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de la religion un tel être pouvait, à tous les instants, s'oublier lui-même; les philosophes l'ont averti par les lois de la morale. Fait pour vivre dans la société, il y pouvait oublier les autres, les législateurs l'ont rendu à ses devoirs par les lois politiques et civiles» (Esprit des lois, liv. 1, ch. 1). On ne voit pas trop quelle place Montesquieu assigne dans son système aux lois naturelles, et même de quelle utilité peuvent être ces lois, puisque l'homme trouve dans la religion, dans la philosophie morale et dans la législation positive toutes les règles de sa conduite par rapport à Dieu, par rapport à lui-même et par rapport à ses semblables. Aussi Montesquieu est-il forcé, pour donner place à ces lois, de supposer pour l'homme un état de nature antésocial dans lequel il serait soumis à leur empire. « Avant toutes ces lois, ditil, sont celles de la nature, ainsi nommées parce qu'elles dérivent uniquement de la constitution de notre être. Pour les connaître bien, il faut considérer un homme avant l'établissement des sociétés. Les lois de la nature seront celles qu'il recevrait dans un état pareil. » Ainsi les lois naturelles n'existent que pour un état purement hypothétique. Mais alors à quoi bon des lois naturelles? On conçoit très-bien que les anciens épicuriens et les sceptiques aient admis un état de nature antésocial dans lequel l'homme n'est soumis qu'aux lois de la nature brute, pour en conclure que, par la nature même, il n'y a ni juste ni injuste, et que la loi positive, c'est-à dire la loi établie par un supérieur humain, pour l'utilité commune, peut seule créer la justice et l'injustice; on conçoit encore que Hobbes se soit occupé de cet état pour prouver qu'il n'y a pas de justice naturelle que l'on puisse invoquer à l'encontre de la justice civile ou de la volonté du souverain. On comprend encore Rousseau dans son pamphlet contre la société (De l'origine et des fondements de l'inégalité entre les hommes) vantant le bonheur de l'état de nature et décrivant ses lois, ou bien dans son Contrat social voulant établir contre Hobbes que l'homme, dans l'état de nature, est soumis à des lois, jouit de facultés, qu'il n'abdique pas, qu'il ne peut pas abdiquer en formant une société avec ses semblables. Dans un cas c'était une boutade de son imagination, dans l'autre c'était la réfutation du système de Hobbes en se plaçant dans l'hypothèse qui servait de base au philosophe anglais. Mais pour Montesquieu qui définit les lois en général : « les rapports nécessaires dérivant de la nature des choses, » et qui écrit ces belles paroles: « La loi en général est la raison humaine en tant qu'elle gouverne tous les peuples de la terre, et les lois politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que les cas particuliers où s'applique cette raison humaine; » pour Montesquieu, disons-nous, à quoi bon cette hypothèse absurde, à quoi bon prouver que la crainte porterait d'abord les hommes à se fuir et puis à se rapprocher, mais non à s'attaquer, et que les inclinations d'un sexe pour l'autre faciliteraient ce rapprochement? On ne s'expliquerait pas ce véritable hors-d'œuvre dans l'Esprit des lois, si l'on ne se reportait aux travaux antérieurs dans lesquels cette hypothèse est toujours mise en avant, et surtout à l'époque où l'Esprit des lois fut composé et où l'on s'occupait beaucoup d'état naturel, de religion naturelle. Or ces opinions philosophiques du dix-huitième siècle n'ont pas été sans influence sur l'œuvre principale du grand publiciste et même sur ses autres ouvrages. Voici maintenant ce que Montesquieu dit du droit des gens : « Considérés comme habitants d'une si grande planète qu'il est nécessaire qu'il y ait différents peuples, ils (les hommes) ont des lois dans le rapport que ces peuples ont entre eux, et c'est le droit des gens. » Or « le droit des gens est naturellement fondé sur ce principe : que les diverses nations doivent se faire dans la paix le plus de bien, et dans la guerre le moins de mal qu'il est possible, sans nuire à leurs véritables intérêts. L'objet de la guerre, c'est la victoire; celui de la victoire, la conquête; celui de la conquête, la conservation. De ce principe et du précédent, doivent dériver toutes les lois qui forment le droit des gens » (Esprit des lois, liv. 1, ch. 3).

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25. En parlant de Montesquieu, nous avons dit quelques mots de Jean-Jacques Rousseau; il nous est impossible de ne pas parler ici avec plus de détails de son système, qui a eu une si incontestable influence sur notre législation révolutionnaire (V. le mot Droit constit.). Ce système est exposé dans son Discours sur1'0rigine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, et dans son Contrat social. Dans le premier de ces ouvrages, Jean-Jacques

