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redevables qu'à eux-mêmes de leur sagesse. Mais vous, leur dirons-nous, vous devez vos vertus à la République qui a dirigé vos premiers pas vers le bien (1). Ne soyez point orgueilleux de votre sagesse; il est donné à tous de l'acquérir au moyen de l'éducation, puisque l'œuvre de l'intelligence humaine se réduit à découvrir peu à peu les rapports cachés qui unissent une idée, jusqu'alors inconnue, avec les idées qu'elle possédait par avañce. Tout, dans l'univers, dépend de principes nécessaires et immuables; et Dieu ayant donné à chacun de nous la faculté de concevoir ces principes, nous pouvons comprendre et juger les phénomènes qui passent devant nos yeux en comparant ce qui est avec ce qui doit être (2), soit que nous décomposions une vérité primitive par l'analyse, pour mieux l'embrasser dans chacune de ses parties, soit que nous la pressions en tous sens pour en faire jaillir, par une déduction rigoureuse, les vérités particulières qui y sont contenues, soit que, par une induction légitime, nous concevions jusqu'aux rapports secrets qui existent entre ce que nous voyons et ce que nous ne pouvons voir. Toute connaissance dépend ainsi de ces vérités innées que la vue du monde sensible réveille en nous, de ces types nécessaires et éternels qui existent au sein de Dieu, et qui rendent raison de la nature, des propriétés et des relations des êtres. Par eux toute existence, toute perfection s'explique en ce monde

(1) Plat., p. 521, a, b.

(2) lbid., p. 518, d, e; p. 519, a, b, c, d.

comme un reflet de la divine lumière, comme une pâle copie de l'intelligible suprême qui est Dieu, Poursuivre la vérité, la connaissance certaine des choses, c'est en chercher la raison dernière en celui dont elles émanent, c'est les contempler dans leur exemplaire idéal, c'est opposer à la fragile beauté des objets terrestres l'éternelle beauté, à la justice fautive des hommes la justice infaillible et la sagesse infinie.

Ces principes divins ne sont point de stériles abstractions ils nous enseignent notre destinée, nos devoirs, notre origine et notre fin. Nous nous sentons responsables de nos actions parce que nous discernons le bien du mal et la vérité de l'erreur. Dieu ne se révèle pas seulement à notre raison : sa volonté sainte est gravée dans notre conscience; et sans ce principe de stabilité et de certitude, la justice humaine ne serait pas. Les lois écrites ne peuvent tirer d'elles-mêmes une force capable de dominer les convictions incertaines: elles sont l'œuvre des hommes qui doutent, qui passent, qui varient: toute loi peut être effacée par une autre loi. Mais la loi de Dieu est permanente, invariable, éternelle; elle a sa force en elle-même puisqu'elle exprime la perfection infinie de l'Etre suprême, l'ordre immuable de la Providence, la certitude infaillible de sa sagesse. Ainsi, dans l'État dont nous avons tracé le modèle, la philosophie, fondée sur la notion du Dieu parfait, préside à l'éducation publique, fonde sur une base durable l'unité nationale, la justice civile et politique, assure la concorde et maintient la sécurité publique.

On s'étonne du discrédit où est tombée parmi les hommes cette science des sciences? On se demande pourquoi les philosophes, qui ont vieilli dans la méditation et dans la recherche de la sagesse, s'éloignent de la vie publique et du commerce des hommes, et se rendent inutiles à leurs semblables? S'il en est ainsi, comment affirmer

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qu'il n'est point de remède aux maux des États » tant qu'ils ne seront pas gouvernés par les philosophes (1)? »

Platon répond que la philosophie a été forcée jusqu'à ce jour de fuir le contact d'une politique immorale et dépravée. Il déplore éloquemment l'étrange traitement qu'on a fait subir aux sages, dans les États où ils vivaient. Il en accuse le vice de l'éducation : c'est aussi dans l'éducation qu'il faudra chercher le remède.

