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qualités qui paraissent s'exclure? Par le discernement. Considérez, dit Platon, le gardien domestique, le chien, doux et caressant pour ses maîtres, farouche enver les étrangers: ce qui le guide, c'est l'instinct; le guerrier, conduit par son jugement et par sa raison, saura distinguer, au dedans, comme au dehors de l'État, les amis et les ennemis de la chose publique, se rendra compte de la valeur de ses actes, comprendra ses devoirs, les accomplira librement (1). Nous nous trouvons ainsi conduits à rechercher comment nous pourrons former de tels hommes. De même que les besoins matériels de l'État impliquaient des professions différentes, ces professions des rapports d'échange et de solidarité mutuelle, et ces relations à leur tour l'obligation de bien remplir chaque profession, nous voyons apparaître ici une nécessité nouvelle, inséparable des faits qu'on vient de décrire, mais d'un ordre plus élevé il faut donner aux citoyens le discernement du bien et du mal, c'est-à-dire les former par l'éducation. Nous voici donc en présence de ce grand problème.

(1) Plat., p. 376, a, b, c.

CHAPITRE IV.

L'ÉDUCATION, FONDEMENT DE L'ÉTAT.

SOMMAIRE: Que l'éducation est la véritable base de l'ordre social : par elle, chaque citoyen apprend à connaître, à aimer, à accomplir ses devoirs.

Leibnitz disait que celui qui a dans ses mains l'éducation peut changer le monde. Rien ne saurait donner une plus juste idée de l'éducation telle que Platon l'a conçue: elle peut tout, elle comprend tout dans sa République. En effet, il ne s'agit pas ici de cette éducation de la vie, que le jeune homme déjà formé trouve dans le monde; éducation qui vient compléter la première, et en dépend presque toujours; qui n'a pour ainsi dire pas de terme, car elle se continue dans l'homme jusqu'à son dernier jour, fortifiée sans cesse par les enseignements de l'expérience, et par les méditations personnelles : l'éducation proprement dite c'est celle qui entraîne dans une voie déterminée l'enfant incapable encore de se conduire; c'est le premier pli contracté par une âme neuve, et pure de toute impression, de toute habitude. Une fois cette impulsion donnée à l'enfant par ceux qui sont chargés de diriger ses premiers pas, l'âme entre en possession d'elle-même l'éducation première est terminée, le jeune homme devient responsable de ses actions. Mais la responsabilité première ne revient

elle pas à l'instituteur qui l'a poussé le premier dans le chemin de la vie?

L'éducation peut tout, car l'homme est libre; et sa liberté serait illusoire si sa nature n'était point flexible, s'il n'était pas maître de la façonner à son gré, de l'incliner vers le mal ou vers le bien, de la pervertir ou de la corriger. L'éducation comprend tout, car elle doit former l'âme et le corps de chaque citoyen, et par là son empire s'étend sur l'État tout entier, sur les institutions, les lois, les coutumes, les professions qui sont l'œuvre des citoyens. Sans ce pouvoir de transformer l'homme par la culture, la politique et la morale n'ont plus de sens; si l'homme est esclave de la force du naturel, le citoyen, devant la loi, comme l'individu, devant sa conscience, est affranchi de cette responsabilité dont nous parlions tout à l'heure; il n'y a plus de sanction pour la vie privée, ni pour la vie publique; le devoir s'efface devant l'instinct, le droit cède à la raison du plus fort.

La Providence a prévenu ces désordres : l'enfant qu'elle envoie ici-bas est comme une terre encore vierge, qui peut produire l'ivraie ou le bon grain. « Les commencements sont tout dans une nature »jeune et tendre, dont toutes les parties gardent l'empreinte qu'on leur donne (1). » Les deux éléments de l'être humain, l'âme et le corps, ont un égal besoin de cette culture, et s'y prêteront avec une égale docilité; le mouvement imprimé par l'éducation va entraîner tous les éléments de l'État :

D

(1) Plat., p. 377, b, c.

et comme il aura formé la génération qui s'élève, celle-ci à son tour façonnera le siècle et fera la société à son image.

On ne saurait trop se pénétrer de cette vérité; les lois ne peuvent rien sans les mœurs; elles ne sont qu'une lettre morte, si l'esprit d'un peuple ne les fait vivre. Vainement les institutions d'un pays seraient admirables, si les citoyens n'ont pas grandi dans le respect de la loi. Tout est perdu dès que la crainte du châtiment remplace l'amour du bien, dès que la contrainte servile et l'obéissance passive se substituent à la pensée du devoir. Législateurs, votre but est manqué, tout le fruit de vos travaux est perdu, si l'on n'observe vos décrets que parce qu'ils ont derrière eux une menace qui effraye les rébellions, une force qui surmonte les résistances: c'est peu de promulguer la loi, c'est peu d'en prescrire l'obéissance, il faut ici quelque chose de plus : faire comprendre et prouver à tous de bonne heure que la loi étant juste et bonne, il est salutaire de l'observer; avant même de démontrer qu'elle est vraie, faire souhaiter qu'elle soit vraie; la faire aimer, comme la sauvegarde et la tutelle du pays. Les mœurs d'une nation sont la seule garantie des institutions publiques, et l'éducation seule forme les

mœurs.

On s'appliquera donc avec un soin religieux à former l'âme et le corps des enfants; à cette double tâche correspondent les deux branches essentielles de l'éducation, la musique (Platon désigne ainsi tout ce que les anciens plaçaient sous la protection des muses) et la gymnastique l'une embrassant

tout ce qui touche l'âme, l'autre tout ce qui concerne le corps.

On vient de voir la première donnée qui justifie les vues de Platon sur la culture de l'âme et du corps: cette flexibilité des jeunes natures (1) qui les rend essentiellement perfectibles; qui, par là, sert de fondement à l'éducation qu'elle rend possible, et de point de départ à toute recherche sur ce sujet. Pour que le tableau soit complet, il reste à déterminer le but de l'éducation, et à en faire connaître la loi. Platon, par l'enchaînement de ces trois idées, qui comprennent le point de départ, la fin, et les moyens, fait entrer dans son plan l'éducation tout entière.

Aux yeux de Platon, déterminer le but de l'éducation, c'est faire comprendre qu'elle se rapporte tout entière à l'âme, et que le corps, subordonné en toute chose à l'esprit, n'a pas d'autre destination que de concourir au développement de cet être supérieur (2). Platon montre que l'âme seule est capable d'éducation, puisque le corps n'est qu'un aveugle instrument; la vigueur physique ne prouve pas toujours l'énergie morale, et une âme robuste peut être enfermée dans un corps débile; toutefois comme la maladie et l'impuissance corporelle sont un obstacle au développement de l'esprit, il sera bon d'exercer, de fortifier le corps en vue de l'âme. Les rudes labeurs, l'habitude des travaux, le mépris des fatigues et des dangers peuvent aguerrir

(1) Plat., p. 377, b, c.

(2) Ibid., p. 376, d, e; p. 403, a, b, c, d, e.

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