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Séid Aïça dit encore à Pierre, en lui présentant deux clefs, qu'il appelle les clefs du paradis : Pais mes brebis, pais mes agneaux. Tu vois, séid Aïça suppose les fidèles comme un grand troupeau, le paradis comme une immense bergerie, et Pierre le berger sur la terre, tenant d'une main, comme signe d'autorité, les clefs de la bergerie, de l'autre la houlette pour diriger dans les pâturages les brebis et les agneaux. Moi, petit agneau, je suis les brebis et les moutons, et m'engraisse avec eux; voilà pour quoi j'ai su mon catéchisme. Tu serais un beau mouton, toi, avec ta barbe et ton bernous, si tu avais le bonheur de paître dans les pâturages de Pierre. MUPHTI. En challah. Mais nous avons nos pâturages, nous aussi.

ROBERT. Des pâturages arides ou malsains, un troupeau sans pasteur pour protéger contre les loups et montrer le chemin de la bergerie : il ne doit pas y faire bien bon. Pauvres petits agneaux, je les plains! Tiens, interroge Moustafa qui rentre; tu verras s'il sait répondre aussi bien que moi. Mais.... est-ce qu'il a laissé la mule?... Ma mule! ma mule!

MUPHTI. Sois tranquille; la mule est attachée par le pied, elle ne bougera pas. Interroge Moustafa toi-même.

ROBERT. Moustafa tra ouarli (montre-moi si tu sais); veux-tu te faire chrétien?

MOUSTAFA. Que me demandes-tu là, kelb, ben kelb (chien, fils de chien)?

ROBERT. Oh! quelle vilaine parole, Moustafa! Qui t'a dit que les chrétiens sont des chiens?

f

t

MOUSTAFA. Mon père, ma mère et le meddeb (maître d'école).

ROBERT. Est-ce là tout ce que tu sais?

MOUSTAFA. Je sais que Dieu est Dieu, et Mahomet son prophète; je sais que les musulmans iront au paradis et les chrétiens à l'enfer.

ROBERT. Qui t'a enseigné ces choses?

MOUSTAFA. Le meddeb et les imans.

ROBERT. Es-tu sûr que le meddeb et les imans t'enseignent la vérité?

MOUSTAFA. Ou rassek (j'en jure par ta tête). ROBERT. Ma tête n'est pas Dieu; la tienne non plus, je pense. Pourquoi jurer par la tête? Prouveque le meddeb et les imans ne se trompent pas et ne te trompent pas.

moi

MOUSTAFA. Ma narfchi (je ne sais pas). ROBERT. Il ne sait rien, il n'a rien appris. MOUSTAFA. Je n'ai rien appris! Écoute comme je sais la fatha: besmillahi errahamani errahemi, etc. ROBERT. Quel est le sens de ces cinq versets de la fatha?

MOUSTAFA. Ma narfchi. Le meddeb nous dit qu'il lui est défendu d'expliquer le Koran.

MUPATI. Je crois bien, c'est qu'il ne le sait pas lui-même. Le meddeb est jeune, il est pour apprendre à lire aux enfants. Il faut avoir un certain âge pour expliquer le Koran, et même pour en pouvoir écouter l'explication.

S V.

PRÊTRE. Je me trompais donc en disant que Mahomet n'avait laissé aucune garantie à son livre; il

en a laissé une : le voile de l'ignorance. L'ignorance, c'est aussi le palladium des kalifes et des imans,

CADI. Sois juste, babas; les kalifes n'ont pas été ennemis de la science. Ne sais-tu pas tout ce qu'ont fait Giaffar-Almanzor, Haraoun-el-Rachid (1) et Mamoun pour répandre les lumières?

