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<«< que l'insertion, par une personne, de son nom dans le blanc laissé dans une procuration qui lui avait été remise après la révocation réguliè rement faite de cette procuration, ne suffisait pas pour constituer un abus de blanc seing; que cet abus ne pouvait résulter que de la création ultérieure d'une obligation souscrite en vertu de la procuration et au nom du mandant, puisque cette obligation seule faisait naître un préjudice [1]. » La même cour a jugé, dans une autre espèce, « que l'inscription au-dessus d'un blanc seing d'un certificat de bonnes vie et mœurs pouvait constituer un abus punissable, lorsque ce certificat, étant destiné à opérer la réception frauduleuse d'un remplaçant dans l'armée, était de nature à compromettre la responsabilité du maire qui avait confié sa signature [2]. » Il suit de là que, si le certificat ne produit pas les mêmes effets, s'il ne réfléchit aucun préjudice contre le signataire, la rédaction au-dessus de sa signature ne constituerait aucun délit.

Nous avons établi les trois conditions légales du délit d'abus du blanc seing: la loi exige qu'un blanc seing ait été volontairement confié par le signataire; que la personne à laquelle il a été confié en ait abusé en inscrivant frauduleusement un acte au-dessus de sa signature; que cet acte soit de nature à compromettre la personne ou la fortune du signataire. La réunion de ces trois éléments constitue le délit; mais, en cette matière, et d'après une jurisprudence que nous allons examiner, il ne suffit pas, pour l'exercice de l'action publique, que le délit existe, et la poursuite peut donner lieu à une grave difficulté.

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allégué consiste dans l'abus d'un blanc seing audessus duquel on aurait écrit une convention d'une valeur supérieure à 150 fr., la feuille sur laquelle le prétendu blanc seing aurait été donné contient un acte complet, et qu'on ne peut séparer la convention qu'il renferme de la feuille qui la constate, pour être admis à prouver par témoins la remise d'un blanc seing sur cette feuille, et, par suite, l'abus qui en a été fait, à moins qu'il ne fût articulé que cette remise a été le résultat de la fraude et de la violence; que s'il en était autrement, il ne serait pas d'acte privé d'une valeur supérieure à 150 fr. qui ne pût être attaqué et détruit par la preuve testimoniale, contrairement aux prescriptions du droit civil; qu'il faut donc que la remise du blanc seing, dont la valeur est d'ailleurs indéterminée, soit prouvée, conformément à ces dispositions, pour que les tribunaux correctionnels puissent vérifier l'abus qui en a été fait [3]. »

Il nous parait que cet arrêt a fait une fausse application d'un principe incontestable en luimême. Il est certain que, suivant la maxime formulée par Merlin, il ne peut y avoir lieu à l'action criminelle que dans le cas où l'action civile permet la preuve testimoniale; en d'autres termes, que partout où la preuve testimoniale est interdite, l'action criminelle ne doit pas être reçue pour réparation d'un délit [4]. Cette maxime a reçu son application dans le cas où il n'a point été fait de reconnaissance écrite d'un dépôt que le dépositaire a détourné à son profit. On invoquait, ainsi que nous le verrons dans la 3° section de ce chapitre, l'art. 408 du Code pénal, qui prévoit et punit ce délit, pour saisir La cour de cassation a jugé, en effet, que la la juridiction correctionnelle; mais l'incompépreuve testimoniale est inadmissible, et par con- tence de cette juridiction fut reconnue par la séquent la juridiction correctionnelle incompé- jurisprudence. En effet, le dépôt est une contente, en cas d'abus de blanc seing, lorsque l'o-vention dont l'existence constitue une question bligation inscrite au-dessus de la signature est supérieure à 150 fr. Les motifs de cette décision sont : « que la juridiction correctionnelle doit se conformer aux règles du droit civil relatives à la preuve testimoniale, lorsqu'elle est saisie de la connaissance d'un délit consistant dans la violation d'une convention dont il faut d'abord établir l'existence; qu'aux termes du droit civil, la preuve d'une convention ne peut être faite par témoins, lorsqu'il s'agit d'une valeur supérieure à 150 fr., à moins qu'il n'y ait un commencement de preuve par écrit ; que lorsque le délit

préjudicielle, et cette question rentre exclusivement dans la compétence de la juridiction civile, car le dépôt et la violation du dépôt sont deux actes divisibles et réellement séparés. Le délit n'est pas dans le dépôt, il est dans un acte postérieur, dans la destruction ou la suppression de la chose confiée au dépositaire. Aussi, de ce que les juges sont compétents pour statuer sur ce délit, il ne s'ensuit pas qu'ils soient aussi compétents pour statuer sur le fait du dépôt [5].

