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sont maîtrisés par plusieurs individus réunis contre eux, et qu'un plus grand nombre encore l'emporte sur ces derniers. Cette observation se renouvelant sans cesse, il en résultera enfin la conviction qu'on s'opposerait vainement au plus grand nombre, puisque la force se trouve de son côté. Et c'est ainsi que le nombre décidera de toute question dans la société. On voit surgir de la sorte une autorité, qui au lieu d'être une conséquence du droit individuel, n'en reconnaît pas même l'existence, et se base sur un autre principe, celui de la force inhérente à la majorité (1).

La majorité ne représente ainsi que le principe de la force, mais de la force dominante, de la force qui ne souffre pas d'opposition (2).

Cependant l'usage des biens communaux et les actions des membres de la société devant être régularisés d'une manière quelconque, la majorité fera

(1) Le passage suivant d'Elien (V. H. 1. XII. c. 38) que cite Pufendorf, montre jusqu'où mènent les conséquences, si la force est érigée en règle suprême de la société humaine, et qu'on puisse même en faire dépendre les rapports primitifs de la famille : « Si quis (de Saxis) puellam uxorem ducere cupit, pugnam cum ea suscipit, et și illa superior sit captivum abducit, atque imperium in eum tenet, sin inferior, regitur ab ipso. »

(2) Aussi tous les publicistes qui admettent le principe de l'omnipotence de la majorité, représentent-ils l'opposition à cette majorité comme une espèce de crime. Hobbes dit sèchement, que celui qui s'oppose à la majorité peut être massacré par elle. (Leviathan or the matter, form and power of a commonwealth ecclesiastical, and civil, Hobbes, p. 90.)

L.L.

connaître sa volonté à cet égard, et l'ordre se trouvera établi dans la république. La volonté de la majorité faisant ainsi la loi, sera d'autant plus libre dans ses mouvemens, qu'elle ne souffrira pas d'opposition. Mais plus cette majorité sera nombreuse, plus elle aura de peine à s'entendre sur des lois qui doivent embrasser toutes les actions des citoyens. Pour se tirer de cette difficulté, elle se verra amenée à en confier la rédaction à un petit nombre d'individus ou à un seul législateur.

Les lois ne pourront être la réalisation de l'idée de la justice. Car la justice n'étant autre chose qu'un développement ultérieur de l'idée du droit individuel, et la république pure rejetant celui-ci, la justice n'y trouve pas de place non plus.

Il ne resterait ainsi au législateur à adopter comme base générale de ses lois, que l'un des deux côtés de la justice pris dans leur abstraction,l'équité ou la justice matérielle. L'équité est la conséquence abstraite de l'égalité spirituelle des hommes. Mais le principe spirituel n'est pas susceptible d'appréciation matérielle, comme nous l'avons fait voir au chapitre II. Ce n'est donc que forcément que l'égalité spirituelle peut être prise pour base de la régularisation des rapports matériels qui existent dans la société. L'égalité spirituelle, prise comme égalité matérielle, amènera

comme conséquence nécessaire l'égal usage ou partage des biens, et l'égale participation à l'autorité suprême. Mais la généralité de ce principe se trouvera démentie par la réalité, puisque les hommes ne sont pas matériellement égaux.-L'autre côté abstrait de la justice, celui que nous avons nommé justice matérielle, se présenterait ainsi au législateur, s'il avait égard à l'inégalité matérielle des hommes, inégalité provenant de leur différence d'âge et de sexe, de développement corporel, etc.Mais s'il adoptait cette inégalité comme base de sa législation, au lieu d'un principe général, il n'aurait qu'une infinité de différences, qu'il serait de toute impossibilité d'apprécier avec exactitude.

Ainsi se confirme l'observation que nous avons déjà faite en examinant la nature de la justice, sur l'insuffisance de chacun des deux côtés dont elle se compose, à devenir isolément base générale des rapports sociaux.

Il s'ensuit que la législation de la république pure, étant privée de toute base générale, sera réduite au point de vue subjectif auquel le législateur se sera placé, et au plus ou moins de suite qu'il mettra à en développer les conséquences.

Les anciennes républiques de la Grèce nous of frent l'image d'une telle législation, où le point de vue subjectif prédomine entièrement. Mais aucune

d'elles n'a réalisé l'idée de la république abstraite dans sa pureté, puisqu'aucune d'elles n'a établi la communauté des biens dans toute sa rigueur.

La majorité de la république ayant adopté la combinaison imaginée par le législateur, ces lois seront valables pour tous les citoyens, et l'autorité qui en découlera représentera ainsi la volonté de la majorité. L'origine de cette autorité étant différente de celle qui provient du droit, nous la nommerons autorité légale par opposition à l'autorité légitime.

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L'autorité légale étant fondée sur la législation, qui elle-même n'est que l'expression de la volonté de la majorité, pourra devenir aussi exclusive, aussi arbitraire que l'autorité légitime portée à ses dernières conséquences. En sorte que l'effet extrême, dans l'un et l'autre cas, sera le même toute manifestation de la liberté individuelle sera étouffée. La législation de la république restreindra d'autant plus la liberté individuelle, qu'elle se rapprochera de la pureté de l'abstraction, car en s'écartant ainsi de la nature des choses, elle sera forcée de déterminer, jusque dans ses moindres détails, l'ordre subjectif et artificiel qu'elle y aura substitué.

De cette manière, les conséquences du droit abstrait ainsi que de la liberté abstraite, nous ont

amené au contraire de chacun des deux principes. Le droit est arrivé par la réaction à sa propre destruction, et nous voyons également la liberté aboutir à son propre esclavage. Il s'ensuit que ces deux manifestations de la nature humaine, prises dans leur abstraction, se terminent, chacune, par la contradiction logique pure.

Et de même que nous avons fait observer, que l'autorité arbitraire, ou absolue comme on la nomme, ne pouvait exister en réalité dans toute sa rigidité logique, la liberté ne se retrouve nulle part non plus, en réalité, dans sa pureté abstraite.

Nulle part les hommes ne sauraient remplir la condition nécessaire de la république pure, celle de surmonter les tendances égoïstes ou matérielles de leur nature, au point de devenir indifférens sur la manière dont ces besoins se trouvent satisfaits. Ils ne sauraient rester désintéressés relativement au produit de leur travail, ni comprimer leur disposition à l'approprier de préférence à leurs propres besoins : c'est pourquoi toute législation, même la plus démocratique, admet le droit individuel, du moins jusqu'à une certaine étendue.

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De cette manière, le droit, que nous avons considéré précédemment comme la source de l'autorité, devient, à son tour, un produit de l'autorité, qui représente la volonté de la majorité.

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