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Rousseau répondant à une question mise au concours par l'aca démie de Dijon, examine quelle est l'origine de l'inégalité parmi les hommes, et si elle est autorisée par la loi naturelle. Il expose dans la préface, le but de son œuvre et la nécessité de remonter à l'état primitif de l'homme, pour savoir si l'inégalité qui existe parmi les hommes dépend de leur nature ou de l'état artificie qui a succédé à l'état primitif. Il faut donc remonter à l'homme naturel, à l'homme tel que la nature l'a fait, et non tel que le façonne la société. Or, dans cet état de nature, l'homme est sous l'empire de l'instinct de conservation pour lui et de la pitié pour ses semblables. Ainsi, il ne leur fera pas de mal à moins que le soin de sa conservation ne l'y oblige. Il n'aura pas d'ailleurs besoin d'être un grand raisonneur pour connaître la loi naturelle, il n'aura qu'à suivre ses impulsions intérieures. L'homme doit, en effet, ne pas faire du mal à ses semblables, non parce qu'il est un être raisonnable, mais parce qu'il est un être sensible. C'est, comme on le voit, dans Rousseau, tout un nouveau système de droit naturel, ou plutôt c'est le système épicurien. L'homme réduit à l'état d'être sensible ou de brute est régi par le droit naturel, qui, par suite, est la loi des brutes. Mais Rousseau ne s'arrête pas là, et donnant carrière à son imagination, il décrit et célèbre le bonheur de l'homme dans cet état. Il le représente au physique comme fort, robuste, exempt de maux, au moral comme innocent et libre, sans passions, ne désirant comme seuls biens que la nourriture, une femelle et le repos, et ne redoutant comme maux que les douleurs et la faim... Tels sont les traits principaux du tableau que Jean-Jacques trace du bonheur de l'homme dans l'état de nature ou dans l'état sauvage. Qu'est-il besoin de dire que la réalité donne le plus cruel démenti aux rêveries antisociales du philosophe? Mais il ne sera pas sans intérêt de mettre ici sous les yeux de nos lecteurs quelques-uns des paradoxes que Rousseau, qui en fut d'ailleurs si prodigue dans tous ses ouvrages, émet dans celui-ci. « Quoi qu'il en soit de ces origines (du langage), on voit du moins au peu de soin qu'a pris la nature de rapprocher les hommes par des besoins mutuels et de leur faciliter l'usage de la parole, combien elle a peu préparé leur société et combien elle a peu mis du sien dans tout ce qu'ils ont fait.» N'avait-il pas déjà écrit : « Si la nature nous a destinés à être sains, j'ose presque assurer que l'état de réflexion est un état contre nature, et que l'homme qui médite est un animal dépravé. » Voici encore ce qu'il disait de l'origine du droit de propriété et de la société elle-même : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. » Il est impossible de ne pas reconnaître dans ces passages le précurseur de nos modernes socialistes et en particulier de celui qui, comme Rousseau, dirigea son premier pamphlet contre la propriété. Mais ce qui n'était, de la part du philosophe de Genève, qu'une boutade philosophique, a, depuis lors, été érigé en système, et il n'a pas tenu à ses partisans qu'un pareil système n'ait été réalisé. Dans son Contrat social, tout en admettant, comme base de son système, l'hypothèse d'un état de nature antésocial, et en faisant reposer l'organisation de la société sur des conventions, Rousseau ne se montre ni aussi enthousiaste de l'état de nature ni aussi hostile à l'état social: « Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très-remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C'est alors seulement que la voix du devoir succédant à l'impulsion physique et le droit à l'appétit, l'homme qui, jusque-là, n'avait regardé que lui-même, se voit forcé d'agir sur d'autres principes, et de consulter sa raison avant d'écouter ses penchants; quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses sentiments s'ennoblissent, son âme tout entière s'élève à tel point, que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir saus cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais, et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme..... On pourrait, sur ce qui précède, ajouter à l'acquit de l'état civil la liberté morale, qui seule rend l'homme vraiment maître de lui, car l'impulsion du seul appétit est esclavage, et l'obéissance à la

foi qu'on s'est prescrite, est liberté » (Contrat social, liv. 1, ch. 8). « Je terminerai ce chapitre et ce livre, dit un peu plus loin Jean-Jacques, par une remarque qui doit servir de base à tout le système social: c'est qu'au lieu de détruire l'égalité naturelle, le pacte fondamental substitue, au contraire, une égalité morale et légitime à ce que la nature avait pu mettre d'inégalité physique entre les hommes, et que, pouvant être inégaux en force ou en génie, ils deviennent tous égaux par convention et de droit » (ibid., ch. 9, à la fin). — Voilà certes la société bien vengée par Rousseau lui-même de tout ce que le philosophe avait écrit contre elle; mieux qu'aucun partisan, même qu'aucun chef de l'école sociale, il en montre tous les avantages et tous les bienfaits pour l'homme. Et qu'on ne pense pas que Rousseau n'admet d'autres lois pour régir l'homme que les lois de la nature et les lois positives; voici ce qu'il écrit à ce sujet : « Ce qui est bien et conforme à l'ordre est tel par la nature des choses et indépendamment des conventions humaines. Toute justice vient de Dieu, lui seul en est la source; mais si nous savions la recevoir de si haut, nous n'aurions besoin ni de gouvernement ni de lois. Sans doute, il est une justice universelle émanée de la raison seule; mais cette justice, pour être admise par nous, doit être réciproque. A considérer humainement les choses, faute de sanction naturelle, les lois de la justice sont vaines parmi les hommes... Il faut donc des conventions et des lois pour unir les droits aux devoirs et ramener la justice à son objet » (Contrat social, liv. 2, ch. 6).