Ce principe s'applique-t-il au cas d'abus de

[1] Cass., 26 fév. 1836.

[2] Cass., 1 mai 1829.

[3] Cass., 5 mai 1831.

[4] Quest. de droit, vo Suppression de litres.

[5] Toullier, t. 9, nos 147 et 148; Merlin, Rép., vo Dépôt, § 1, no 6; Legraverend, Discours prélim., t. 1, P. 342.

blanc seing? La question prend ici une physio

louage, de dépôt ou de mandat.

Les diverses fraudes que le Code pénal a qualifiées d'abus de confiance, et qui font l'objet de l'art. 408, n'avaient cette qualification ni dans le droit romain ni dans l'ancien droit. Quelquesunes, considérées simplement comme des faits de dol civil, n'étaient l'objet d'aucune peine; les autres se trouvaient comprises dans la qualification générale de vol, quoiqu'elles ne présentassent pas les caractères spéciaux de ce délit. C'est ainsi que la loi romaine rangeait dans cette classe le commissionnaire qui avait employé à son usage personnel les deniers qui lui avaient été confiés pour les remettre à un tiers: Si tibi centum dedero ut ea Titio dares, tu quæ non dederis, sed consumpseris, et mandati et furti tenere te Proculus ait [2]. C'est ainsi que la même législation a considéré comme coupables de vol: le créancier qui détournait la chose qui lui avait été remise en gage, le dépositaire qui se servait de l'objet mis en dépôt entre ses mains, l'emprunteur qui dissipait les effets qui lui avaient été confiés à titre de prêt: sive creditor pignore, sive is apud quem res deposita est, ea re utatur, sive is qui rem utendam accepit, in alium usum eam transferet quam cujus gratiá ei data est, furtum committit: veluti, si quis argentum utendum acceperit, quasi amicos ad cœnam invitaturus, et id peregre secum tulerit [5]. L'ancienne jurisprudence, tout en maintenant ces décisions des Institutes, reconnaissait cependant que ces diverses fraudes constituaient une espèce particulière de vol [4].

nomie toute différente. La remise d'un blanc § 3. Du détournement d'objets confiés à titre de seing n'est point une convention; c'est un fait qui n'entraîne même aucune obligation. Dans l'administration, dans le commerce, des actes nombreux sont signés à l'avance en blanc, des signatures sont livrées à des commis. Assurément il n'y a point là de contrat. Aussi la loi civile n'a point exigé, comme au cas de dépôt, la preuve écrite de cette remise; elle admet donc la preuve testimoniale. Et comment la repousser? Un blanc seing n'a par lui-même aucune valeur; on ne saurait dire qu'il excède ou n'atteint pas la somme de 150 fr. Prendrait-on cette valeur dans la convention qui y a été frauduleusement inscrite? Mais il dépendra donc de l'auteur du délit de se soustraire à toute action répressive, en supposant une obligation supérieure à 150 fr. Il ne faut pas confondre le fait de la remise et celui de l'abus. La remise du blanc seing n'est qu'un fait matériel qui précède le délit, mais qui en est indépendant. L'abus postérieur commis sur cette feuille signée ne change rien à la nature de ce fait; il conserve son caractère propre; il reste distinct de la convention qu'a supposée l'abus. La prohibition de la preuve testimoniale, qui ne protége que les conventions, ne doit pas s'appliquer à la remise des blancs seings. Il faut remarquer d'ailleurs que l'art. 407 se trouverait de fait anéanti par la jurisprudence de la cour de cassation : car, à la différence du dépôt, on parviendra difficilement à prouver la remise d'un blanc seing par écrit. Y a-t-il lieu, au surplus, de craindre que les actes sous seing privé soient menacés par ces poursuites, en ce qu'on pourrait les attaquer par la voie criminelle comme abus de blanc seing? Ces craintes seraient exagérées ne faudra-t-il pas toujours établir devant la juridiction correctionnelle le fait de la remise du blanc seing? La fraude se présume-t-elle donc, et ne doit-elle pas être prouvée? En résumé, la cour de cassation nous a paru confondre deux choses distinctes: la remise du blanc seing et l'abus de cette signature. En présence d'une convention abusive et frauduleuse, elle a pensé qu'il s'agissait d'établir son existence légale; il ne s'agit que de prouver la remise antérieure du blanc seing, et les règles du droit civil ne font aucun obstacle à ce que ce fait purement matériel et indépendant de toute convention soit établi par témoins [1].

