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philosophie morale a fait plus d'un emprunt pour sa méthode, les sciences physiques et naturelles à leur tour, n'impriment-elles pas à notre intelligence une direction exclusive, et n'ont-elles pas souvent exposé ceux qui s'y sont appliqués sans réserve au triste égarement du matérialisme? Je n'insiste pas sur ce point: il ne serait que trop facile de montrer par de nombreux exemples un danger si manifeste.

Enfin l'histoire, dont je ne voudrais dire aucun mal, parce qu'elle est une des gloires du temps où nous vivons, et parce que nous lui devons la résurrection des études philosophiques en France au XIXe siècle, l'histoire, en étendant nos connaissances, ne les fortifie pas toujours; en nous inspirant son impartialité, elle nous fait tomber souvent dans l'indifférence; en nous habituant à tout retrouver dans le passé, elle nous empêche parfois de bien connaître le présent; et si elle cherche dans des faits accomplis sans retour l'unique leçon de l'avenir, elle finit par nous repaître de chimères qui, pour être vieilles, n'en sont pas moins dangereuses. Mais pour me borner à la philosophie, l'application exclusive de l'histoire à cette étude peut donner lieu à des abus fàcheux, dont le plus facile à reconnaître est que les philosophes, toujours préoccupés de savoir ce qu'ont pensé les anciens, ne s'inquiètent plus assez de savoir ce qu'ils doivent penser eux-mêmes et enseigner aux autres.

Je pourrais ainsi, prenant chaque science l'une après l'autre, vous montrer les tendances exclusives et les dangers de chacune. Chacune en effet ne s'attachant qu'à un objet, ignore ou néglige tous les autres; cha

cune exerçant une seule faculté, laisse de côté une grande partie de l'intelligence; chacune enfin, dans cette concurrence d'ambitions légitimes, tend à envahir la vie tout entière.

Aucune de ces sciences ne saurait donc se limiter elle-même. Mais, dira-t-on peut-être, chacune aura son correctif dans l'existence simultanée de toutes les autres. Pas le moins du monde, Messieurs. Voyez plutôt ce qui se passe de nos jours, où certes l'on peut dire que toutes les sciences sont cultivées et portées plus loin qu'elles ne l'ont jamais été. A les considérer. séparément, jamais l'état des sciences n'a paru plus satisfaisant. Mais l'ensemble présente aux yeux les moins prévenus un aspect très-fâcheux. Pour qui s'élève un peu par la pensée, tous ces petits progrès de détail accomplis chaque jour sous nos yeux, et qui ne sont après tout que des applications ( surprenantes, il est vrai, et inattendues) des anciennes découvertes ; tous ces petits progrès ne sauraient compenser le désordre incroyable dont les connaissances humaines nous offrent aujourd'hui le spectacle. Dans l'isolement presque hostile des spécialités, comme on dit aujourd'hui, chaque science ayant son objet propre, se retranche dans sa méthode particulière, parle une seule langue et ignore toutes les autres. Il résulte de là d'abord une préoccupation excessive des petites choses: les savants se perdent dans les infiniment petits, celui-ci dans ses coquillages, celui-là dans d'insignifiantes statistiques; les idées générales tendent à disparaître, et avec elles la science dont elles sont l'âme. La science semble avancer, tandis qu'en réalité elle recule: c'est unc

machine qui fonctionne, mais où l'esprit n'est plus. Puis, entre les différentes sciences, quel défaut d'harmonie et d'entente! quelle anarchie! quelle confusion! Qui pourrait s'y reconnaître? Personne ne sait aujourd'hui où en est la science humaine, personne ne nous le dira.