26. Disciples de Grotius et de Montesquieu, les rédacteurs du code civil n'ont fait que suivre les principes de l'école à laquelle appartiennent ces deux illustres publicistes. Dans le discours préliminaire du code civil, ils définissaient le droit comme Montesquieu lui-même: «Le droit, disaient-ils, est la raison universelle, la suprême raison fondée sur la nature. Les lois positives ne doivent être que le droit réduit en règles positives, en préceptes particuculier. » Et ailleurs : « La raison, en tant qu'elle gouverne indédéfiniment tous les hommes, s'appelle droit naturel. » C'est bien là le droit naturel tel que le définissait Grotius, et, en remontant plus haut, tel qu'il était défini par les jurisconsultes stoïciens : « Quod naturalis ratio, inter omnes homines constituit. »> « Les nations entre elles sont sous l'empire de ce droit » et « les membres de chaque cité sont régis comme hommes par le droit naturel, comme citoyens par les lois.» Ainsi, d'après les rédacteurs du code, le droit naturel n'est pas ce droit qui régissait l'homme dans cet état bypothétique que l'on a appelé état de nature; car ils repoussent formellement cette hypothèse absurde d'un état de nature antésocial; ce n'est pas davantage ce droit purement rationnel, qui ne vit et ne se meut que dans le domaine de la spéculation pure; ce droit vit au fond de toutes les législations; il ne se compose pas de principes abstraits, faits pour une société imaginaire, mais de ces principes sociaux, de ces institutions sociales qui, sous des formes particulières, appropriées aux besoins de chaque peuple, sont les mêmes partout et toujours. Mais quels sont ces principes, quelles sont ces institutions? Ce sont, d'une part, les trois préceptes de droit V. no 43); de l'autre, ces institutions qu'on retrouve chez tous les peuples, telles que le mariage, la propriété. — V. pour ces dernières, comme faisant partie du droit naturel, l'exposé des motifs du titre du Mariage et celui du titre de la Propriété, par Portalis.

27. Après les rédacteurs du code civil, nous n'avons pas un grand nombre de travaux ou de systèmes à analyser. On est resté chez nous dans les anciens principes de l'école de Grotius, au moins en général; car quelques écrivains modernes se sont pris à douter de l'existence et de l'utilité du droit naturel comme absolument distinct de la morale et du droit positif; d'autres, mais non pas des jurisconsultes, ont suivi les théories modernes de l'Allemagne, que nous exposerons bientôt. L'utilité du droit naturel considéré, abstraction faite du droit positif, comme régissant des êtres et une société imaginaire serait au moins contestable; mais si on le réduit, ainsi que nous l'avons fait, aux préceptes et aux institutions fondamentales, bases des sociétés existantes et possibles et des législations, cette utilité ne peut être contestée; qu'on n'oublie pas en ceci que les jurisconsultes romains, dont on ne saurait nier assurément l'esprit positif et pratique, avaient su découvrir au fond du droit positif un droit TOME XIX.

| plus général, universel, et qu'ils en avaient proclamé l'existence. Si les pures spéculations philosophiques sont trop vagues pour convenir au jurisconsulte, la philosophie ne saurait néanmoins être proscrite du domaine du droit; mais nous le reconnaissons volontiers, il y avait un danger à laisser envahir ce domaine par les principes et les théories mal définies du droit naturel, et c'est pour se tenir en garde contre ce danger que quelques commentateurs de nos lois civiles se sont jetés dans un positivisme trop exclusif. Les théories de la nouvelle école historique allemande ont aussi contribué à cette espèce de discrédit dans lequel est tombé le droit naturel. Par une réaction évidente contre les idées des anciens publicistes ou des philosophes qui supposaient d'abord l'homme dans un état de nature avant la formation des sociétés, et puis admettaient que ces sociétés avaient été formées par des conventions faites entre eux, la nouvelle école historique repoussa comme une hypothèse absurde cet état antésocial, et avec lui ce prétendu droit qui aurait alors régi l'homme. Pour elle le droit positif, ce droit qui naît et se développe avec les peuples comme leur langue, est tout; il n'y a rien en deçà, il n'y a rien au delà, parce qu'il revêt toutes les formes, par ce qu'il se modifie sans cesse avec les besoins. L'auteur, ou du moins le principal défenseur de ce système, conséquent avec ces principes, était l'adversaire de toute codification, et en particulier de la nôtre (V. Savigny, Beruf unserer zeit fur Rschtswissenschaft und Gesetzgebung, et System des H. R. Rechts). — On a reproché, et non sans raison, à l'école historique, d'avoir ainsi consacré comme légitimes toutes les institutions, d'avoir laissé sans défense les institutions fondamentales, et en voulant trop écarter l'arbitraire de la législation d'avoir mis à sa place l'instinct, d'en avoir exclu la raison. Aussi une école philosophique a-t-elle essayé de concilier les principes rationalistes avec les principes de l'école historique; mais, en réalité, il n'est résulté de cette prétendue alliance qu'une confusion, qu'une absorption complète de l'histoire dans des conceptions purement rationnelles, où les faits historiques sont étrangement défigurés. Telle a été l'influence de l'école hégélienne sur le droit.-V. infrà, no 31.

28. Les seuls travaux qui aient été publiés en France sur le droit naturel, et qui méritent de fixer notre attention sont, d'une part, le Cours de droit naturel de M. Jouffroy; de l'autre, la Philosophie du droit de M. Belime. Le cours de M. Jouffroy n'est pas, à proprement parler, comme il en porte le nom, un cours de droit naturel, c'est plutôt un cours ou une partie d'un cours de morale. Le droit naturel est, en effet, pour le philosophe, l'ensemble des règles de la conduite de l'homme dans cette vie; règles de la conduite dans la relation de l'homme avec Dieu, dans celle de l'homme avec lui-même, dans la relation de l'homme aux choses et enfin dans la relation de l'homme à ses semblables. Ce n'est pas là le domaine du droit, mais bien celui de la morale qui embrasse tous les devoirs de l'homme dans la vie présente. Le cours de droit naturel faisait d'ailleurs partie du cours entrepris par M. Jouffroy sur la destinée humaine. Or, pour connaître la destinée de l'homme, sa vie à venir, il fallait étudier cette destinée ou plutôt l'état de l'homme dans la vie présente. M. Jouffroy observe dans l'homme trois états: le premier, qui est l'état d'enfance, dans lequell'homme agit sous l'impulsion des tendances primitives, c'està-dire de ses passions. Le deuxième est l'état de liberté et de volonté, dans lequel l'homme dirige dans son intérêt privé, les forces primitives auxquelles il cédait dans le premier état. Le troisième est l'état de raison, dans lequel l'homme dirige tout à la fois ses passions et son intelligence dans son intérêt bien entendu, et s'élève par l'observation des autres êtres, en rapport avec lui, à la connaissance de sa nature et à celle de l'ordre universel; il passe du bien relatif au bien absolu. Dans le premier état l'homme ne connaît que le bien et le mal physique; dans le second, il n'a pas encore l'idée de l'ordre, du bien absolu, il n'est pas encore arrivé à cet état moral qui est le troisième. Mais des philosophes ont nié la possibilité du bien absolu; d'autres, sans nier sa possibilité, ont nié son existence; d'autres n'ont nié ni l'une ni l'autre; mais en n'admettant pas les faits moraux, ils ont ruiné sa base ou faussé sa notion. La première chose à faire, c'est l'examen et la réfutation de ces divers systèmes, car s'il n'y a pas de bien absolu, il n'y a pas de force obligatoire, et s'il n'y a pas de force obligatoire, il n'y a pas de droit naturel. Aussi

