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dans ses mains. « La vie n'est de soy ni bien ni » mal, comme dit Montaigne (1): c'est la place » du bien et du mal selon que vous la leur faictes. » La destinée des États ne saurait être différente. Les institutions sociales portent l'empreinte de la liberté humaine le bien et le mal en peuvent sortir. En un mot, que l'on considère l'existence de l'individu, ou celle de l'État, la vie est bonne pour qui en connaît le but.

Ce but, quel est-il?

L'homme, placé dans la dépendance du corps et des sens, a des besoins matériels à satisfaire; faut-il en conclure que le bien-être soit le but même de l'existence, la condition essentielle pour bien vivre? Et pour étendre le même principe à l'État, ne doiton pas substituer au droit et à la justice l'intérêt et l'utilité, comme lois de l'ordre social?

Telle est la pensée secrète de ceux qui attribuent le bonheur de Céphale à son immense fortune (2) ; elle constitue, à leurs yeux, le souverain bien. Et ce qu'ils disent ici de la richesse, ils le diraient de la santé, de la puissance, de tout ce qui contribue au bien-être matériel. On se rappelle cet obscur citoyen de Sériphe qui attribuait la renommée de Thémistocle à la grandeur d'Athènes, sa patrie : « Oui, dit celui-ci, je serais obscur si j'étais de Sériphe; et toi, même si tu étais Athénien (3). » La pauvreté, dit Céphale, peut rendre la vieillesse pénible au sage lui-même, mais la fortune,

(1) Essais, I, XIX.
(2) Plat., p. 330, a.

(3) Ibid.

sans la sagesse, n'en saurait adoucir l'amertume (1). Et il explique en quoi cette sagesse consiste : quel que soit le prix du bien-être matériel, l'homme doit songer qu'il n'est pas seul en ce monde; que son bonheur est lié par des relations nécessaires avec le bonheur de ses semblables, et qu'ils peuvent lui susciter des obstacles. Il ne faut donc pas chercher le souverain bien dans des jouissances qui ne dépendent pas entièrement de nous-mêmes; chacun de nous doit tenir compte des autres, et savoir mettre un frein à ses désirs (2).

On voit que Platon, pour être entendu de tous, écarte tout appareil scientifique; et, sans quitter le terrain de la vie commune, il pose les plus hautes questions au moyen d'exemples particuliers qui sont à la portée de chacun; cette conversation aisée est l'exposition même du sujet, par la seule gradation des idées qui s'y succèdent : -en cherchant à prouver que l'homme est maître de sa destinée, qu'il ne peut trouver le souverain bien dans la poursuite illimitée du plaisir, qu'il est tenu de respecter le bien-être de ses semblables, on introduit l'idée, confuse encore, du devoir et de la justice; et comme il s'agit ici de la justice, considérée dans les relations sociales, au sein de la vie collective, traiter du juste et de l'injuste, c'est traiter de l'État.

Mais il est aisé de se méprendre sur l'essence véritable de la justice; et il ne suffit pas d'en invo

(1) Platon, p. 330, b. (2) Ibid., p. 331, c.

quer le nom, d'en décrire les caractères extérieurs, pour ruiner la doctrine qui fait consister le bien de la vie dans la prospérité matérielle.

En vain Céphale nous a montré l'homme juste accompagné par l'espérance qui berce douce»ment son cœur (1)», le méchant tourmenté par la crainte, le remords, l'insomnie; s'il nie ce pouvoir illimité qu'on adore dans la fortune, il donne encore trop à son influence et laisse la vérité en péril. Il admet en effet, ce sont ses propres paroles, que ses adversaires n'ont pas entièrement tort, et prouve seulement qu'ils ont moins raison qu'ils ne pensent (2). La vertu, telle qu'il la conçoit, n'a plus ce caractère d'indépendance qui la soustrait aux chances de la fortune, car il reconnaît que la richesse donne le moyen d'être juste. Il semble s'élever à la conception de l'intérêt général qui suppose un échange de devoirs entre tous les hommes et conduit à la notion supérieure du droit et du juste; mais il ne fait en réalité que couvrir d'une forme plus spécieuse la règle de l'intérêt personnel qu'il nomme justice. S'il pose en effet le principe qu'il faut rendre à chacun ce qui lui est dû (3), s'il reconnaît en apparence une règle supérieure à l'intérêt personnel, dès qu'il s'agit de démontrer ce principe, on voit reparaître le mobile de l'égoïsme, car Céphale se borne à établir que l'homme a besoin de l'aide de ses sem

(1) Plat., p. 331, a
(2) Ibid., p. 330, a.
(3) Ibid, p. 331, e..

blables, et qu'il est parfois obligé de recourir à leurs services (1).

A quoi bon, dira l'homme fort, m'embarrasser de ces timides calculs? Qu'ai-je besoin de m'astreindre humblement à respecter, à servir l'intérêt des autres afin qu'à leur tour ils respectent et servent le mien? Je sais un moyen sûr de m'affranchir de cette gêne : c'est d'avoir toujours la force pour moi, et de m'assurer ainsi la puissance de faire servir tous les autres à mon bonheur.

Tel est le sens de cette brusque interruption de Thrasymaque:

« La raison du plus fort est toujours la meilleure (2). »

D

Socrate essaye de démontrer que cette raison de la force n'est la meilleure ni pour le plus fort qui peut se tromper sur son propre intérêt; ni pour les faibles, fatalement sacrifiés au plus fort qui devrait au contraire travailler pour eux, comme le médecin pour les malades, le pilote pour les matelots (3). Thrasymaque le renvoie avec mépris à sa nourrice, pour apprendre d'elle si le berger ne songe qu'à l'intérêt de son troupeau. L'injustice accompagnée de la faiblesse est coupable parce qu'elle est impuissante; mais l'injustice audacieuse, énergique, toute-puissante devient juste, car il n'est pas d'appel contre ses décisions (4).

(1) Plat, p. 332 et sqq.
(2) Ibid., p. 336, 7, 8.
(3) Ibid., p. 339, 340, 1, 2.

(4) Ibid., p. 343, 4.

Ne pouvant réfuter, par des principes, une doctrine qui les conteste tous, Socrate l'attaque avec vigueur, au nom même de l'égoïsme qu'elle invoque lorsque l'intérêt est notre seul but, nous ne pouvons l'atteindre, car là où le matérialiste pose la raison du plus fort, il ne peut s'en servir qu'à la condition d'en faire une règle universelle, absolue, c'est-à-dire un véritable principe; et il est ainsi forcé, comme à son insu, de placer quelque chose au-dessus du caprice individuel (1).

Thrasymaque s'est contredit lui-même si la raison du plus fort est la justice, un seul homme peut être juste, le plus fort de tous, car lui seul ne connaît point de supérieur. Ce qu'il fait est juste, parce qu'il est le plus puissant; la loi qu'il impose aux autres hommes emprunte de l'intérêt du plus fort toute sa légitimité. Mais comment conserve-t-elle ce caractère, dès qu'on cesse de regarder le plus fort, pour voir les faibles à qui elle est imposée (2)? En la subissant, ceux-ci pourront-ils se dire: ce que je fais est juste, par la raison du plus fort? Non, puisqu'ils ne peuvent invoquer que la raison du plus faible. Dans une pareille doctrine, il faut donc admettre qu'à l'exception d'un seul homme, tous doivent agir au hasard et sans règle; ou, ce qui est la même chose, qu'il existe autant de règles d'action que d'individus dans le monde. Il n'y a qu'un moyen d'échapper à cette contradiction: c'est de

(1) Platon, p. 354, 6. (2) Ibid., p. 347, a, b.

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