[1] Les tribunaux correctionnels peuvent admettre la preuve testimoniale pour constater la remise d'un blanc seing entre les mains de celui à qui l'on impute d'en avoir abusé. (Brux., cass., 15 juin 1815; Jur. de Brux., 1815, 1,214; Dalloz, 21, 205; Pasicrisie belge à cette date.)

Il est facile, en effet, d'apercevoir les graves différences qui séparent ces fraudes du délit de vol. Elles s'en éloignent par la nature des faits qui les constituent, par les dangers moins directs dont elles menacent la propriété, par la criminalité moins intense des agents. Ce qui caractérise le vol, c'est la soustraction: la chose est enlevée par ruse ou par violence des mains de son possesseur; l'agent s'en empare malgré celuici ou à son insu. L'abus de confiance suppose, au contraire, que la chose se trouve légitimement entre les mains de l'agent; il la détient avec l'assentiment du propriétaire; il n'emploie ni la ruse ni la violence pour s'en emparer. De là cette double conséquence, que cette fraude ne

[2] L. 22, § 7, Dig. mandati, et l. 52, § 12, Dig. de furtis, et 1. 7, c. de furtis et servo corrupto. [3] Inst., I. 4, tit. 1, de oblig. quæ ex dolo nascuntur, § 6.

[4] Jousse, t. 4, p. 179.

présente pas autant de péril que le vol, puisque le propriétaire peut facilement s'en préserver, et que la loi ne lui doit pas une protection aussi fficace, puisqu'il doit s'imputer l'imprudence qui lui a fait choisir un préposé infidèle, quoniam sibi imputare debet qui præposuit. La nuance profonde qui sépare les deux actions est d'ailleurs évidente: on ne peut imputer à l'auleur de l'abus de confiance, ni la préméditation du délit, puisqu'il ne l'a point préparé, ni l'audace de l'exécution, puisqu'il n'a fait que s'approprier des effets confiés entre ses mains. Son action révèle plus d'entraînement et de faiblesse que de véritable immoralité; il n'a fait que céder à l'occasion qui lui était offerte. Sa faute n'ébranle point l'ordre public; elle n'est point de celles que la police peut surveiller et prévenir; elle ne se manifeste par aucun fait extérieur; elle n'apporte de trouble que dans les relations privées, et c'est par ce motif que la plupart des faits aujourd'hui qualifiés délits par l'art. 408 sont demeurés longtemps dans la classe des dols civils qui ne donnent lieu qu'à des actions en dommages-intérêts.

Les dispositions répressives des abus de confiance ont été souvent modifiées : le législateur les a successivement étendues à des faits que d'abord il n'avait pas cru devoir incriminer. L'art. 29 de la 2 section du tit. 2 du Code de 1791 portait : « Quiconque sera convaincu d'avoir détourné à son profit ou dissipé des effets, marchandises, deniers, titres de propriété ou autres, emportant obligation ou décharge, et toutes autres propriétés mobilières qui lui avaient été confiées gratuitement, à la charge de les rendre ou de les représenter, sera puni de la peine de la dégradation civique. » Cet article se bornait donc à prévoir la seule violation du dépôt. L'art. 12 de la loi du 25 frimaire an 8 conserva cette disposition, mais en substituant la peine de l'emprisonnement à celle de la dé- | gradation civique. L'art. 408 du Code pénal la maintint également, mais avec une addition qui it rentrer dans ses termes le détournement des objets remis pour un travail salarié, à la charge d'en faire un usage ou un emploi déterminé. La loi du 28 avril 1832 a fait subir à cet art. 408 diverses modifications: elle a étendu ses dispositions à trois cas nouveaux, ceux où les effets détournés auraient été remis à titre de louage, de mandat ou pour un travail non salarié; elle a prononcé ensuite une aggravation de la peine, lorsque le coupable est domestique, homme de service à gages, élève, clerc, commis, ouvrier, compagnon ou apprenti: cette circonstance confère au fait du détournement le caractère de crime, et la peine est la reclusion.