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M. Jouffroy consacra-t-il à l'exposition et à la critique des syslèmes trois années de son cours; il ne put conduire au delà son ouvre, et au moment où il disait : « Nous voici en présence du problème, nous allons le résoudre, Phistorien disparaît, le philosophe lui succède, » la mort interrompit ses leçons et ses travaux. Le Cours de droit naturel de M. Jouffroy ne serait donc qu'une histoire de ce droit, si en effet il s'était occupé de droit naturel; mais, ainsi qu'on a pu en juger par l'esquisse que nous avons tracée du but et du plan de son travail, c'est une histoire de la morale; et ce qui le prouve, c'est que M. Jouffroy ne s'est pas même occupé dans son cours de ceux qui furent les fondateurs de cette science et des divers systèmes qu'elle a fait naître. Le mot droit naturel, employé dans un sens philosophique peutêtre, mais non certainement juridique, est tout ce que l'on rencontre dans son cours de relatif à cette partie de la science du droit.

29. Dans sa Philosophie du droit, M. Belime a, comme M. Jouffroy, fait l'histoire et la critique des systèmes de morale, mais il y a joint celle des systèmes de droit naturel. Quant à son propre système, il adopte le principe de Thomasius et de Kant, comme distinguant ce droit de la morale; il ne l'admet toutefois que comme base des relations extrasociales d'individus ou de nations. « Hors de l'état de société, dit-il, le droit naturel n'oblige qu'à ne pas se nuire. Dans l'état de société, la loi peut imposer à l'individu un sacrifice dans l'intérêt de tous et de luimême, et la limite de ce sacrifice est dans ce principe que l'individu ne doit jamais plus à la société qu'il ne reçoit d'elle en protection.» Mais ce principe n'est autre que celui de l'école utilitaire de Bentham, et son application peut donner lieu aux plus fanestes conséquences. D'autre part, un principe négatif ne pouvant pas servir de base au droit, car l'homme n'est pas seulement obligé vis-à-vis de son semblable à ne pas lui nuire, il en résulterait que le droit n'existerait que dans l'état de société, c'est-à-dire sous forme de droit positif. Mais on arrive ainsi au système de l'école historique qui n'admet pas l'existence du droit naturel, comme absolument indépendant de la morale et des lois positives. Ce serait toutefois méconnaître l'opinion de M. Belime, qui a été l'un des adversaires de cette école et qui a voulu concilier dans son ouvrage les principes des deux écoles opposées, celui de l'école rationaliste et le sien. Si la solution du problème fut tentée par lui, il est à craindre qu'il ne l'ait point obtenue.

sumé, veut-on savoir, d'après Bentham, si une action est bonne on mauvaise, on doit examiner les plaisirs ou les peines du corps ou de l'âme qui peuvent en être la conséquence, et voir si la somme des plaisirs l'emporte sur celle des peines, ou si la somme des peines l'emporte sur celle des plaisirs. C'est une simple évaluation à faire, d'après certains procédés indiqués par Bentham, et puis un calcul. Mais alors chacun sera juge de l'utilité et toute obligation sera soumise à l'appréciation de l'intérêt personnel. « Cela doit être, répond Bentham, autrement l'homme ne serait pas un agent raisonnable: celui qui n'est pas juge de ce qui lui convient est moins qu'un enfant, c'est un idiot. L'obligation qui enchaîne les hommes à leurs engagements n'est autre chose que le sentiment d'un intérêt d'une classe supérieure qui l'emporte sur un intérêt subordonné. On ne tient pas uniquement les hommes par l'utilité particulière de tel ou tel engagement; mais dans les cas où l'engagement devient onéreux à l'une des parties, on les tient encore par l'utilité générale des engagements, par la confiance que chaque homme éclairé veut inspirer pour sa parole, afin d'être considéré et de jouir des avantages attachés à la probité et à l'estime. Ce n'est pas l'engagement qui constitue l'obligation par lui-même; car il y a des engagements nuls, il y en a d'illégitimes. Pourquoi? Parce qu'on les considère comme nuisibles. C'est donc l'utilité du contrat qui en fait la force. » Tout se réduit donc à savoir, pour les individus comme pour la société, si une action procurera en somme plus d'avantages que d'inconvénients, plus de plaisirs que de peines, et s'il en est ainsi, elle sera utile, elle sera bonne; cette appréciation, chaque homme pourra la faire, mais il devra tenir compte de tous les intérêts engagés dans la question, intérêts secondaires, intérêts d'un ordre supérieur. En ramenant ainsi la politique ou le droit à l'utilité, Bentham ne les met-il pas en opposition avec la morale? << Toute la différence qu'il y a entre la politique et la morale, c'est que l'une dirige les opérations des gouvernements, l'autre les procédés des individus ; mais leur objet commun, c'est le bonheur. Ce qui est politiquement bon ne saurait être moralement mauvais, à moins que les règles d'arithmétique qui sont vraies pour les grands nombres, ne soient fausses pour les petits. » La morale et la législation doivent avoir le même objet; seulement, comme la morale embrasse toutes les actions, soit publiques, soit privées, elle peut mener l'individu, comme par la main, dans tous les détails de sa vie, dans toutes ses relations avec ses semblables. La législation ne le peut ni ne le doit. « La législation, en un mot, a bien le même centre que la morale, mais elle n'a pas la même circonférence. » Nous avons cru devoir reproduire à peu près textuellement les principes de Bentham tels qu'ils sont exposés dans ses Principes généraux de législation (t. 1 de ses œnvres publiées par M. Ét. Dumont), pour qu'on se fasse une idée