Supposez un navire dont le pilote observe en silence le ciel et les astres, le souffle du vent, tout ce qui peut servir à guider l'équipage : cependant les matelots se raillent de lui; leur esprit borné s'étonne qu'il regarde le ciel, au lieu de voir ce qui se passe à ses pieds (2) : ils l'écartent donc comme un rêveur et un fou, se disputent entre eux le gouvernail, et s'emparent du vaisseau qu'ils laissent errer au hasard, en grand danger de se perdre sur les écueils. Ainsi, dans les Etats mal gouvernés, on professe un superbe dédain pour le philosophe, rêveur qui se croit obligé de

(1) Plat., p. 473, d.

(2) Ibid, p. 488.

contempler la nature divine pour comprendre ce qui est à ses pieds, pour se rendre compte de la nature de l'homme et du sens de la destinée humaine. Il en résulte que ceux même qui, doués d'une excellente nature, seraient capables d'atteindre la vérité, laissent obscurcir leur intelligence. Désireux de jouer le premier rôle dans leur patrie, ils corrompent la droiture naturelle de leur âme, et caressent les préjugés de la foule. La philosophie, délaissée par ses propres enfants,« se » voit à la merci d'indignes étrangers qui la déshonorent (1). Le sophisme prend la place de la sagesse, et le raisonnement se substitue à la raison.

Que pourrait faire au sein de ce désordre le vrai phisosophe, amant passionné de la sagesse? «Avant » d'avoir pu rendre quelque service à sa patrie, à » ses amis, il périra, inutile aux autres et à lui» même, il le sait; c'est pourquoi il cherche la >> retraite, heureux s'il peut vivre ici-bas pur de » toute iniquité, de toute action coupable, et quit⚫ ter la vie avec une conscience sereine et calme, » et une belle espérance (2). » Retiré en lui-même il se consacre aux méditations solitaires, « regarde, comme l'oiseau, vers le ciel, et, indiffé> rent aux choses terrestres, passe ici-bas pour in> sensé (3).

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Ainsi parlait Bossuet de la religion qu'il voulut éloigner du contact dangereux de la politique :

(1) Plat., p. 495, c.

(2) lbid., p. 496, c, d, e.

(3) Ibid., p. 250, a.

« L'Église, disait-il, est dans le monde comme une

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étrangère. Cette qualité fait sa gloire; elle montre » sa dignité et son origine céleste lorsqu'elle dédaigne d'habiter la terre..... Voyageant ainsi » comme une étrangère parmi tous les peuples du » monde, elle n'a point de lois particulières tou» chant la société politique, et il suffit de lui dire » ce qu'on dit aux voyageurs, qu'en ce qui regarde , les gouvernements, elle suive les lois du pays où » elle fera son pèlerinage. Tellement que rien ne » lui convient mieux, à elle et à ses enfants, que » ces mots de Tertullien : Toute notre affaire en » ce monde c'est d'en sortir au plus tôt (1). »

Est-ce bien là le rôle des croyances religieuses? l'homme n'en doit-il retirer que le mépris des devoirs de ce monde, et le désir prématuré de la vie future? c'est un grave problème qu'il appartient à l'Église de résoudre. Pour la philosophie qui nous occupe, Platon lui trace une tout autre mission.

Voyant partout la licence et l'injustice impunies, le philosophe a cru devoir s'isoler, « comme le » voyageur s'abrite derrière un mur, tandis que

l'orage soulève des tourbillons de poussière (2). S'il vit pur et sans tache avant de sortir de ce monde, ce ne sera pas un médiocre mérite et une petite victoire. Mais l'égoïsme n'est point le rôle du sage. La passion du vrai ne saurait être une contemplation stérile; elle exprime l'amour de

(1) Panégyrique de saint Thomas de Cantorbéry (premier point). (2) Plat., p. 496, d, e.

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