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Ce gouvernement timocratique, où la vertu n'est point encore ouvertement méconnue, mais commence à s'effacer devant la fortune, est la première corruption de la République parfaite : les riches et les puissants s'agitent, las de se soumettre aux plus dignes; ceux-ci font des concessions par faiblesse, ils acceptent une dangereuse alliance; et dans le temps qu'ils peuvent s'affermir en joignant la force et la puissance au mérite, leur vertu se corrompt par ce mélange, et ils laissent échapper l'empire; ainsi naissent dans l'État l'esprit de caste et la brigue, le discrédit des classes inférieures et des professions pacifiques, le culte de la force, qui engendre l'amour des conquêtes; telle a été la cité de Lycurgue, gouvernement énergique, ambitieux, plus redoutable que juste (1).

Les mêmes reproches s'appliquent à l'homme qui, sans donner pleine licence au désir brutal, n'accepte point la domination absolue de la raison, souveraine légitime? Caractère indécis qui flotte entre la raison et les passions, hésite sans cesse entre le bien et le mal, et tend à faire passer l'intérêt avant la justice.

Ce premier degré franchi, la décadence marche à grands pas dans l'individu comme dans l'État. L'esprit d'intrigue venant à la suite de l'ambition, le crédit et la puissance font oublier le mérite: on devient avare et cupide, on s'incline servilement devant la fortune; les citoyens opulents s'unissent

(1) Plat., p. 544, d, e.

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contre les pauvres, et il se forme pour ainsi dire deux États d'un seul. Alors les faibles sont opprimés par les puissants; le cens décide de tout et devient loi suprême; il semble voir un navire où les matelots se sont insurgés contre le pilote, et ont confié le gouvernail au plus riche passager.

A ce gouvernement précaire, où apparaît, en regard de la richesse sans bornes, la misère envieuse, hostile, turbulente, et contenue seulement par la crainte, correspond dans la nature individuelle le caractère de l'avare, qui accumule de stériles trésors; nature sordide qui fait argent de tout et n'adore d'autre dieu que l'aveugle Plutus. Deux hommes se combattent en lui: l'un voudrait, par convoitise, s'emparer du bien d'autrui; l'autre résiste, non par vertu, mais de peur de perdre son propre bien.

Lorsque l'usure a envahi toutes les parties de l'État, lorsque la misère a grossi le nombre de ces hommes remuants, audacieux, «perdus de dettes » et de crimes,» avides de troubles et de révolutions, qui forment le rebut de la société, poussée par une minorité factieuse et dissolue, la multitude compte enfin le nombre de ses tyrans. La révolte éclate et enfante la démagogie : état bizarre où tout le monde se dit libre, où l'on ne respire qu'indépendance, et qui semble en vérité le plus beau de tous, à en juger, comme le font les enfants, par la bigarrure. Chacun peut y trouver la constitution qui l'accommode; la démagogie les renferme toutes : c'est un marché, où sont étalées toutes les formes de gouvernement, où les ache

teurs se pressent en foule, et peuvent choisir.

N'est-ce pas une condition bien douce de n'être soumis à aucune contrainte, de pouvoir, à son gré, prendre part aux charges de l'État ou s'en affranchir, de n'obéir qu'à ses fantaisies et à ses caprices? Liberté universelle et sans frein, voilà la loi de l'État tolérance admirable, législation vraiment sublime et dégagée de tout scrupule importun. Mettons sous nos pieds ces puériles maximes que nous traitions naguère avec tant de respect, quand nous pensions, dans la simplicité de notre âme, qu'il faut, pour manier la chose publique, avoir été doué d'un excellent naturel, cultivé par une éducation forte et sérieuse, s'être pour ainsi dire joué dès l'enfance au milieu du beau, de l'honnête et du juste? Combien il est plus noble et plus facile de devenir en un clin d'œil grand politique, en flattant chez les hommes cet esprit d'indocilité et d'indépendance! Quelle merveilleuse variété! quelle bigarrure piquante! Point de chefs, point de sujets tout le monde est maître. Point de priviléges : l'égalité est poussée à ses dernières limites; elle règne jusque dans les choses inégales. Point de lois oppressives : l'anarchie est devenue légale.

Tel l'individu qui méconnaît l'empire de la raison, sans défense contre les désirs qui habitent les régions inférieures de son âme, lâche la bride à toutes ses passions, et chassant de son cœur la modération, la pudeur, la tempérance, décore Fimpudence et le libertinage des faux noms de courage et de liberté.

Mais la servitude est bien près de cette liberté

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sans bornes. Quand la faveur populaire décide de tout dans l'État, il s'élève tôt ou tard un ambitieux qui flatte le peuple pour lui arracher le pouvoir suprême; les citoyens, séduits par l'appât de la liberté, le suivent en aveugles, et échangent une licence extravagante contre la plus dure et la plus amère oppression (1).

De même l'homme dont tous les désirs sont déchaînés, tombe sous le joug d'un de ces tyrans insatiables: une de ses passions triomphe des autres, s'enrichit de leurs pertes, et fait succéder aux douceurs de l'indépendance une intolérable contrainte.

Voyez le libertin qui a livré son corps et son âme à la débauche: subjugué par ce despote intraitable, il sacrifie tout à ses désirs effrontés : « Eh quoi! diras-tu, pour une courtisane qui est à lui

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d'hier, à laquelle il ne tient que par un caprice, » il abandonnerait sa mère chérie, qui lui est unie » par des liens sacrés, son vieux père, le plus ancien, le plus sincère de ses amis? Il oserait les » asservir à cette fille?— Oui, car il est lui-même » esclave (2). »

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On voit maintenant comment la rivalité des éléments qui constituent la nature humaine détourne les individus et les peuples de leur destinée. L'accord de ces éléments serait la perfection de l'homme et de l'État; leur antagonisme est une source d'er

(1) Plat., p. 571 et sqq.
(2) Ibid., p. 574, d, e.

reurs, de dissensions, de désordres. Quand ceux qui devraient obéir ne savent point accepter une subordination juste et nécessaire, ni les vainqueurs ni les vaincus ne sont à leur place. Non-seulement celui qui s'arroge un empire illégitime se nuit à lui-même, en s'éloignant de ce qui convient à sa nature, mais encore il oblige ceux dont il usurpe la place à poursuivre des biens qui leur sont étrangers, et dont la possession ne saurait les satisfaire.

Telle est la double cause de toute révolution : l'excès d'élévation du principe victorieux, qui, forcé de surmonter toute résistance, ne maintient son empire que par l'asservissement des autres principes, et se prive ainsi de leur concours nécessaire; l'excès d'abaissement des principes vaincus, qui, frustrés de leurs droits les plus légitimes, résistent à la tyrannie, s'unissent contre le principe dominateur et conspirent sa ruine. «N'est-ce pas l'intempérance et l'excès d'un principe, le mépris » et l'oubli des autres, qui fait sentir le besoin » d'un état de choses nouveau (1)? »

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Après avoir montré les causes de la révolution, Platon en indique la loi : « Ainsi naît le changement, » cherchons maintenant comment se constituera » le nouvel ordre de choses? D'abord il aura son » caractère spécial; ensuite il retiendra quelque » chose de celui qui l'a précédé; enfin il aura déjà

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quelque chose de celui qui doit suivre (2). »

Outre que les institutions nouvelles possèdent

(1) Plat., p. 564, a, b. c, d; p. 551, a, b, c, d.

(2) Ibid, p. 547, a, b, c, d, e.

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