L'art. 408 est donc ainsi conçu : « Quiconque aura détourné ou dissipé, au préjudice des propriétaires, possesseurs ou détenteurs, des effets, deniers, marchandises, billets, quittances ou tous autres écrits contenant ou opérant obligation ou décharge, qui ne lui auraient été remis qu'à titre de louage, de dépôt, de mandat, ou pour un travail salarié ou non salarié, à la charge de les rendre ou représenter, ou d'en faire un usage ou un emploi déterminé, sera puni des peines portées en l'art. 406. Si l'abus de confiance prévu et puni par le précédent paragraphe a été commis par un domestique, un homme de service à gages, élève, clerc, commis, ouvrier, compagnon ou apprenti, au préjudice de son maître, la peine sera celle de la reclusion : le tout sans préjudice de ce qui est dit aux art. 254, 255 et 256, relativement aux soustractions et enlèvements de deniers, effets on pièces, commis dans les dépôts publics. »

Cet article, en définissant l'abus de confiance, pose avec clarté les caractères constitutifs du délit; il exige: 1° que le prévenu ait détourné ou dissipé les objets confiés; 2° que ce détournement ait été commis au préjudice des propriétaires, possesseurs ou détenteurs; 3° que les objets confiés soient des effets, deniers, marchandises, billets, quittances ou tous autres écrits contenant ou opérant obligation ou décharge; 4° enfin, que ces objets aient été remis à titre de louage, de dépôt, de mandat, ou pour un travail salarié, à la charge de les rendre ou représenter, ou d'en faire un usage ou un emploi déterminé. Ces quatre règles, qui ne sont que l'analyse textuelle de l'article, forment les éléments essentiels du délit qui ne peut exister que lorsqu'elles s'appliquent à la fois au même fait.

Le premier élément du délit est le détournement ou la dissipation des effets. Ces mots dėtourner et dissiper, reproduits du Code de 1791 par le Code pénal, n'expliquent pas quels sont les faits qui peuvent constituer le détournement ou la dissipation. « Cet article, a dit Carnot, s'est servi de ces mots détourner ou dissiper pour faire voir que de quelque manière que le dépositaire s'y soit pris pour s'approprier la chose déposée, il y a délit dissiper est une expression générique qui embrasse tous les cas qui peuvent se présenter [1]. » C'est, en effet, dans le fait de s'approprier la chose confiée que réside le détournement, soit que l'agent la conserve pour lui-même, soit qu'il en fasse un emploi quelconque c'est en se substituant aux

[1] Comment, du C. pén., t. 2, p. 329.

droits du bailleur, du déposant ou du mandant, c'est en faisant acte de propriétaire, c'est en disposant à son profit des choses qui ne lui ont été remises que pour en faire un emploi déterminé, que cet agent détourne ou dissipe ces choses.

Mais si ces termes sont vagues, il est évident, et c'est la limite nécessaire de leur application, qu'ils ne peuvent s'étendre qu'à des faits frauduleux; car, en règle générale, il n'y a point de délit quand le fait matériel n'est pas accompagné de fraude et d'intention de nuire; et cette règle s'applique nécessairement à l'abus de confiance; car comment concevoir cet abus sans une pensée de fraude? Comment l'agent aurait-il trompé son commettant et abusé de sa confiance, s'il a agi de bonne foi, et s'il n'a fait que se tromper lui-même? Ce qu'il faut soigneusement distinguer en cette matière, c'est l'inexécution du contrat et la fraude: l'inexécution du contrat donne lieu à une action civile; la fraude scule peut motiver l'action criminelle. Il ne suffit donc pas du fait matériel du détournement des effets confiés pour que la juridiction correctionnelle puisse être saisie; il est nécessaire d'établir que l'agent a commis ce détournement, non pas seulement par imprudence ou négligence, mais en fraude des droits du commettant et avec le dessein de lui nuire : c'est cette volonté coupable qui constitue toute la criminalité de l'abus. La cour de cassation a plusieurs fois reconnu cette règle. Nous ne rappellerons ici qu'une espèce dans laquelle un individu s'était chargé de faire parvenir ou de transporter une somme d'argent au receveur d'une ville voisine. Au lieu de la porter lui-même, il chargea un de ses débiteurs de compter cette somme au receveur; mais ce débiteur ne remplit pas ce mandat et fit faillite. Une poursuite fut exercée; mais la cour de cassation en annula les actes: « Attendu qu'il s'agit d'un simple mandat sans l'intervention d'aucune des circonstances de dol et de fraude qui caractérisent un délit; que, par conséquent, cette affaire ne peut être de la compétence des tribunaux correctionnels [1]. »

