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sité l'amour patient et courageux de la science. Celui qui sait les conditions et la valeur du savoir humain, sent tout le prix d'une conviction raisonnable, et s'il ne possède pas encore la véritable, la seule légitime, il la cherche du moins dans la voie où elle se trouve. Il est en état, mieux que personne, de procéder régulièrement à cette recherche : il connaît ses puissances, il saura donc s'en servir; il connaît les obstacles, il saura les vaincre.

Une connaissance complète et pratique de tout l'esprit humain nous met aussi en garde contre un défaut bien commun à toute époque, mais surtout de nos jours, où chaque homme se renferme de plus en plus dans l'étude exclusive d'un art ou d'une science. Chacun s'habitue si bien à la méthode spéciale dont le mécanisme lui est familier, qu'il prétend l'appliquer à toutes choses, s'exposant ainsi aux erreurs les plus grossières et les plus ridicules. Il y a bien des siècles déjà que cette maladie est connue et que le remède en a été indiqué. « Il nous semble, dit Aristote, que tout doit être enseigné de la manière à laquelle nous sommes accoutumés..... Quelques-uns, trop habitués aux études mathématiques, ne veulent rien admettre que ce qui est démontré à la manière des mathématiciens; d'autres, ayant cultivé exclusivement le raisonnement analogique, ne veulent que des exemples; pour d'autres, dont l'imagination a été exercée aux dépens du jugement, il faut le témoignage d'un poëte. Il en est qui veulent qu'on leur explique et qu'on leur développe tout, tandis que d'autres, soit par légèreté, soit par impuissance de

suivre un long raisonnement, trouvent tout développement ennuyeux..... Il est d'un homme raisonnable de ne demander en chaque matière que le degré d'exactitude dont elle est susceptible; il serait également absurde de vouloir qu'un mathématicien fît de la rhétorique et d'exiger d'un orateur des démonstrations en forme..... C'est pourquoi, dit encore le même Aristote (le génie le plus universel qui ait jamais existé), nous devons nous exercer et habituer à différentes sortes et degrés d'évidence, suivant la nature de chaque objet (1). » Or, Messieurs, nulle étude n'est plus propre que celle de la logique à donner cette précieuse habitude, puisqu'elle n'est renfermée exclusivement dans aucune méthode particulière, et qu'elle traite de tout procédé de connaissance, nous montrant à quels objets il s'applique, dans quelle mesure et à quel moment on doit l'employer.

Cette étude si générale, qui cultive et nous apprend à cultiver harmonieusement toutes nos facultés intellectuelles, est d'une utilité chaque jour plus manifeste, en présence de ce débordement d'éducations professionnelles de toutes sortes qui semblent prendre à tâche de nous isoler de plus en plus les uns des autres, en faisant de nous des instruments appropriés à certains usages, au lieu de nous traiter en hommes capables de toute œuvre humaine. Aujourd'hui comme autrefois, et plus qu'autrefois, on tombe dans ce défaut si bien décrit par la logique de Port-Royal: « On se sert de la raison comme d'un instrument pour

(1) Métaph, II, 3, 14; Mor. à Nic., I, 1.

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acquérir la science, et l'on devrait se servir, au contraire, des sciences comme d'un instrument pour perfectionner sa raison. »

