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En suivant le droit personnel jusqu'à ses dernières conséquences, au chapitre vi, nous avons dû nous convaincre que, de cette manière, on fait abstraction d'un des côtés essentiels de la nature humaine, de celui qui se nomme la liberté. Nous avons été forcé alors de remonter à la source du droit, le principe spirituel, afin de trouver dans cette cause première de toute manifestation humaine l'origine de cet autre élément social. C'est ainsi qu'on a vu s'élever un nouveau système formant l'exacte contre-partie du premier. Pour que l'apparence d'inégalité qu'avait prise le principe spirituel fût ramenée à une égalité apparente représentant son égale valeur spirituelle, la cause de cette inégalité, le droit réel, a dû être détruit. Mais les hommes ayant toujours les mêmes besoins, ne pourront se passer des objets nécessaires à leur existence; seulement, au lieu de les occuper individuellement, ils ne les occuperont plus qu'en commun. Cependant, quand même le principe spirituel des hommes s'identifiant en une seule volonté, exercerait en toute liberté sa domination sur la matière ou les objets qui appartiennent à la société, il rencontrerait des bornes dans les limites. extérieures de la société elle-même. Et c'est ainsi que nous y retrouverions l'idée du droit; toutefois, au lieu de droits individuels, nous aurions un

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droit général dont le principe spirituel se composerait de toutes les volontés de la société réunies en une seule, et dont le principe matériel consisterait dans l'ensemble de tous les objets appartenant à la société. Mais, dans l'état patriarcal, nous avons aussi vu un droit général se développer du droit individuel, puisque toutes les volontés y sont soumises à une seule, et que cette volonté s'étend également à toute propriété de l'État. En sorte que deux genres de droit général se trouveraient en présence, comme expressions extrêmes des deux côtés de la nature humaine.

Cependant chaque extrême, pris dans son isolement, est également contraire à la nature humaine, puisque également il y est fait abstraction de l'individualité de l'homme, tandis que celui-ci néanmoins n'existe que comme individu en réalité. C'est pourquoi ces extrêmes se rapprochent, d'abord d'une manière partielle, ensuite d'une manière générale, comme on l'a vu au chapitre v.

Mais cette réconciliation des deux systèmes, qui représentent, l'un l'élément de l'autorité, l'autre celui de la liberté, ne peut s'accomplir d'une manière durable que si chacun des deux trouve une sphère où il puisse maintenir sa prépondérance. Le droit réel présente une sphère pareille à l'élément de la liberté, puisque l'égalité essentielle du

principe spirituel peut y être constamment maintenue, au milieu de toutes les modifications que produit l'inégalité matérielle du droit. A cet effet, il s'agit de respecter seulement, d'une manière égale, le droit de tout individu. L'élément de l'autorité, par contre, peut établir sa prépondérance dans la sphère qui comprend les différentes fonctions générales de la société, où l'individualité reste subordonnée à la totalité. Dès-lors les deux élémens sociaux trouvent une combinaison où ils peuvent se comporter mutuellement.

Au chapitre VIII, nous avons montré que la scission des principes sociaux existe nécessairement d'une manière plus ou moins sensible dans toute forme sociale, puisque l'équilibre de deux principes opposés et vivaces ne peut avoir lieu que momentanément; mais que cette scission est tempérée par un nouveau milieu ou élément social, celui du sentiment.

Les formes sociales étant le produit de l'antagonisme des deux principes de la liberté et de l'autorité, chacun des deux, pris dans son isolement, a servi de base à une science politique. L'opposition de cette double science remonte à l'époque, où l'homme a commencé à se rendre compte de la nature des rapports sociaux. Les écrits de Platon et d'Aristote révèlent déjà cet antagonisme de la ré

flexion. Platon représente la tendance de liberté qui prédominait chez les Grecs. La volonté du peuple y étant considérée comme source unique de tout ordre social, les poètes et les philosophes rêvaient l'idéal de la république qui tôt ou tard

pouvait être réalisé. Mais Aristote cherchait une base objective des rapports sociaux, et espérait la trouver en suivant avec attention la formation naturelle. A Rome, le droit s'était développé dans un sens matériel, mais sévèrement logique; c'est pourquoi il s'y est maintenu toujours dans une certaine indépendance de la loi, tandis qu'en Grèce le droit s'est trouvé entièrement soumis et assimilé à la loi (1). C'est ainsi que les lois agraires mêmes étaient différentes à Rome et en Grèce; car les lois agraires romaines ne se rapportaient pas aux anciennes propriétés des patriciens, mais seulement aux nouvelles conquêtes qu'ils voulaient s'attribuer exclusivement. (Voy. Vollgraff. Die Systeme der praktischen Politik, etc., T. II, p. 222.)

Au moyen âge les deux systèmes politiques se trouvaient pacifiquement réunis, ou plutôt confondus, parce qu'on n'avait pas acquis encore la

(1) « Die Griechen hatten nur Nomos und seine Derivaten während die Römer, wenn sie nicht wie Cicero so oft that, ein griechisches Original vor sich haben, nic Lex und Jus verwechseln. » (Lehrbuch des Naturrechts, etc., v. prof. Hugo. S. 12.)

les

conscience de leur opposition. C'est ainsi que écrits de saint Augustin ou de Thomas d'Aquin, malgré la haute intelligence de ces deux écrivains, font preuve d'une confusion de principes politiques, dont le publiciste le plus médiocre serait incapable de nos jours (1).

Les ouvrages de Hugo Grotius et de Pufendorf décèlent encore la même contradiction. Mais bientôt le système de la liberté a pris une direction de plus en plus exclusive. Plus tard le système de l'autorité fondée sur le droit s'est développé par opposition au premier. Et les partisans de celui-ci ayant prétendu que la raison elle-même en constitue la base, il ne paraissait rester à l'autre école, pour motiver sa doctrine, que l'autorité divine et le témoignage de l'histoire. Et c'est pourquoi elle prit le nom d'école historique, par opposition à l'autre, qui s'appelle école rationnelle.

Dans le système que nous venons d'exposer, tous

(1) Pour citer un exemple, nous indiquerons les deux passages suivans de Thomas d'Aquin, qui contiennent deux opinions opposées sur l'origine de la société humaine, énoncées, non d'une manière conditionnelle, mais d'une manière générale et valable pour tous les temps. Th. d'Aquin par le d'abord d'un pacte entre le peuple et le souverain, et des précautions qu'ont à prendre ceux à qui il appartient d'élire le souverain (ad quos hoc spectat officium), afin qu'il n'abuse pas de son autorité. (De regimine principum. L. I, cap. vi.) Ailleurs Th. d'Aquin comprend parmi les attributions d'un souverain celle de fonder les royaumes. « Sub regio enim officio comprehenditur etiam institutio civitatis et regni.» (L. c. lib. I. cap. XIII.)

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