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DERVICHE. Ils ne sont pas trop mal. PRÊTRE. Le derviche consentirait-il à partager leur sort?

DERVICHE. Tetmeskhar alia (te moques-tu de moi)? Je suis pauvre, mais je suis libre. Sans crainte, sans remords, avec simplicité, je marche dans ma force et dans ma liberté, et pour une âme comme la mienne, tout, jusqu'à l'air que je respire, serait pesant dans l'esclavage. Quant à ces bihim (bêtes de somme), c'est différent, ça ne sent rien.

PRÊTRE. Je t'admire, derviche; le sentiment de l'homme se trouve en toi, et l'esclavage n'est que l'expression de l'avilissement de l'âme chez le maître comme chez l'esclave. Séid Aïça le faisait bien comprendre. Quand il est descendu sur la terre, les nations faisaient le trafic de l'homme, les marchés étaient couverts d'esclaves comme de bètes de somme. Aïça, passant par là, tenait à peu près ce langage, s'adressant au maître Fils de l'homme, discerne ce qui est devant toi; le chameau, le boeuf et l'âne sont créés pour ton service; mais cette file d'êtres enchaînés sont tes frères; respecte-les, aime-les. S'adressant à l'esclave Relève la tête, regarde le ciel, là ta patrie, là ton Dieu qui t'a créé à son image; connais et respecte ta dignité, et à la place d'un maître tu trouveras un père. Et les chaînes tombaient, et il n'y avait plus ni maîtres ni esclaves : c'étaient des frères.

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DERVICHE. Aussi Séidna (notre prince) va, dit-on, abolir l'esclavage.

PRÊTRE. Honneur à votre prince; il va défendre ce que le prophète n'aurait jamais dû permettre. DERVICHE. Il y a cependant des chrétiens qui font aussi le trafic des esclaves.

PRÊTRE. Ces chrétiens vont contre l'esprit de l'Évangile; et je ne fais pas le panégyrique de ces chrétiens, je ne fais que celui de l'Évangile. DERVICHE. Je comprends.

§ III.

PRÊTRE. Et cette négresse qui vient de nous apporter des halouats (douceurs), est-ce aussi une esclave?

DERVICHE. Non; mais sa condition est pire que celle de l'esclave. Cette pauvre diablesse, après quelques années de mariage, a été mise à la porte par son mari; ne trouvant pas à se remarier, et n'ayant pas un chez soi, elle a prié le muphti de la recevoir comme servante.

PRÊTRE. N'a-t-elle pas quelque fils pour lui servir de bâton de vieillesse?

DERVICHE. Elle avait deux garçons; mais, privés de bons exemples et abandonnés à eux-mêmes, ces jeunes gens sont devenus de mauvais sujets. L'un a été pendu, et l'autre est à la carraca (galères). Elle avait aussi une fille; tout cela a mal tourné.

PRÊTRE. Voilà les effets du divorce permis par le saint Alcoran. S'il est vrai que la louve soit quelquefois abandonnée par le mâle, il lui reste au moins un gîte et de la pâture pour elle et ses petits. Mais l'épouse chassée du lit nuptial! que de

désordres dans un seul! Comme je traversais un jour une ville musulmane, j'entendis des cris déchirants: c'étaient les cris d'une femme étendue sous le bâton, et l'on me dit que cette femme subissait la plus douce peine qu'on pût lui infliger. Et cette femme n'était pas tout à fait coupable: jamais son cœur n'avait été formé à la vertu ; elle avait été délaissée par celui que Dieu lui avait donné pour protecteur. Je me rappelai alors les paroles de séidna Aïça au sujet d'une femme semblable qu'on voulait lapider: Que celui qui se sent innocent, jette la première pierre. Et puis, s'adressant à l'adultère : Personne n'ose te condamner; moi non plus, je ne te condamnerai pas. Et le sang ne fut pas versé, et les membres ne furent pas mutilés, et le cœur fut guéri. Aïça n'aimait pas à punir le crime; il se plaisait à le pardonner, il enseignait à le prévenir. L'unité et l'indissolubilité dans l'union conjugale, telle est la base qu'il a posée pour la vertu et le bonheur de la famille. Sid Mahomet, en dérogeant à cette double loi, a ouvert la porte à tous les désordres, aux cruautés. C'est le souffle qui flétrit. Que la femme du Koran est à plaindre à côté de celle de l'Évangile!

