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l'habitude, il faut de nouvelles générations.

Les novateurs de notre temps, ceux qui se nomment socialistes, n'ont pas impunément violé ce principe. Trop impatients d'atteindre le but, ils ont insensiblement dévié de la route; et malgré les convictions, le talent des principaux chefs d'école et de leurs adeptes, nous les avons vus, sous l'empire d'influences peut-être irrésistibles, aboutir au matérialisme.

C'était le moment où l'industrie, longtemps comprimée, prenait son essor; la première impulsion, trop rapide peut-être, avait entraîné le siècle, qui, faisant au culte des intérêts une trop large place, tendait à élever sur les ruines de la noblesse l'aristocratie des fortunes. Tout favorisait ce mouvement énergique vers les préoccupations égoïstes : le récent et douloureux souvenir des sacrifices de l'empire, car après de telles secousses on avait besoin de repos, et on était avide de bienêtre; l'épuisement de la fortune publique, car pour combler les vides du trésor, il fallait relever les fortunes privées; le progrès inouï des sciences physiques, car on était impatient de mettre en œuvre et d'exploiter les découvertes récentes; les traditions d'une philosophie sensualiste, qui, exagérant le principe de sa méthode, s'était bornée à l'observation extérieure de l'homme, et méconnaissait ce qu'il y a de plus grand dans notre nature; enfin l'indifférence en matière de religion, car le siècle de Voltaire, en s'affranchissant de la longue contrainte d'une religion trop austère, avait ébranlé les croyances.

Le socialisme suivit la pente du siècle. Il avait parlé de sainteté, de vertu, de régénération des âmes i annonçait pompeusement, sous le nom de doctrines humanitaires, des réformes intellectuelles et morales. Matérialiste par ses origines, par son but et par son principe, il n'aboutit qu'à des plans de réforme industrielle, d'organisation commerciale, d'éducation professionnelle; et l'économie politique, la science des intérêts, ne tarda pas à prévaloir sur les sciences qui ont pour objet le problème de la destinée humaine, les devoirs, les droits de l'homme, les lois inflexibles de la morale, enfin l'éducation des âmes sans laquelle l'éducation professionnelle n'est rien.

Le matérialisme est au fond de toutes ces formules spécieuses :

« A chacun suivant sa capacité.

» Obéir à l'attraction passionnelle.

» Travailler selon ses forces, consommer selon » ses besoins. »

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Prendre pour règle des actions les aptitudes, les besoins, les penchants, qui varient selon les personnes, les âges, les circonstances, c'est abandonner tout au caprice de l'individu, seul maître alors de constater ses besoins, de juger ses aptitudes, de peser ses forces; c'est proclamer la légitimité absolue des instincts, des désirs, qui, si vous leur permettez d'être insatiables, échappent à la responsabilité de la conscience; c'est porter atteinte à la dignité de l'homme, en lui créant une vie mécanique où sa liberté est sacrifiée à l'appât du salaire, et la loi du devoir asservie à l'appétit

du bien-être. Il semble, en un mot, que la distinction du corps et de l'âme, marquée en traits ineffaçables dans la République de Platon, ait été supprimée par les réformateurs de ce siècle comme un obstacle à l'organisation sociale, car ils mesurent la destinée de l'être moral à la somme de ses jouissances; ils affirment que le bonheur sera fixé sur la terre, et la destinée du genre humain accomplie, « quand tous jouiront également de tout. ›

Derrière cette apparente philanthropie se cache un véritable mépris de l'humanité, une profonde ignorance des lois éternelles qui la régissent. Ce n'est point en changeant le prix des denrées, en modifiant le salaire et la durée du travail, qu'on réforme la société. Les institutions matérielles sont peu de chose si les institutions morales n'en déterminent l'esprit et la valeur. La fraternité ne se règle pas par des décrets, car les réformes dans les choses demeurent stériles si elles ne correspondent à des révolutions dans les idées et dans les mœurs celles-ci sont le fruit de l'éducation et non de la violence et de la dictature.

Platon n'a pas assez de dédain pour ceux qui bornent la science politique à des réformes matérielles: « Ce sont les gens les plus divertissants du monde avec leurs règlements qu'ils modifient sans cesse (1). Il les compare au malade, qui, ne voulant point par intempérance renoncer à un train de vie qui altère sa santé (2), » multiplie

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(1) Plat., p. 426, a, b, c, d, e. (2) Ibid.

cependant les potions, les remèdes, se flatte de recouvrer la santé, et ne comprend pas que tous les remèdes sont impuissants, «s'il ne cesse de » boire et de manger avec excès, de vivre dans le libertinage et la fainéantise (1). :

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L'État qui en est réduit à ces misérables expédients est digne de pitié; quant à ceux « qui se chargent avec empressement de gouverner de pareils États (2), on ne peut qu'admirer leur courage et leur complaisance. » Il faut même les excuser, dit Platon, « si, trompés par la multitude, » ils s'imaginent être de grands politiques à cause des applaudissements qu'on leur donne. Un > homme qui ne sait pas mesurer peut-il s'empêcher de croire qu'il est haut de quatre coudées » lorsqu'il l'entend dire à beaucoup de gens (3)? Ce n'est pas que Platon méconnaisse la grandeur des gouvernements qu'il censure, l'éclat passager dont ils ont brillé dans la guerre ou dans les arts de la paix, l'habileté, le dévouement des hommes d'État qui ont prolongé l'existence et ennobli les destinées de leur patrie. On a déjà vu l'austére législateur de la République, en proscrivant les dangereuses fictions de la poésie, rendre hommage au divin poëte qu'il renvoie chargé de fleurs et de couronnes (4). Platon honore la vertu, respecte le génie, admire la gloire; mais le prestige des plus beaux noms, le génie, la gloire,

(1) Plat, p. 425, d, e. (2) Ibid., p. 427, a, b. (3) Ibid., p. 427, a, b.

(4) Ibid., p. 398, a, b, c.

la vertu même ne sauraient dissimuler à ses yeux le vice commun qui a ruiné les nations les plus florissantes.

Déguisé dans l'histoire sous mille aspects divers, ce vice s'est dérobé à la sagacité des politiques, et a trompé l'habileté de ceux qui s'arrêtent aux accidents, sans remonter jusqu'aux principes des choses. Platon s'efforce dans la République de dissiper cet aveuglement, de troubler cette imprudente sécurité. Il fait connaître à des signes certains, il marque d'un trait lumineux l'écueil qui a mis en défaut les plus clairvoyants; et sur les ruines de tant de grands empires, qui n'ont pu se sauver à force d'expédients et d'artifices, il fonde la vraie philosophie de la politique, la science des gouvernements et des sociétés.

L'ordre social n'est point l'œuvre du hasard : il emprunte sa légitimité d'un principe supérieur, et c'est ce principe qui a échappé aux plus grands esprits comment leur pensée n'eût-elle pas été obscurcie? En vain ils se flattaient de conduire les destinées des États par conseil et par prévoyance. Là où il n'y a pas de règle certaine, que devient le discernement du bien et du mal? qu'appelle t-on sagesse et prudence, ordre et désordre? Chaque nation peut adorer ses caprices, ses passions, ses erreurs sous le nom de lois, et les citoyens qui voient déplacer sans cesse la borne du droit, perdent le sentiment du devoir et le respect de l'autorité. Platon montre comment ont péri, parce qu'ils ont méconnu cette unique loi, tous ces peuples qui étonnaient l'univers,

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