Ainsi, dans chaque branche du savoir humain, décadence manifeste de l'esprit scientifique, et dans l'ensemble confusion déplorable: tel est le double mal qui gagne de plus en plus les sciences; mal sans remède aux yeux de beaucoup de gens, puisque le seul remède serait, à ce qu'il semble, de posséder toutes les sciences, ce qui devient chaque jour plus impossible à un seul. Eh bien! Messieurs, comme si le mal eût été prévu, un remède nous a été donné, le jour même où l'esprit humain est né à la réflexion. Ce jourlà, en effet, une science a été fondée, qui, de tout temps appliquée aux premiers principes, a eu de tout temps pour mission principale de marquer l'unité de notre intelligence dans toutes ses œuvres. Cette science, mère commune de toutes les autres, est la philosophie qui, après leur avoir donné l'impulsion première, surveille leur marche, toujours prête à enregistrer et à généraliser leurs découvertes, comme à corriger leurs erreurs et à redresser leurs méthodes. Il est vrai qu'elle n'a pas toujours rempli ce rôle salutaire avec la même fidélité et la même vigueur; mais elle ne l'a jamais abdiqué, elle ne l'abdiquera jamais. De nos jours, la philosophie tient toutes les sciences par leur racine commune, la psychologie. Elle doit faire plus encore: ce n'est pas assez qu'elle leur fournisse un point de départ assuré ;

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il lui reste à se saisir d'elles et à les pénétrer plus intimement par leurs méthodes. Dans ce temps de décomposition où toutes les sciences particulières sont, pour ainsi dire, éparpillées au hasard, il importe de les rallier, de les rassembler et de les unir. Il faut pour cela corriger ces méthodes exclusives qui faussent la science elle-même, sans profit pour la branche que l'on prétend cultiver uniquement. Il les faut réduire toutes à la méthode universelle dont elles sont des parties, et qui donnera un jour à l'homme toute la science dont il est capable. Vous voyez où j'en veux venir, Messieurs: la philosophie appliquée à une telle étude, c'est précisément la logique, à laquelle scule il appartient de traiter des méthodes et de dominer par là toutes les sciences écloses de l'esprit humain. Par elle seule nous pouvons les gouverner; elle seule peut nous apprendre à les contrôler, à les mettre chacune à sa place, à les renfermer dans leurs limites respectives; elle seule enfin peut régénérer l'esprit scientifique et ramener l'unité qui se perd.

Tels sont, Messieurs, les principaux avantages que la logique peut procurer en tout temps, et particulièrement de nos jours. Voyez combien j'en ai énuméré (au risque de vous paraître bien long, et sans avoir tout dit encore), depuis ces qualités en quelque sorte élémentaires : la clarté, la justesse des idées et des expressions, jusqu'à cette élévation de la pensée et cette profondeur des vues, qui nous permettent d'embrasser d'un coup d'œil l'ensemble des sciences humaines et de mesurer de haut les progrès accomplis et ceux qui res

tent à accomplir. Voilà, dis-je, tous les avantages que peut nous procurer la logique, et qu'elle nous procurera en effet, à une condition, pourtant, c'est que nous nous y prêterons. Nul ne devient vertueux ni sage malgré lui. Les préceptes de la logique, comme les prescriptions de la morale, ne produisent. leurs bons effets que chez ceux qui, les ayant adoptés sérieusement, les mettent en pratique. Les règles les plus certaines, les plus incontestables et les plus incontestées en théorie, ne valent pour la pratique que lorsqu'elles y sont appropriées par un exercice assidu. A une bonne théorie logique il faut donc ajouter, pour la rendre utile, un indispensable complément, je veux dire une longue et forte gymnastique de l'intelligence. Mais tout homme qui voudra y mettre un temps suf sant, pourvu qu'il ait dans l'esprit quelque justesse et quelque élévation, est assuré de recueillir de ses études logiques tous les fruits qu'elles promettent. Du temps et de la patience, voilà ce qu'on nous demande : je sais que dans le siècle où nous vivons, ce sent choses assez difficiles à obtenir; mais je sais aussi que dans ce siècle on comprend encore le dévouement à la science, et je crois que la philosophie doit avoir bon espoir.

J'ai essayé de montrer ce que l'esprit gagne à pratiquer la discipline logique; je n'insisterai pas sur ce qu'il lui en coûte de la négliger. Que dire de ce mépris pour ce qui est bon et excellent, de cette légèreté superbe qui ne doute de rien, et qui nous lance sans guide dans les régions de l'inconnu ? Celui qui poursuit ainsi la solution des plus difficiles pro

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