S IV.

DERVICHE. Le prophète s'est moins occupé de la créature que du créateur. Dieu! jamais livre n'en a donné une idée plus grande que le Koran, et jamais peuple n'a mieux honoré que les musulmans les quatre-vingt-dix-neuf attributs de Dieu.

PRETRE. Vous prétendez honorer les quatrevingt-dix-neuf attributs de Dieu, et vous dénaturez les quatre-vingt-dix-huit. Vous dites: le clément, le miséricordieux, et vous lui faites reproduire la loi de fer: œil pour oil, dent pour dent, sang pour sang, après la charité et la miséricorde de l'Évangile. Vous dites le très-saint, et vous lui faites dicter des versets pour favoriser la passion du prophète. Vous dites: le grand, le sublime, et vous le faites intervenir à une querelle de femmes, non pour rétablir l'ordre, mais pour duper les unes et favoriser les autres. Vous dites: le sage, et vous lui faites envoyer un prophète sans mandat, et cela pour substituer à celui qui était le sceau des prophètes, un prophète qui doit être remplacé à son tour par le premier; pour substituer à la pureté, à la beauté de l'Évangile, des houris; à la liberté, les chaînes de l'esclavage; à la charité prêchée à l'égard de tous, guerre aux infidèles. Vous dites: un Dieu sage, et vous mettez sur son compte toutes les contradictions du Koran; vous lui prêtez des absurdités.

Non, le Dieu grand et sublime n'est pas celui du Koran; c'est celui qui a renfermé en deux mots son essence et ses attributs: Je suis celui qui est. Le Dieu volé à Moïse n'a pas gagné en passant par la bouche du faux prophète.

Le Dieu clément et miséricordieux n'est pas le Dieu du Koran; c'est celui de l'Évangile ; celui-ci est de plus compatissant, parlant au pauvre et à toutes les souffrances : Venez à moi, vous tous qui avez quelque peine, et je vous soulagerai. Heureux

ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés; heureux ceux qui ont faim, car ils seront rassasiés; heureux ceux qui ont soif, car ils seront désaltérés.

A côté de ces paroles, derviche, place le glacial mectoub de l'Alkoran, et dis à celui qui est en proie à la douleur : Patience, mectoub (c'est écrit); au pauvre étendu sur le fumier : Dévore ta misère, c'est écrit ; à cette mère éplorée sur le cercueil d'un époux ou sur le tombeau de ses enfants : Pourquoi pleurer? c'est écrit ; à celui qui est jeté dans un noir cachot : Le verrou se ferme sur toi, c'est écrit; quand le bourreau viendra, le cordon fatal à la main: Tends le cou, mectoub (c'est écrit).

S V.

DERVICHE. Quoi qu'il en soit du Koran, tu ne m'ôteras pas de la tête l'idée que séidna Mahomet l'a reçu du ciel par l'entremise de l'ange Gabriel.

PRÊTRE. Libre à toi d'accepter comme inspiré un livre contradictoire dans ses versets, de prêter à Dieu des inconséquences; libre à toi de croire le premier venu qui se dit prophète, sans donner aucune preuve. Mais alors le derviche et les musulmans n'échapperont pas au reproche de ne pas reconnaître comme prophètes tant de personnages qui ont paru, les uns avant sid Mahomet, les autres après, se disant inspirés comme lui, mais sans donner des preuves, firman de Dieu.

DERVICHE. Tu fais allusion à Moïse et à Aïça; mais nous croyons à leur mission, et leurs signes ont été clairs comme le jour.

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