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30. Nous avons déjà parlé plusieurs fois du système utilitaire de Bentham, nous devons maintenant en exposer les principes. « Le bonheur public, dit Bentham, doit être l'objet du législateur; l'utilité générale doit être le principe du raisonnement en législation. Connaître le bien de la communauté dont les intérêts sont en question, voilà ce qui constitue la science; trouver le moyen de le réaliser, voilà ce qui constitue l'art. » Mais qu'est-exacte de son système. Nous croyons inutile de le réfuter ici, cette

ce que le bien, le bonheur, l'utilité ? Voici comment s'explique le philosophe lui-même : « La nature a placé l'homme sous l'empire du plaisir et de la douleur. Nous leur devons toutes nos idées; nous leur rapportons tous nos jugements, toutes les déterminations de notre vie. Celui qui prétend se soustraire à cet assujettissemeni ne sait ce qu'il dit : il a pour unique objet de chercher le plaisir, d'éviter la douleur dans le moment même où il se refuse aux plus grands plaisirs et où il embrasse les plus vives douleurs. Ces sentiments éternels et irrésistibles doivent être la grande étude du moraliste et du législateur. Le principe de l'utilité subordonne tout à ces deux mobiles. » Ainsi mal, c'est peine, douleur ou cause de douleur; bien, c'est plaisir ou cause de plaisir, et l'utilité est un terme abstrait qui exprime la propriété ou la tendance d'une chose à préserver de quelque mal ou à procurer quelque bien. Ce qui est conforme à l'utilité ou à l'inlérêt d'un individu, c'est ce qui tend à augmenter la somme totale de son bien-être. Ce qui est conforme à l'utilité ou à l'intérêt d'une communauté, c'est ce qui tend à augmenter la somme totale du bien-être des individus qui la composent. Tel est le système de Bentham, qui n'est autre, il l'avoue lui-même, que l'épicurisme. Seulement il justifie Épicure dans les termes suivants : Épicure, il est vrai, a seul, parmi les anciens, le mérite d'avoir connu la véritable source de la morale; mais supposer que sa doctrine prête aux conséquences qu'on lui impute, c'est supposer que le bonheur peut être ennemi du bonheur même. » En ré

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réfutation se trouve d'une manière complète dans le Cours de droit naturel de M. Jouffroy (t. 2) et dans celui de M. Ahrens. L'illustre philosophe français ramène tout le système de Bentham à l'intérêt personnel, et il prouve aisément qu'un tel système, dont l'appréciation est essentiellement variable, ne peut servir de base à la morale et au droit naturel.

31. Quoique les théories qui se sont produites en Allemagne à la fin du dix-huitième et dans le courant du dix-neuvième siècle, n'aient eu aucune influence sur notre législation positive, nous ne saurions nous dispenser d'en esquisser ici les principaux traits. Kant, le premier, ouvrit à la science une voie nouvelle en distinguant nettement le droit de la morale. Le droit régit les actions externes, et la morale les actions internes de l'homme. Selon lui, le droit est l'ensemble des conditions sous lesquelles la liberté extérieure de chacun peut coexister avec la liberté de tous, et est juste toute action qui, faite par tous, ne porterait atteinte à la liberté de personne. Le but de l'État consiste dans le maintien et la sanction de l'état de droit, dans lequel les droits absolus des citoyens, la liberté personnelle, l'égalité politique doivent être respectés (V. Métaphysique de la morale (en allemand), et Principes métaphysiques du droit de Kant, traduits de l'allemand par Tissot). Fichte, alliant l'État avec la religion, et considérant les progrès accomplis dans le domaine spéculatif, considérant aussi la volonté de Dieu comme se manifestant par la raison, arrive au même point qu'un de nos publicistes con