La logique est accusée, comme toute étude libérale, de ne former ni des mathématiciens, ni des physiciens, ni des industriels, ni des commerçants; cela vient tout simplement de ce qu'elle vise plus haut, et de ce qu'elle aspire à former de bons esprits, des esprits sains et droits. Le reproche qu'on lui adresse est donc mérité, mais c'est, à vrai dire, un titre d'éloge. Il ne faut pas d'ailleurs en exagérer la portée. Si la logique ne nous prépare point directement à une science particulière, elle nous prépare à toutes en nous rendant capables de nous y appliquer utilement. Dans l'intérêt même des sciences, il ne faut point faire fi de cette logique générale, ni se borner, comme le veulent quelques savants, à pratiquer exclusivement une méthode spéciale. Chaque science, j'en conviens, nous prépare à ellemême. C'est l'étude des mathématiques, par exemple, qui fait les bons mathématiciens: car c'est en forgeant, comme le dit Socrate, que l'on devient forgeron. Mais comme les sciences ne sont que les applications de notre intelligence aux divers objets que nous pouvons connaître, chacune d'elles, prise à part, ne s'adresse qu'à un seul de ces objets et ne répond qu'à une seule face de la pensée humaine. Comme elle ne cultive que certaines facultés, il peut arriver et il arrive souvent qu'elle les surexcite au détriment de toutes les autres; mais ce qui n'arrive jamais, c'est qu'elle nous mette elle-même en garde contre ses propres tendances. Toute science, lorsqu'elle est étudiée à l'exclusion des

autres, a ses dangers qu'elle ignore, et dont par conséquent elle ne saurait nous préserver; chacune a ses défauts qu'elle est incapable de corriger elle-même. J'en citerai quelques-uns, Messieurs, en m'attachant de préférence aux études qui sont le plus en honneur de nos jours, et en usant à leur égard de la liberté philosophique, que nul ne prendra, je l'espère, pour de la malveillance. Quelle malveillance pourrait ressentir un philosophe à l'égard d'une science, quelle qu'elle soit, quand il est certain que c'est la philosophie qui a donné naissance à la plupart des sciences, et que celles même qui sont nées en dehors de son action directe doivent à des philosophes la forme qu'elles ont aujourd'hui et que nous admirons tous si volontiers ? Je prendrai donc pour exemples les mathématiques, les sciences physiques et naturelles et l'histoire.

« Nul n'entre ici qui n'est géomètre. » Ce mot célèbre, qu'une vieille tradition attribue à Platon, demeure pour les philosophes de tous les temps comme un avertissement de ne jamais oublier les grands mérites d'une étude qui donne à l'esprit de si excellentes qualités la patience dans les recherches et la continuité de l'attention, le besoin de se rendre compte, la foi dans le raisonnement et par suite dans la raison elle-même, enfin cette conviction si précieuse qu'il existe des vérités absolument certaines et dont la possession ne saurait nous être disputée. Pour ma part, je suis bien loin de vouloir contester un seul des services rendus à l'esprit humain et à la philosophie par les sciences mathé matiques. Mais comment méconnaître les dangers qu'entraînerait une application exclusive à ces études? A

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pratiquer sans cesse et uniquement le procédé de démonstration, n'est-il pas évident que l'esprit contractera l'habitude fâcheuse de tout démontrer, en sorte qu'il entreprendra de prouver même ce qui n'aura pas besoin de preuve? L'abus de l'évidence déductive peut à la longue nous rendre incapables de toute autre évidence, et nous faire négliger un bon nombre de nos meilleures facultés l'observation d'abord, surtout cette observation que chacun peut si facilement s'appliquer à soimême, l'induction, seul procédé légitime des sciences physiques, la mémoire des faits, la foi au témoignage, enfin l'imagination poétique. Bien peu de facultés au contraire trouvent un aliment dans les mathématiques: l'attention, le raisonnement, l'abstraction y sont cultivées, mais d'une manière incomplète, exclusive, et partout dangereuse. L'esprit qui s'est adonné uniquement aux mathématiques, n'est donc discipliné que par un très-petit nombre de côtés. La culture qu'il a reçue étant très-bornée, les facultés qui n'ont pas été exercées se sont engourdies, ou bien elles ont pris d'elles-mêmes un développement désordonné, sans règle ni mesure. De là, pour rester dans la sphère purement intellectuelle, de là un double danger auquel échappent rarement les mathématiciens qui ne sont que mathématiciens d'une part une crédulité excessive, s'ils portent en dehors de leur science spéciale la modestie qui sied toujours si bien au savant; et d'autre part, l'excès contraire, une étroite et opiniâtre incrédulité pour tout ce qui ne se prouve point géométriquement.

Les sciences physiques et naturelles, auxquelles la

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