PRÊTRE. Je rends justice à ces kalifes pour tout ce qu'ils ont fait dans l'intérêt de la science. Mais tu dois savoir que la pratique du pèlerinage de la Mecque, devoir sacré pour tout bon musulman, a cessé pour vos souverains avec le troisième des Abbassides; tu dois savoir que Mamoun, par cela même qu'il était éclairé, professait peu de respect pour le Koran et vos cérémonies; tu dois savoir le mot qui nous reste de lui au sujet de la pantoufle (2) de Mahomet; tu dois savoir que c'est surtout sous les Abbassides que se sont formées tant de sectes parmi vous: le Koran était tué par

(1) C'est d'Haraoun que Charlemagne reçut en présent une horloge que l'eau faisait mouvoir, ainsi disposée : la division des heures était marquée par douze portes, qui composaient le cadran. Chaque porte s'ouvrait à son heure, et laissait tomber successivement sur un timbre le nombre de boules qui devaient frapper l'heure. A la douzième heure, douze petits cavaliers sortaient ensemble, faisaient le tour du cadran, et refermaient chacun leur porte.

(2) Comme il se trouvait à Bagdad, des pèlerins lui firent présent d'une pantoufle de Mahomet. Le kalife reçoit la relique avec respect, et donne une somme considérable aux pèlerins; puis il dit à ses confidents : « Si j'avais refusé cette pantoufle, on n'aurait pas manqué de dire que je ne fais pas plus de cas du prophète que de la relique. »

C'est toujours Socrate immolant un coq à Esculape.

la philosophie. S'il y avait eu beaucoup de Giaffars, de Haraouns et de Mamouns, probablement le Koran ne leur aurait pas survécu; mais, par bonheur pour le livre du prophète, le système d'Omar, destructeur des bibliothèques, a repris à temps son empire.

Quel contraste! Tandis que l'Evangile, placé comme un flambeau sur le chandelier, flambeau entretenu par le Périclyt avec l'huile de cet arbre qui n'est ni de l'Orient ni de l'Occident, brille d'une lumière d'autant plus pure qu'elle est ba lancée par des vents contraires, le Koran ne peut pas voir le grand jour, et doit, comme condition de son existence, demeurer caché comme un reste de lumignon sous l'éteignoir.

S VI.

CADI. Nous avons bien passé en revue, Messieurs, les imans et les kalifes.

PRÊTRE. Mais le firman ne paraît jamais. Je crois qu'il faudra s'en consoler,

CADI. Allah iarf (Dieu le sait). Si Dieu n'a pas donné aux imans ni aux kalifes une autorité spirituelle, principe d'unité, il leur a accordé la vertu, et avec la vertu la sagesse.

PRÊTRE. Je suis le premier à rendre hommage aux qualités de certains kalifes; mais les plus parfaits ont manqué des vertus qui conviennent aux ministres d'un prophète : la charité, l'humilité, je pourrais dire, la justice. A la place de ces vertus, nous voyons des taches de sang : ils ont répandu

non-seulement le sang des étrangers, mais celui de leurs confrères. A part Aboubéker et Omar, qui sont morts de mort naturelle, descends la chaîne; tu trouves trente kalifes qui se sont tués les uns les autres. Othman est trahi par Ali, du moins Ali ne fait rien pour détourner le poignard du fils d'Aboubéker; Ali est trahi par Moawiah; Moawiah est mis à mort par le fils d'Ali, Hossein, qui est tué à son tour. Ainsi des autres. Le mobile de quelle vertu trouve-t-on dans de tels actes? A mon sens, on n'y voit que dévorante ambition, cruauté, barbarie. CADI. Où as-tu vu ce que tu me dis là?

PRÊTRE. Dans le Livre du roi (U) ĻK). II renferme des détails bien peu édifiants sur vos kalifes.

CADI. Je le sais bien. Aussi tenons-nous ce livre caché la lecture n'en est permise qu'aux personnes sûres dans la foi.

PRÈTRE. Vous voyez bien, c'est toujours le même système d'ignorance; non-seulement vous tenez sous le mystère le Koran, mais encore tous les ouvrages qui pourraient ouvrir les yeux de vos coreligionnaires sur les erreurs dans lesquelles vous les entretenez. Mais jetons un voile sur tant d'abus et de désordres. Veuillez me dire quelque chose d'édifiant, Messieurs; il ne faudrait pas qu'il fût dit que nous nous soyons entretenus si longtemps sur Mahomet, les imans et les kalifes, sans découvrir en leur faveur quelque chose de raisonnable.

MUPHTI. Respirons et prenons le café.

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