et

temporains, à la suppression de l'État comme inutile. Tel est le dernier terme du progrès (V. la doctrine de l'État [die StaatsLehre]). — Nous n'avons pas à exposer ici le système d'Hégel, nous devons nous borner à en rappeler le principe et à indiquer quelques-unes de ses conséquences. On sait que, d'après Hégel, Dieu ou l'être absolu existant d'abord en soi, se manifeste progressivement dans les divers ordres de la création, depuis la matière jusqu'à l'esprit où il a conscience de lui-même; devenu alors objectif, il se manifeste comme volonté libre. C'est par le droit que la volonté libre reçoit son existence; c'est cette volonté libre qui, se développant, produit les divers états de droit, et enfin l'État lui-même. Or c'est Dieu ou la raison qui se manifeste, qui se réalise dans l'État. L'État est le but absolu. Mais s'il en est ainsi, on conçoit quelle doit être la puissance de l'État à l'égard des individus qui ne sont rien de plus que membres de l'État. Et de même que l'individualité humaine est absorbée dans cet être absolu, impersonnel qu'il nomme Dieu, de même la personnalité et la liberté sont absorbées dans cette réalisation extérieure de cet être que l'on nomme l'État. Aussi la conséquence forcée du système d'Hégel dans le domaine social et juridique, est-elle l'absorption de l'individu dans l'État, c'est-à-dire toutes ces doctrines socialistes que nous avons eu l'occasion d'exposer ailleurs et qui sont filles de l'hégélianisme (V. le mot Économie politique, n° 27). — Krause, dont le système a été exposé et développé par Ahrens, n'a fait autre chose que combiner et compléter les systèmes de Kant et de Fichte. Le droit considéré comme science, est l'ensemble des conditions dépendantes de la volonté humaine qui sont nécessaires pour l'accomplissement du but assigné à l'homme par sa nature rationnelle. Les principes du droit reposent donc sur la nature de l'homme et sur sa destinée, et nous sont révélés par la raison. Mais l'homme ayant divers buts à atteindre, c'est par le droit qui leur fournit leur condition d'existence et de développement qu'il y parviendra. Ainsi le droit se lie sans se confondre avec la morale et avec la religion..... L'État est la conception spéciale du droit; il a la mission de maintenir tout le développement social dans la voie de la justice, d'assurer à toutes les branches de la société humaine les moyens de se perfectionner. Dans ce système, l'État n'absorbe pas, comme dans celui de Hégel, l'homme et la société, mais il exerce nécessairement sur eux la plus grande influence. L'homme étant en effet, considéré, non pas dans son individualité propre, mais comme partie de l'humanité, il en résulte que cette individualité et tous les droits qui s'y rattachent sont nécessairement dominés par les droits de l'humanité elle-même. De là des conséquences que nous ne pouvons pas accepter; ainsi, dans ce système, le droit au travail est considéré comme étant de droit naturel, la propriété est restreinte à ce qui est nécessaire pour satisfaire à nos besoins, elle est personnelle, elle n'est disponible que pour ce que l'on a produit soi-même, elle est comme une copropriété indivise de la famille et divise de l'humanité, car c'est à l'humanité que la terre avec toutes les créatures ont été soumises par la Providence pour accomplir la destinée, et non pas à l'homme seul, ainsi l'impôt progressif admis, ainsi la restriction des degrés successibles..... Ce ne sont là, il est facile de le reconnaître, que les mesures transitoires que proposaient nos socialistes pour arriver au communisme, dernier mot d'un pareil système; et ce sont les conséquences forcées de ce rationalisme moderne qui, plus ou moins, absorbe l'homme dans l'humanité, pour faire, par un progrès continu, des hommes les membres d'une seule et grande famille, où doivent régner la paix, l'union, la justice et la charité. Ces conséquences, d'ailleurs, ce n'est pas nous qui les tirons, c'est M. Ahrens lui-même qui les développe dans son Cours de droit naturel. Le droit naturel n'est, dans un pareil système, comme nous le disions en commençant, et en y faisant allusion, que l'idéal du droit. C'est ainsi, d'ailleurs, que Krause l'avait appelé lui-même; son ouvrage a pour titre : Fondements du droit naturel ou esquisse philosophique de l'idéal du droit, et encore faut-il ajouter que cet idéal n'est pas invariable; il se modifie nécessairement à mesure que l'humanité avance dans la voie du progrès. Inutile de faire observer qu'à ce droit ne saurait s'appliquer ce que nous avons dit du droit naturel au point de vue de la législation positive.-V. pour ces divers systèmes, J. Hermann Fichte, les doctrines philosophiques de droit, de politique et de