Mais à quels signes reconnaître la fraude? Doit-elle être présumée par le seul fait du détournement? Résulte-t-elle nécessairement de l'impossibilité où s'est placé l'agent de restituer les effets qui lui ont été confiés?

Merlin, dans un réquisitoire qui a précédé l'arrêt du 18 novembre 1813, s'est exprimé en ces termes : « Il n'est ni impossible, ni même difficile de fixer l'époque où naît l'action crimi

[1] Cass., 7 therm. an 8. (De Villeneuve, Pasicrisie.)

| nelle contre le mandataire qui s'approprie les deniers de son commettant. Cette action naît à l'instant même où les deniers du commettant sont employés par le mandataire à son usage personnel. On sait bien que la pratique n'est pas à cet égard tout à fait d'accord avec la théorie. On sait bien que, dans la pratique, le mandataire qui s'est approprié les deniers de son commettant n'est poursuivi par action criminelle que lorsque son insolvabilité venant à éclater, il se trouve dans l'impossibilité de rendre l'équivalent de ce qu'il a pris, et qu'on en use ainsi de même à l'égard des receveurs des deniers publics. Mais il n'en est pas moins constant en théorie que le délit a été commis au moment même où le mandataire, portant la main sur la caisse, a usé, comme de son bien personnel, de choses qui ne lui appartenaient pas, et que si, ce qu'on ne fait jamais, on agissait avec lui avec toute la rigueur de la loi, on le punirait même après qu'il aurait rendu l'équivalent de ce qu'il a pris, comme on punirait un voleur, même après qu'il a restitué l'objet qu'il avait soustrait frauduleusement. Pourquoi, du reste, la pratique diffère-t-elle à cet égard de la théorie? Parce que le mandataire qui reçoit les deniers de son commettant n'est pas obligé de constater, et ne constate pas en effet, les espèces dans lesquelles il les reçoit; que, lorsqu'il en représente l'équivalent, il est censé les avoir conservés en nature, tels qu'il les a touchés, et que, par la raison contraire, lorsqu'il ne peut pas en représenter l'équivalent, il est censé ne les avoir détournés à son profit qu'à l'instant même où son délit est reconnu [2]. »

Cette doctrine nous paraît complétement inexacte. En premier lieu, il est difficile de concevoir la distinction faite par ce magistrat entre la théorie et la pratique, en ce qui concerne la répression de ce délit. La théorie d'une loi se compose de l'ensemble des principes de cette loi; or, la loi a-t-elle posé comme une règle que le seul usage des effets confiés à l'agent constituerait ce délit? Nullement, elle n'a incriminé que le détournement et la dissipation de ces effets, et ces expressions seules indiqueraient que, dans son esprit, le délit n'est consommé que par la perte de ces effets. La théorie invoquée par Merlin n'est donc qu'une abstraction prise en dehors de la loi, et qui ne peut exercer aucune influence sur son interprétation.

Ainsi, on ne peut dire avec ce jurisconsulte que le délit est consommé au moment où, celui auquel des deniers ont été confiés, les emploie à

[2] Rep., vo Fol, sect. 2, § 3.

