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tous là où les ressources de chacun sont insufli

santes (1).

De l'exagération de cette pensée sont sorties toutes les erreurs du communisme.

Les plus hardis réformateurs s'accordent au début avec les plus timides: l'ordre social, disent-ils, doit guider les hommes vers le bonheur et la vertu : or, nous voyons toutes les sociétés établies troublées par le désordre et l'iniquité. L'association est donc vicieuse; elle répond mal à son but, qui est de préserver chaque citoyen des périls auxquels l'exposent sa faiblesse et son insuffisance personnelle.

Quel sera le remède? Comment détruira-t-on les abus? C'est ici le véritable point de la difficulté.

Faut-il changer les conditions générales de la société, constituer l'État sur des bases nouvelles? Ce qui peut se faire de deux manières bien différentes les uns, en effet, trouvant l'association actuelle insuffisante, proposeront de l'étendre, afin d'annuler de plus en plus les citoyens devant l'État; d'autres, au contraire, la jugeant excessive, voudront la restreindre.

Ou se bornera-t-on, ce qui est pour le moins aussi plausible, à modifier les détails de l'association, à corriger les lois qui règlent la

(1) a Que les citoyens d'un Ētat ne mettent rien en commun, cel.i » est impossible, car l'État est une association. N'y eût-il que l'unité » de lieu, le sol, au moins, sera commun. Mais faudra-t-il que tout » soit commun dans l'État, ou certaines choses seulement?

Aristote, Politique, liv. II, ch. I, 2.

part des charges que l'État impose à chacun (1) ?

Les communistes répondent, sans hésiter, qu'il faut changer de tout point les bases de l'État: l'association n'est imparfaite que parce qu'elle est trop restreinte ; l'étendre, l'élargir jusqu'à ses dernières limites, établir une communauté absolue, voilà le remède suprême. Telle est, s'il faut en croire tous les systèmes communistes, la conséquence directe et rigoureuse de ce principe: «l'ordre social est nécessaire au développement actuel de » l'humanité. »

Étrange assertion qui montre assez comment les esprits extrêmes s'emparent d'un principe vrai pour le pousser à l'absurde, et se perdent par les excès d'une logique aveugle. Que l'on compare, en effet, leurs conclusions avec leur point de départ :

Tous les hommes ont besoin de la société qui prête à la faiblesse individuelle l'appui de la force commune; et chacun d'eux fait, en vue du bien général dont il doit partager les fruits, quelques sacrifices personnels.

Donc il faut sacrifier entièrement les citoyens à l'État la société parfaite sera celle où, tout étant en commun entre tous, l'on verra régner l'égalité absolue.

Raisonnement sophistique, dont rien ne justifie les conclusions téméraires, et qui repose sur une équivoque : on part de ce principe que la société est naturelle à l'homme; et l'on entend par là,

(1) « Si vous proposez une constitution, il faut qu'on puisse l'ac»cepter et la réaliser, en prenant pour base l'état actuel des choses. » Aristote, liv. II, ch. I, 4.

dans les prémisses, que l'ordre social est une des conditions de la destinée humaine vérité reconnue de tous; puis, tout à coup, l'on affirme arbitrairement, dans la conséquence, que la société est la condition suprême et l'essence de l'être humain; qu'en dehors de l'ordre social un homme n'est plus un homme, et que la perfection du citoyen consiste à s'absorber sans murmure dans l'État dont il est membre. Le principe du communisme est donc réduit à la valeur d'une hypothèse gratuite rien n'en démontre la légitimité. Bien plus, tout porte à l'infirmer.

C'est le moindre défaut de cette doctrine de manquer de preuves: elle se contredit elle-même; et les assertions sur lesquelles elle est fondée se ruinent par leur propre exagération le communisme absolu détruirait tout élément de communauté sociale.

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J'admets, dit Aristote, que l'unité soit pour l'État le premier des biens. Il est évident, toutefois, que si cette unité est poussée trop loin, » l'État disparaît.

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L'État est multiple si vous voulez le pousser » à l'unité absolue, il faudra réduire l'État aux proportions de la famille, bientôt même à celles de › l'individu, car il y a plus d'unité dans la famille ⚫ que dans la société, et plus encore dans l'individu » que dans la famille.

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» Il y a plus : l'État n'est pas seulement composé » d'éléments multiples, mais d'éléments de na» ture diverse : les membres qui le composent » sont dissemblables. L'unité de l'État ne peut

› donc résulter que de l'harmonie de ces éléments › divers, l'égalité n'y peut être que proportionnelle (1). >>

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Toute association suppose le concours d'éléments divers et distincts: pour qu'elle soit possible, il faut à la fois quelque chose qui unisse, qui rapproche les associés, et quelque chose qui les distingue les uns des autres. Si tout est commun, tout est mêlé : les individus disparaissent; et l'association s'efface quand les membres qui la composent s'y trouvent perdus et annihilés.

Séparée du tout, chaque partie serait incomplète : mais, à son tour, le tout ne saurait avoir une existence, une destinée indépendante de la destinée et de l'existence de ses parties.

La communauté absolue n'a point de sens, si l'on n'admet, pour la former, ce qui la rend illusoire et vaine, des êtres rigoureusement semblables: supposition évidemment contraire à la réalité. De tels êtres n'existent pas dans la nature; ils se confondraient au lieu de s'associer, puisque, par hypothèse, ils seraient indiscernables: « Or, dit Leibnitz, poser deux choses indiscernables, est poser la même chose sous deux noms (2). « C'est ce qu'Aristote appelle : « essayer de faire, en musique, un accord avec une seule note (3).

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Sans doute l'ordre social serait un vain mot, si chaque citoyen se suffisait à lui-même ; mais si l'in

(1) Aristote, liv. II, chap. I, 4.

(2) Voir Leibnitz, Vouv Essais sur l'entendement, liv. II, ch. XXVII, et qua'rième lettre à Clarke. (§§ 4, 5, 6.)

(3) Aristote, liv. D), ch. II, 9,

dividu n'est plus rien qu'en tant qu'il se regarde comme partie intégrante de l'État, l'homme, créature vivante et libre, est détruit; la personnalité humaine est anéantie dans ce mysticisme politique qu'on prend pour la perfection sociale.

Abandonnons donc comme un rêve cette communauté factice, cette fraternité menteuse, cette égalité chimérique qui froisse les intérêts les plus respectables, méconnaît les affections du sang, les droits sacrés du travail, et contredit les décrets de la Providence. L'homme ne peut renoncer à luimême ni traiter un inconnu comme son enfant. La nature a distingué chaque individu, chaque destinée; et Dieu ne veut pas que ce qu'il sépare dans sa sagesse soit confondu par le caprice des hommes. Reconnaissons qu'il y a entre les hommes des inégalités indestructibles, que la liberté qui les engendre est inviolable. « Traiter inégalement les choses inégales, c'est le vrai fondement de l'égalité (1).

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En constatant l'invincible autorité des principes que viole le communisme, la philosophie est loin d'avoir épuisé ce vaste problème. Aux adversaires de la propriété et de la famille, elle oppose des lois sacrées et inviolables, indépendantes des accidents de la politique. Le législateur doit aller plus loin, car les hommes qui osent nier ces vérités éternelles sont moins nombreux que ceux,

(1) Aristote, liv. III, ch. IV, 2.

Voir aussi dans Platon, Lois, liv. VI, p. 757, a, b c :

« τοῖς γὰρ ἀνίσοις τὰ ἴσα ἄνισα γίγνοιτ' ἄν. »

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