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32. L'homme étant destiné, par sa nature, à vivre en société avec ses semblables et y ayant toujours vécu, a dû et doit être nécessairement soumis à certaines règles qui dirigent sa conduite à l'égard des autres hommes, de telle sorte que par elles sc maintienne et se conserve l'état social. Que l'homme soit naturellement un être sociable; qu'il ait toujours été conséquemment en société avec d'autres hommes, sous une forme ou sous une autre ce sont là des propositions que nous n'essayerons pas d'établir, parce qu'elles ne sont plus contestées et que le plus simple examen de la nature et des facultés humaines, mais surtout de l'histoire de l'humanité, prouve invinciblement. Or la société entre les hommes n'est évidemment possible qu'autant qu'ils sont soumis à des règles propres à maintenir leur union et à empêcher entre eux tout couflit. L'homme n'est pas en effet, seulement un être sociable, il a encore, par nature, d'autres facultés individuelles, et, comme conséquence de ces facultés, il a des droits. Tous les hommes ayant la même origine, la même nature et la même fin, et conséquemment les mêmes facultés et les mêmes droits, ces règles ont pour but, non pas d'absorber les individualités humaines avec leurs facultés et leurs droits dans un être collectif, mais de les mettre en harmonie, d'assurer leur accord de manière que ces individualités ne se choquent pas, ne se froissent pas entre elles, et par ce choc ne rendent impossible l'exercice de leurs facultés et de leurs droits respectifs. L'homme doit donc conserver, dans l'état social, le libre exercice de ses facultés naturelles; cet exercice même doit lui être assuré, et il n'est légitimement restreint, limité, que par la nécessité d'assurer le même exercice à ses semblables. Ainsi, la liberté et les droits des uns sont limités par la liberté et les droits des autres. Entre les brutes c'est l'instinct et la force qui décident tout; il ne saurait en être de même entre les hommes êtres raisonnables et sociables; ils doivent se respecter mutuellement: mais l'homme est, en même temps qu'un être intelligent, un être sensible, et comme tel, soumis à des besoins, à des passions qui le portent à violer ce respect qu'il doit aux autres, et qu'on lui doit à lui-même. Sa raison peut bien lui faire découvrir les règles qu'il doit observer à l'égard de ses semblables, mais elle ne saurait suffire pour le forcer à s'y soumettre. Il faut un pouvoir capable de les faire respecter par tous. Ce pouvoir, c'est le pouvoir social ou l'État. Loin d'être absolue, comme l'ont prétendu quelques philosophes, et comme le voudraient les socialistes, son autorité est restreinte à l'application et à l'appropriation des principes de droit naturel à chaque état de société, elle ne peut aller au delà sans porter atteinte à la personnalité et à l'individualité humaines. Ne l'oublious pas, en effet, la société est faite pour l'homme et non l'homme pour la société, c'est-à-dire que la société n'a pas une existence et des droits propres, indépendants de ceux des individus dont elle se compose, droits supérieurs en vertu desquels elle puisse comprimer les autres. Elle est, ou plutôt le pouvoir social qui en est l'expression, n'est que le représentant des individus et de leurs droits, chargé de les protéger, de les mettre en harmonie entre eux, nullement de les sacrifier les uns aux autres. Comment le pouvoir social a-t-il été investi de ces fonctions? est-ce par la force, est-ce par une convention des membres de la société? est-ce par un pouvoir supérieur à l'humanité? Ce sont là des questions historiques que nous ne nous arrêterons pas à résoudre et qui chacune ont donné lieu à un système different; il nous suffit d'établir la nécessité du pouvoir social et d'en signaler partout l'existence. En déterminant ses fonctions, faire respecter les droits et protéger les intérêts de chacun, nous nions son omnipotence, que cette omnipotence on la fasse dériver d'une mission divine, ou qu'on la fasse dériver d'une sorte de représentation de l'humanité par opposition aux hommes qui n'en sont qu'une partie; nous no nions pas son autorité légitime; mais pour bien comprendre quelles sont les fonctions du pouvoir social ou de l'État et les limites dans lesquelles ce pouvoir est renfermé, nous devons exposer d'abord quels sont les droits individuels de l'homme déri

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33. On distingue les droits en droits naturels, primitifs ou absolus, et en droits dérivés, secondaires, conditionnels ou hypothétiques. Sont appelés droits primitifs ou absolus ceux qui résultent immédiatement de la nature de l'homme, qui naissent avec l'homme et qu'il peut toujours faire valoir. Tels sont les droits de chaque homme à la vie, à la liberté, à l'égalité... Quoique fondée sur la nature même, l'existence de ces droits n'a pas été admise par tous les publicistes. Les uns l'ont niée à cause des abus qu'on avait commis en son nom; les autres l'ont repoussée parce qu'ils ne reconnaissent à l'homme que les droits que la société elle-même leur reconnait. Dans la constitution démocratique de 1848, un article proclamait, dans les termes suivants, l'existence de ces droits : « Elle (la République française) reconnaît des droits et des devoirs antérieurs et supérieurs aux lois positives » (art. 3). Mais comme la constitution ne déterminait pas quels sont ces droits et ces devoirs, on pouvait abuser de cette reconnaissance. Ce sont ces droits que nous allons déterminer dans ce paragraphe. Les droits dérivés sont ceux qui ne dérivent pas immédiatement de la nature de l'homme, mais qui résultent d'un acte de sa part. Un acte quelconque est nécessaire pour les faire naître. Parmi ces droits ou range ordinairement le droit de propriété, les droits dérivant des contrats... Ces droits n'existant pas toujours et dans toutes les circonstances, on les a appelés aussi droits contingents ou éventuels. —V. Ahrens, Cours de droit naturel, p. 112.

L'homme considéré dans sa nature, présente une double face d'un côté, il apparaît comme un être intelligent et libre; de l'autre, comme un être sensible; et de cette double nature intellectuelle et sensible, dérivent des facultés et des droits différents, mais dont plusieurs ont nécessairement ce double caractère que présente la nature humaine : 1o Le premier droit de l'homme, considéré sous ce double aspect, est incontestablement le droit de vivre. Par cela seul qu'il existe d'une manière intelligente et sensible, l'homme a droit d'exister de la même manière. L'existence ne saurait lui être ravie (sauf le cas de crime, V. Peine) et il ne saurait se la ravir à lui-même.

34. Du devoir de la conservation et du droit à l'existence dérive le droit de la défense: Vim vi repellere, disent avec raison les jurisconsultes romains, omnes leges, omniaque jura permittunt... nam adversùs periculum naturalis ratio permittit se defendere (L. 45 et 4, D. Ad legem aquiliam). —L'homme attaqué, qui ne peut se défendre qu'en tuant son adversaire, doit le tuer. La loi de sa conservation lui donne tout droit sur l'assaillant et sur ceux qui seraient, par leur volonté, un obstacle à son salut. Celui qui aide son semblable attaqué, a les mêmes droits que lui contre l'agresseur. Mais, comme on ne se défend que pour se conserver, on ne peut pousser la défense plus loin que la conservation ne l'exige; car, a dit Barthole, « le droit de se défendre ne provient pas de l'injustice de l'agresseur, il vient directement et immédiatement du soin de notre propre défense. » Nul n'a le droit de se défendre s'il n'est actuellement attaqué. Tous les droits cessent au moment où l'on est en sûreté. C'est ce que remarque très-bien M. Pagès, de l'Ariége (Encycl. mod., v° Droit nat.); mais le droit ne dure qu'autant que l'attaque continue (V. Ahrens, Cours de droit naturel, p. 280 et suiv.). Cet auteur établit que pour que le droit de défense soit légitime, il faut : 1° que l'attaque soit injuste; 2° qu'on ne puisse pas s'abstenir de la défense sans courir un danger continu pour sa vie; 3° que la défense soit proportionnée à l'attaque, c'est-à-dire qu'on ne se serve pas de moyens plus forts qu'il n'est nécessaire pour la faire cesser. Même au point de vue du droit naturel, ces conditions sont trop rigoureuses; mais il faut remarquer que sous ce nom l'auteur s'occupe d'un droit purement rationnel, purement idéal. Dans tous les cas l'attaque doit être injuste.