son usage personnel. Sans doute le mandataire | existé dès ce moment, par le concours du fait méconnaît ses engagements, il est infidèle à son matériel du détournement et de la fraude. Mais mandat, lorsqu'il se sert des sommes qui lui comme cette fraude ne peut se constater par ont été remises; mais cette inexécution du con- elle-même, comme elle ne peut résulter que du trat peut ne donner lieu qu'à des dommages-in- défaut de restitution, et qu'il importe, dans une térêts que le Code civil a pris soin de stipuler matière aussi délicate et qui touche si intimed'avance en disposant, par son article 1996, quement à l'exécution des conventions, que l'action le mandataire doit l'intérêt des sommes qu'il a répressive ne marche qu'en s'appuyant sur des employées à son usage, à dater de cet emploi. faits précis, il est vrai de dire que le délit C'est la fraude, la fraude seule qui constitue le n'existe qu'alors que la restitution est déniée ou détournement: le mandataire ne détourne pas qu'elle est devenue impossible. Il est donc une somme, par cela seul qu'il l'emploie à son inexact de comparer le mandataire qui restitue usage personnel, s'il a l'intention et les moyens les sommes qu'il a employées à son usage, au de la rembourser, soit à une époque fixée pour voleur qui restituerait l'objet qu'il aurait sousen faire l'envoi, soit à la première demande du trait frauduleusement dans le vol, cette sousmandant. Le détournement n'existe que lorsque traction consomme le délit, et la restitution ulle mandataire, en faisant emploi des deniers, térieure ne saurait le faire disparaître; dans agit pour en frustrer le propriétaire, lorsqu'il a l'abus de confiance, le délit n'existe point enl'intention de se les approprier à son préjudice; core, tant que le mandataire n'a pas dénié sa c'est cette appropriation frauduleuse qui consti- dette, tant qu'il n'a pas été mis en demeure de tue le délit. La seule difficulté est de poser une l'acquitter; ces deux espèces, rapprochées par limite entre l'emploi momentané et le détourne- Merlin, n'avaient aucun rapport. La règle génément frauduleux. rale en cette matière, est qu'il n'y a délit susceptible d'une poursuite correctionnelle, qu'après que celui à qui des deniers ou effets ont été confiés, a été mis en demeure de les restituer.

Cette doctrine a été confirmée par la jurisprudence. Dans une première espèce, des prévenus de contrebande, en état de détention, avaient chargé une personne, moyennant un salaire, de verser dans la caisse de l'administration des contributions indirectes une somme qui était le montant d'une transaction avec cette adminis

Le mandataire qui emploie à son usage personnel les deniers qui lui ont été confiés, a l'intention de les restituer, ou celle de se les approprier au préjudice de son commettant. Dans la première hypothèse, il commet une faute dans l'exécution du contrat, mais non un délit; il doit l'intérêt des sommes dont il s'est servi, mais il n'est passible d'aucune peine. Dès qu'aucune pensée frauduleuse ne peut lui être imputée, il n'est qu'un débiteur retardataire, et il n'est tenu que de réparer le dommage qu'il a causé. La so-tration. Le mandataire employa cette somme à lution devient plus douteuse si, après avoir fait emploi des sommes confiées, le mandataire est devenu insolvable, car il est plus difficile d'admettre qu'il ait été de bonne foi. En règle générale, on peut dire que le mandataire devait connaître sa position, et savoir qu'en employant à son usage les deniers qui lui avaient été remis, il les exposait, et qu'il consommait dès lors un véritable détournement; son insolvabilité élève donc une grave présomption de fraude et donne ouverture à l'action criminelle. Mais, dans ce cas même, s'il établissait qu'au moment de l'emploi il était de bonne foi et que son insolvabilité est le résultat d'événements imprévus et postérieurs au détournement, la poursuite n'aurait plus de base, le délit s'effacerait avec la fraude.

Dans la deuxième hypothèse, celle où l'intention du mandataire a été de s'approprier les deniers au moment même où il les employait à son usage, on peut dire avec Merlin que le délit a

[1] Cass., 17 juill. 1829,

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son usage personnel, et ce ne fut qu'après plusieurs jours, pendant lesquels les prévenus gardèrent la prison, qu'il en effectua le versement. La cour de Metz avait vu dans ce détournement momentané le délit prévu par l'art. 408; mais cette décision a été annulée par la cour de cassation : « Attendu que par les expressions détourné ou dissipé au préjudice du propriétaire, l'art. 408 indique suffisamment qu'il ne fait pas consister le délit d'abus de confiance dans le simple retard qu'un mandataire salarié apporterait dans l'exécution de son mandat, mais dans le fait de ce mandataire qui, par son infidélité, se serait mis dans l'impuissance de remplir son mandat [1]. » La même cour a de nouveau déclaré, dans une autre espèce: « qu'on ne saurait confondre le dol civil qui doit être apporté dans l'exécution d'un mandat, avec la fraude au moyen de laquelle le mandataire s'est mis dans l'impuissance de le remplir [2]. »

Nous arrivons à la deuxième condition pres

[2] Cass., 11 mai 1838.

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