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Tous les enfants reconnus par l'État seront considérés comme un trésor commun; la République devra pourvoir à leur éducation. La famille ne sera point détruite, mais étendue, élargie: l'État ne sera qu'une seule famille. Dès l'instant de sa naissance, l'enfant est enlevé à ses parents et porté au berceau commun. On pourvoit avec sollicitude à ses premiers besoins; sa mère même peut venir l'allaiter. Parvenu à l'adolescence, il reçoit une éducation vigoureuse, apprend à servir son pays, et lui consacre sa jeunesse. Enfin lorsqu'il possède toute la maturité de la raison et de l'expérience, il devient magistrat et consacre, à faire respecter la justice, une vertu dès longtemps éprouvée. Il vit donc plus heureux que les athlètes couronnés aux jeux olympiques. Il remporte une victoire plus belle et une palme plus glorieuse, puisque le salut de la patrie y est attaché. A sa mort, il laisse une mémoire vénérée: la patrie adopte ses enfants, et lui décerne des funérailles splendides (1).

L'unité de l'État serait chimérique sans cette unité de règle et de discipline: Sachons l'établir dans toutes les parties de la République. Que l'amour du pays préside aux relations sociales et consacre dans les rapports des citoyens, comme dans l'éducation et les mariages, le culte du bien et de la vertu. Pour que l'Etat forme une seule famille, nous voulons que les enfants et les parents s'ignorent les uns les autres; mais il ne faut pas que, par

(1) Plat., p. 465, 460, 467.

des méprises involontaires, les citoyens outragent la piété filiale et la tendresse fraternelle, ou contractent des unions incestueuses. Les enfants d'une même génération seront donc considérés comme frères et sœurs, et les jeunes gens devront vénérer les vieillards comme leurs parents; par là l'incertitude de la naissance deviendra la plus puissante barrière contre la discorde et la violence (1).

D'ailleurs où trouver des éléments de discorde quand personne ne peut rien posséder en propre? Tous les biens ne sont-ils pas en commun? Le territoire et ses habitants, les champs et les moissons, le citoyen et sa famille, l'âme et le corps, appartiennent à la patrie, qui ne s'approprie toutes les ressources que pour en faire jouir ses enfants avec plus de justice et de sécurité. Le pauvre et le riche sont assis à la même table; ou plutôt, il n'y a plus ni pauvre ni riche: l'Etat possède seul la richesse, et pourvoit par les repas publics à la subsistance de tous. Laissons quelques égoïstes se plaindre que nous ayions diminué leurs jouissances : ils ne voient pas que la part de chacun en devient plus durable et plus assurée; mais dans les États où le riche ne possède le superflu qu'en privant le pauvre du nécessaire, rien n'égale la vivacité de ses jouissances, si ce n'est leur fragilité (2).

« Le plaisant dialogue du législateur de Platon » avecque ses citoyens (3), fera honneur à ce pas

(1) Plat., p. 461, b, c, d.

(2) Ibid., p. 464, a, b, c, d. (3) Ibid., p. 923, a, b c.

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»sage, comme dit Montaigne, au chapitre des Essais où il blâme les testaments, et condamne la folle manie de faire «ces triages extraordinaires. » « Comment donc, disent-ils, sentant leur fin prochaine, ne pourrons-nous point disposer de ce qui est à nous à qui il nous plaira?.... A quoi » le législateur respond en cette manière: Mes amis, qui avez sans doubte bientost à mourir,.......... › moy qui foys les lois, tiens que ny vous n'estes › à vous, n'y n'est à vous ce que vous jouïssez. Et vos biens et vous, estes à vostre famille, tant passée que future; mais encores plus sont au public» que et vostre famille et vos biens. Parquoy, depeur que quelque flatteur en vostre vieillesse ou › en vostre maladie, ou quelque passion vous so» licite mal à propos de faire testament injuste, je » vous en garderay: mais ayant respect à l'intérest ⚫ universel de la cité et à celuy de vostre maison, j'establiray des lois, et feray sentir comme de raison que la commodité particulière doibt céder à la commune. Allez vous en joyeusement où la › nécessité humaine vous appelle. C'est à moy, qui › ne regarde pas l'une chose plus que l'autre, qui » autant que je le puis, me soigne du général, d'avoir soucy de ce que vous laissez (1). »

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Ainsi, pour établir dans l'État cette immuable unité qui peut seule en assurer la grandeur, Platon s'efforce de détruire tous les germes de division qui naissent du caprice individuel. L'action du gouvernement est languissante et timide; aussi voyons

(1) Montaigne, Essais, II, chap. VIII.

nous régner l'anarchie dans les fonctions sociales, dans le mariage, dans l'éducation, dans la propriété. Le désordre est dans les fonctions sociales, par l'injuste domination d'un sexe sur l'autre; les femmes, reléguées dans la vie privée, sont pour ainsi dire en dehors de l'action des lois; dispensées de tout service public, elles ne peuvent consacrer au pays ce qu'elles ont de force, de talent, de vertu. Le désordre est dans le mariage que profane la licence des passions individuelles; chacun prend pour règle sa fantaisie; les unions se forment au gré du hasard, unions précaires, mal assorties, qui sont impuissantes à assurer le bonheur domestique et laissent insensiblement dépérir les générations. Le désordre est dans l'éducation d'où dépend tout l'avenir de l'État, car la jeunesse est abandonnée sans contrôle à l'ignorance, à la faiblesse, et parfois à l'immoralité des parents. L'État devrait veiller avec un soin jaloux sur tous ces enfants qui deviendront hommes, sur ces adolescents, futurs citoyens d'une commune patrie: et l'État manque à son devoir, abdique son droit, et par sa coupable négligence, compromet les destinées nationales. Où est cette direction commune et féconde qui devait inspirer à tous l'amour du pays et les vertus dont la patrie a besoin pour se maintenir grande et prospère? Élevés au hasard et à l'aventure, les uns dans la richesse et le luxe, les autres dans l'indigence et les privations; ceux-ci dans l'étude, au sein de la science, ceux-là dans l'ignorance et la barbarie, tous sans croyances communes, ils se trouveront un jour en présence, différents de ca

ractères, divisés par les mœurs et les habitudes, plus semblables à des ennemis prêts à se combattre, qu'à des citoyens unis pour le bien public. Enfin le désordre règne dans le travail, et dans la propriété qui en est le fruit; tandis que les uns s'énervent dans l'oisiveté, les autres succombent à la tâche : quelques particuliers peuvent à leur gré tarir les sources de la richesse publique; on tolère la scandaleuse disproportion des fortunes, l'iniquité de l'héritage qui livre souvent des biens superflus au plus incapable ou au plus indigne, tandis que le citoyen probe et laborieux manque du nécessaire : partout triomphe la cupidité, l'avarice, la concurrence égoïste et insatiable, et la cité est en proie à tous les fléaux qu'entraîne cette liberté déréglée.

Comme ces désordres sont nés d'un vice commun, Platon leur oppose un remède unique : la souveraineté énergique et absolue de l'État, qui, pliant à ses lois, au nom du bien public, tout ce que les États mal gouvernés livrent à la licence des volontés particulieres, étend son pouvoir et sa protection sur les femmes, désormais citoyennes comme les hommes; règle les mariages; domine l'éducation; répartit le travail; enfin dispose seul de la propriété, et pourvoit sans effort aux besoins de tous, en nivelant les fortunes privées. Le législateur ne laisse rien au hasard : tout est prévu, tout est réglé par la loi dont les décisions sont souveraines et inflexibles, la puissance absolue, l'empire illimité.

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