85. Des auteurs graves décident que si des hommes meurent de faim dans un désert, ils peuvent s'entre-dévorer, après le tirage au sort; que si plusieurs personnes surchargent une barque battue par la tempête, elles ont le droit de jeter à la mer une

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partie d'entre elles, toujours après la formalité du tirage au sort, et en ayant soin d'épargner le propriétaire de la barque. Ils ajoutent qu'on n'a pas le droit, dans un naufrage, de se cramponner à une planche dont un autre s'est saisi. Disons, avec M. Pagès, que quand la conservation de tous est attaquée, chacun a le droit de préférer la sienne à celle des autres. Contrà, Ahrens, ubi suprà, p. 284, note 1.

36. Le premier devoir étant de se conservér soi-même, le suicide n'est légitime dans aucun cas; il ne l'est ni pour le citoyen qui ne veut point survivre à la liberté de son pays, ni pour le malheureux que l'infortune accable, ni pour la femme qui défend sa pudeur, car l'honneur ne peut se perdre que par un acte de notre propre volonté, ni même, suivant quelques auteurs, pour l'innocent qui recule devant l'échafaud. Et, en effet, l'injustice de nos semblables envers nous ne saurait excuser, de notre part, un acte contraire à la loi de notre nature. — Les anciens étaient loin d'avoir sur ce point les mêmes idées que nous; non-seulement le suicide n'était pas regardé comme un acte contraire au droit naturel, mais il fut honoré par la mort des plus grands philosophes de l'école stoïcienne: At sœpè officium est sapientis discedere à vitâ, quum sit beatissimus si id opportunė facere possit: quod est convenienter naturæ vivere (Cicéron, De finibus, 3, 19; Diogène Laërce, 7, 324; Épictète, Dissert., 1, 29, 3, 24). Quelques lois romaines ont même conservé des traces de cette manière d'envisager l'abandon volontaire de la vie, L. 34, D., De testamento militis ; 6, § 7, D., De re militari, 45, De jure fisci;1, § 23, Des. c.silaniano; 3, D., De bonis eorum qui antè sententiam; 6, § 7, D., De injusto rapto irritove facto testamento.

37. La même loi qui défend le suicide interdit-elle le duel? M. Pagès, de l'Ariége (Encyclop. moderne, vo Droit naturel) se prononce, avec raison, pour l'affirmative (V. Duel), car l'homme ne peut avoir sur son semblable que le droit que son semblable lui confère; or n'ayant pas le droit de se tuer, celuici ne peut pas donner ce droit à un autre.

38. D'après la même loi, l'homme n'a pas le droit de se mutiler. Les fakirs, les eunuques volontaires sont également condamnables. Sur cette question encore les anciens jurisconsultes ont une opinion différente de la nôtre, et Ulpien reconnaît à l'esclave le droit de se mutiler, à plus forte raison en est-il ainsi de l'homme libre: Licet enim etiam servis, naturaliter in corpus suum sævire (L. 9, 7, D., De peculio). Ailleurs il dit, il est vrai : Dominus membrorum suorum nemo videtur, mais c'est à un tout autre point de vue.-V. L. 13, D., Ad legem Aquiliam.

39. 2o Du droit d'exister comme être intelligent et sensible dérive aussi pour l'homme celui d'exercer, de développer, de perfectionner les facultés qui lui appartiennent à ce double titre, c'est-à-dire la liberté sous ses formes si multiples et si variées, mais qu'on peut ramener à quelques points principaux. Si nous considérons l'homme comme être intelligent, la première des libertés est la liberté de conscience. Cette liberté s'exerce dans un domaine complétement inaccessible au drolt, tant qu'elle ne se manifeste pas au dehors par des actes sensibles. C'est là un de ces droits absolus primordiaux, que l'on n'a pu ravir à l'homme qu'en faisant violence à sa nature.-V. Culte.

40. Ce que la liberté de conscience est dans l'ordre intellectuel, la liberté d'action ou de locomotion l'est dans l'ordre physique; mais comme l'homme, à la différence de la brute, n'agit par son corps que sous l'impulsion de son intelligence, chez lui la liberté physique implique toujours la liberté intellectuelle. Il en est ainsi, par exemple, de la liberté du mariage, qui ne saurait être considérée en droit et en droit naturel, comme un simple rapprochement physique. Les jurisconsultes romains, ceux du moins qui appartenaient à la secte d'Épicure, entendaient autrement la liberté. Ainsi, pour eux la liberté qui appartient à tous les hommes, et qu'ils appellent une faculté naturelle, n'est qu'une liberté physique (V. L. 4, D., De statu hominum, et Ginoulhiac, de la Philos. des jurisconsultes romains, p. 23 et suiv.). Ainsi encore pour eux le mariage n'est, au point de vue du droit naturel, que l'union physique des deux sexes, union commune d'ailleurs aux hommes et aux brutes (maris et fæminæ conjunc tio, L. 1, D., De justitia et jure).

41. De même, la liberté d'industrie a ce double caractère. Cette liberté consiste, on le sait, dans cette faculté qui appar

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