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Christine de Suède. Cependant Descartes introduisait dans la pensée philosophique de l'Europe ce que Luther avait introduit dans la pensée religieuse, et ni plus ni moins. Singulier raccourcissement dans un esprit de cette étendue, que de ne pas voir à l'avance ce que son principe portait en lui-même! Sa conscience religieuse ne murmura pas du crime intellectuel qu'il allait commettre. Les maux que produit parfois l'abstraction sont incalculables. On coupe son âme par quartiers et l'on dit: Ceci est à Dieu; ceci est à l'homme, cela est à la religion, cela à la philosophie ! et l'on ne se doute pas qu'on accomplit un meurtre; on oublie que l'homme est l'unité vivante, et que ce qu'il fait au nom d'une faculté, toutes les autres facultés en répondent! Le protestantisme philosophique mêlé à l'orthodoxie, et tous deux s'embrassant dans la vie et la pensée de Descartes avec la plus inaltérable sécurité, est un de ces spectacles qui épouvantent... Ce spectacle, Descartes ne l'a pas donné seul. Le Cartésianisme a été accepté tranquil

lement par les esprits de la plus haute orthodoxie, comme Bossuet, par exemple, l'illustre auteur des Variations, le foudroyant adversaire de Jurieu! En vérité, pour expliquer de telles anomalies, j'imagine que s'accomplissait dans ces grands esprits (et à leur insu, lamentables ténèbres!) cette séparation de l'Eglise et de l'Etat, qui est devenue le droit public du XIXe siècle. Abstraction vantée et placée dans la loi pour tuer l'Eglise, et qui tuera infailliblement l'Etat et même tuerait l'Eglise, si l'Eglise pouvait jamais périr.

Ainsi Descartes, plus que Luther encore, voilà le père de la Philosophie moderne. Elle le reconnaît, du reste, pour son père, assez haut et d'une voix assez fière. On nous a suffisamment battu les oreilles de ce nom, dans ces derniers temps. Quoi d'étonnant! La philosophie du XIXe siècle, c'est le Cogito, ergo sum de Descartes, manié, repris, fécondé, poussé dans toutes ses directions, épuisé dans toutes ses tendances, poussé jus

qu'aux dernières limites; passé même les dernières limites et tombé dans ce nihilisme qui ne répond plus, et où toute philosophie qui part de la notion de l'homme vient fatalement s'engloutir. Impossible de le contester! A l'heure qu'il est, malgré les grands mouvements de cerveau qu'on se donne, il n'y a encore que du Cartésianisme en Europe. Les plus habiles d'entre les raisonneurs de métaphysique ont brodé sur un canevas plus fort que leur fil et qui l'a souvent rompu; mais le canevas est toujours visible sous les arabesques dont il a été surchargé. Qu'on ne s'y trompe pas ! ils n'ont fait que cela. Pour qui est au courant de ce qu'on appelle les Idées ; pour qui leur a quelque peu fouillé les entrailles, curieux de connaître le travail interne et secret de ces pontes et de ces couvées monstrueuses d'Erreurs, écloses aujourd'hui parmi les peuples, il est aisé de reconnaître le germe du Cartésianisme au fond de tous les systèmes, quel que soit leur nom. Il circule, en effet, aussi bien dans l'idéalisme de Fichte que dans

celui de Berkeley ; lisme de Kant que dans le panthéisme d'Hegel ou le mystico-naturalisme de Schilling. Depuis que la conception première de Dieu s'est retirée de la préoccupation humaine, dans les problèmes de la Philosophie, la méthode de Descartes et toute philosophie n'est qu'une méthode) a donc dominé plus ou moins les esprits les plus divers, excepté Spinosa peutêtre, ce vicieux solitaire de la Pensée, horriblement original, lequel eut son erreur à lui seul (1). Je n'hésite donc pas à le dire, Des

dans le transcendanta

(1) Dès longtemps Spinosa, dit Tennemann, avait rencontré dans la lecture des Rabbins l'idée mère de son système. La philosophie de Descartes ne lui avait servi qu'à développer cette idée d'une manière scientifique.» Encore est-ce bien sûr ? Un esprit comme Spinosa, à ce qu'il semble, nè prend rien à personne. Il naît d'un seul jet, se moule d'une seule pièce, espèce d'autochthone spirituel qui s'est fait sa propre pensée et sa propre foi comme il s'est fait sa propre destinée. Quoique l'idée juive morde bien profondément sur

cartes a fait, en définitive, plus de mal avec son principe de psychologie, que Bacon lui-même avec son expérimentalisme grossier. Ce dernier a produit, il est vrai, le matérialisme, c'està-dire la philosophie de la digestion et du fumier; mais le premier a produit le panthéisme, qui réunit dans une seule doctrine toutes les erreurs, autrefois séparées, sur l'esprit et sur la matière: effroyable concentration,

une âme de cette race, Spinosa était avant tout Spinosa, c'est-à-dire l'homme de la cause et de la substance. C'est un génie ontologique. Descartes, lui, est essentiellement un génie psychologique. On peut voir des rapports entre Spisona et le Talmud. On voit tout ce qu'on veut dans les nuées et même dans le feu. Mais le visionnaire de la substance est et doit être une intelligence sui generis; et quant à sa méthode de développement et d'exposition, c'est la logique mathématique appliquée (tout simplement ! ) à la philosophie, cette logique qui n'apprend pas à raisonner juste parce qu'elle empêche de raisonner faux, pour la raison qu'on n'apprend pas à nager dans un bassin de vif-argent, dit très-spirituellement Hamilton.

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