Images de page
PDF
ePub

leur caractère propre et distinct, elles participent à la fois des institutions anciennes dont elles recueillent l'héritage et des institutions futures qu'elles préparent à leur insu. La révolution qui consacre l'avénement d'un principe conserve les principes antérieurs qu'elle vient compléter plutôt que détruire, et contient, avec les fruits des révolutions qui l'ont précédée, les germes de la révolution qui doit suivre.

Ainsi le présent s'unit dans l'histoire avec l'avenir qu'il précède et le passé qu'il continue : les révolutions s'engendrent et se succèdent. Mais dans quel ordre s'accomplit cette succession?

Certains philosophes jettent un œil de regret sur ce qu'ils nomment l'âge d'or des sociétés primitives, et voudraient nous ramener en arrière. L'humanité, disent-ils, va dégénérant de siècle en siècle, comme un vieillard qui dépérit et s'affaisse sous le fardeau des années. Suivant d'autres, le genre humain demeure immobile et stationnaire, tournant sur lui-même dans un cercle éternel de révolutions uniformes. Platon ne voit dans les révolutions humaines qu'un signe de corruption et de décadence. Les yeux fixés sur la perfection idéale, il rejette avec mépris tout ce qui diffère de ce divin modèle, décrit la chute inévitable des sociétés imparfaites, et ne songe qu'à faire éclater l'impuissance et la fragilité des gouvernements établis. Pour lui, en effet, toute révolution politique atteste des institutions vicieuses; comme on ne change point ce qui est parfait, tout changement social est un désordre et un symptôme de ruine.

N'est-il pas évident, au contraire, que toute révolution est un élément de progrès, puisqu'on ne change ce qui est imparfait que pour le corriger? Méconnaître ce mobile essentiel de toutes les entreprises humaines, n'est-ce pas contredire l'instinct le plus élevé de notre nature, le désir du bien, l'amour de la perfection?

Pour éclairer les peuples sur leur destinée, pour les contenir lorsqu'ils s'égarent, et relever leur courage lorsqu'ils chancellent, il faut présenter sans cesse à leurs yeux ce dogme de la perfectibilité humaine, mis en lumière par le siècle de Turgot et de Condorcet. Alors la loi des révolutions, entrevue et défigurée par Platon, devient vraiment féconde.

Le principe dominateur trouve dans son élévation même la cause ultérieure de sa ruine; celui des éléments comprimés qui lui est le plus directement opposé provoque la réaction; et les résultats du passé étant acquis sans retour à l'humanité, chaque révolution conserve les richesses acquises par les siècles antérieurs, en même temps qu'elle apporte aux hommes une richesse nouvelle et prépare une civilisation plus parfaite.

Tel est l'ordre admirable qui est caché sous le désordre apparent des révolutions: à travers ce grand mouvement des choses, où tout excès provoque infailliblement la réaction qui lui sert de contre-poids, et où tout élément déchu laisse quelque chose à l'élément victorieux, le genre humain s'élève de progrès en progrès vers l'harmonie universelle. On arrive à comprendre la tolérance, à pra

tiquer la conciliation; les chocs deviennent moins violents, les luttes moins acharnées; et l'on voit enfin des révolutions sans excès, et des victoires maîtresses d'elles-mêmes.

[ocr errors]

C'est par là que la liberté humaine, cette force mobile et vagabonde, qui semble défier toute règle et déjouer tout calcul, rentre, en dépit de ses caprices, dans l'ordre immuable des choses, et respecte l'harmonie générale de l'univers qu'elle semblait devoir troubler; ses erreurs mêmes sont réglées par des lois cachées qui la ramènent tôt ou tard aux grands principes qui régissent le monde, et retiennent la création tout entière. On peut appliquer à l'ordre moral cette loi mécanique, rigoureusément établie par Newton, dans l'ordre des phénomènes matériels : « La réaction est toujours égale à l'action, à la compression. » Dans le monde physique, tout corps qui se touve écarté du centre où sa masse est en équilibre, tend à reprendre sa position naturelle, dépasse le but, dans ses efforts pour l'atteindre, et ne l'atteint qu'après une succession régulière d'oscillations décroissantes; ainsi, dans l'ordre moral, et sur le théâtre de nos passions, tout écart de la liberté humaine appelle des réactions proportionnées à l'excès qu'elles doivent combattre; les éléments déplacés reviennent tôt ou tard à leurs véritables limites, après une série d'oscillations régulières; et l'humanité, qui aspire à retrouver son équilibre, rentre par degrés dans les voies éternelles de la Providence. C'est dans cette alliance sans cesse renouvelée. dans cette combinaison indéfinie des éléments du

passé avec les éléments nouveaux, que consiste le développement de l'humanité. L'histoire de la civilisation nous présente une vaste série de révolutions, dont chacune, provoquée par l'apparition, consacrée par le triomphe d'un principe longtemps méconnu, résume en elle toutes les révolutions qui précèdent, et prépare aux siècles suivants une révolution plus féconde encore.

Les lois que l'on vient de décrire ne sont autres que les lois mêmes de la nature individuelle. Dieu seul agit sans hésitations, sans combats; dans l'unité de la nature divine règne l'immuable harmonie de la perfection. Mais l'homme, formé d'éléments divers, voit s'élever des rébellions dans son propre sein, et dans les individus comme dans les peuples, la lutte est la condition du progrès, la loi même de l'existence; la nécessité de dompter, pour agir, tout élément de résistance leur est commune, car la liberté de l'homme ne s'exerce jamais sans une lutte intérieure, où chacun des mobiles qui se disputent son âme s'efforce d'entraîner les autres vers son but.

L'existence individuelle est un enchaînement d'actes successifs dont chacun est la concentration instantanée des divers éléments de notre nature vers une fin spéciale, sous le règne d'un mobile unique.

La vie du genre humain est une série de révolutions successives, dont chacune est la concentration instantanée des divers principes de la nature d'un peuple vers un but unique, sous l'empire d'un principe dominateur.

De là ces crises redoutables qui bouleversent le monde. La lutte doit précéder le triomphe qui en est le prix elle éclate au jour fixé par la Providence, et se renouvelle sans cesse dans les nations, suspendue seulement par des intervalles destinés à la préparer ou à en recueillir l'héritage.

Platon ne veut pas voir que cet héritage, légué par la génération qui tombe à celle qui s'élève, bien loin de dépérir dans le mouvement des révolutions, s'augmente et s'enrichit de siècle en siècle. Au lieu de nous montrer cette perspective consolante d'un progrès constant et régulier, le législateur de la République trace un redoutable tableau de l'impuissance des sociétés humaines; il se complaît à peindre des plus vives couleurs leurs misères, leur anarchie, leurs désordres ; il flétrit leurs vices avec amertume, et triomphe de leur décadence.

Se retournant alors vers ceux qui, tout à l'heure, lui vantaient le bonheur de l'iniquité, l'impunité de l'injustice, vers ceux qui prétendaient fonder leur société matérialiste sur la force ou la convention, il leur demande s'ils croient encore que le bien-être puisse exister dans l'État, dans l'individu qui laisse ainsi les parties de luimême se combattre et s'entre - déchirer; si le bonheur peut naître de ces crises fatales qui dévorent les sociétés gouvernées par l'injustice, ou de ces durs combats, de ces révoltes sanglantes de l'âme contre elle-même, qui accompagnent toujours le règne des passions (1).

(1) Plat, p. 567, 8.

« PrécédentContinuer »