérations de la pensée une telle loi d'association, que les faits sensibles servent d'excitateur aux idées que nous avons naturellement

en nous dès notre naissance. Ces idées enveloppées dans les langes matériels du corps, y demeurent comme ensevelies jusqu'à ce qu'une occasion, qu'une impression des sens vienne les livrer à l'intelligence. Il y a de grands rapports entre cette théorie et celle d'une école moderne. Comme Platon, M. de Bonald suppose que les idées sont naturellement en nous, mais qu'elles y demeurent endormies et dans l'obscurité, jusqu'à ce qu'une impression organique, la parole, vienne les éveiller et les éclairer au règne de l'esprit. « Notre entendement, dit-il, est un lieu obscur « où nous n'apercevons aucune idée, pas même celle de notre intelligence, jusqu'à ce que la parole, pénétrant par les sens de l'ouïe et de la vue, porte « la lumière dans les ténèbres et appelle, pour ainsi dire, chaque idée qui répond, comme les étoiles « dans Job: Me voilà ! »

Mais comment une impression extérieure, la parole, peut-elle éveiller l'intelligence endormie dans les langes matériels du corps! Ces impressions n'ont par elles seules aucune force, aucune vertu; elles passent impunément à travers les organes tant que l'esprit ne possède aucune idée, et l'esprit ne les aperçoit pas davantage que dans le sommeil profond. On ne saurait trop le demander: lorsque s'opère le premier éveil de l'intelligence, est-ce le corps qui éveille l'esprit ou l'esprit qui éveille le corps? le mouvement se produit-il du dehors au dedans, ou bien du dedans au dehors?-Le flambeau qui pour la première fois nous éclaire, doit avoir pour

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s'introduire chez nous une autre porte que celle des organes. Qu'est la parole pour celui qui ne la comprend pas encore? Un son; un son qui varie suivant les climats, ići rauque ou grave, là perçant ou aigu. Et tandis que les mots peuvent être différents suivant que l'on parle grec ou latin, les idées ne sont ni grecques ni latines, mais toujours les mêmes, de quelque manière qu'on les exprime. Comment l'idée peut-elle donc s'unir au son? Lorsque vous prononcez un mot devant l'enfant, vous faites un bruit et avez une idée. Le bruit et l'idée sont unis dans votre intelligence; mais dans l'intelligence de l'enfant il y a un abime entre l'audition du bruit et l'incarnation de l'idée dans ce bruit. On ne voit pas que l'enfant puisse franchir par lui seul cet abime... Aussi saint Augustin disait-il dans sa langue énergique : admonere possumus per strepitum vocis nostræ, si non sit intus qui doceat, inanis fit strepitus noster.

Un mot n'est pas seulement un signe, seulement un son; il faut avant tout que l'émission d'un nom soit accompagnée de la conviction que ce nom est véritable. Cette conviction est un fait de conscience sans lequel le langage n'aurait aucune valeur, aucune autorité : l'initiation à ce fait de conscience constitue la tradition du langage. Dans la tradition du langage, il est une première appellation qui sert de type à toutes les autres; un enfant sait parler dès le moment qu'il sait nommer sa mère, et nous verrons plus tard comment l'invention des langues se résume tout entière dans le nom de Dieu.

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