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L 2973

FEB 19 1931

RÉPERTOIRE

MÉTHODIQUE ET ALPHABÉTIQUE

DE LÉGISLATION, DE DOCTRINE

ET DE JURISPRUDENCE.

DROIT NATUREL ET DES GENS.-1. Les mots droit naturel (jus naturale) n'ont pas toujours été pris dans le même sens par les philosophes, par les publicistes et par les jurisconsultes. Les uns ont désigné par là cet ensemble de règles de conduite qui dérivent de notre constitution physique, de notre instinct, et qui sont communes aux hommes et aux animaux (jus naturale est quod natura omnia animalia docuit). Les autres ont donné pour principe et pour base au droit naturel, la nature ou la raison naturelle de l'homme (quod naturalis ratio inter omnes homines constituit). D'autres enfin, s'élevant plus haut encore, ont considéré le droit naturel, abstraction faite de toute application, au point de vue purement spéculatif, comme le droit-type, le droit parfait vers lequel gravite sans cesse dans son développement progressif le droit appliqué, le droit pratique ou positif: en un mot, le droit naturel est pour ces philosophes le droit idéal ou l'idéal du droit. Presque tous ont confondu le droit naturel avec la morale; et, de cette confusion, sont nées les attaques auxquelles le droit naturel a été en butte dans ces derniers temps de la part d'une certaine école de jurisconsultes. I importe donc avant tout de bien préciser le sens que nous attachons au mot droit, pour déterminer ensuite celui des mots droit naturel et droit des gens (1).

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CHAP. 1.-NOTIONS PRÉLIMINAIRES.

9. Il serait assez difficile de donner une idée exacte du droit si l'on se bornait à interroger sur ce point les philosophes et les jurisconsultes anciens. Chez les Grecs, nous trouvons le droit confondu avec la morale; leur esprit plus spéculatif que pratique n'avait pas su distinguer les principes de l'un de ceux de l'autre. (1) On connait la belle définition de Cicéron :-« Est quidem vera lex, recta ratio, naturæ congruens, diffusa in omnes, constans, sempiterna, quæ vocat ad officium jubendo, vetando à fraude deterreat, quæ tamen neque probos frustrà jubet aut vetat, neque improbos jubendo aut vetando movet. Huic legi neque obrogari fas est, neque derogari ex hâc aliquid licet, neque tota abrogari potest. Nec verè aut per senatum aut per populum solvi hac lege possumus. Neque est quærendus explanator aut interpres ejus. Nec erit alia lex Romæ, alia Athenis, alia nunc, alia posthac, sed et omnes gentes et omni tempore una lex et sempiterna et immortalis continebit, unusque erit communis quasi magister et imperator omnium

TOME XIX.

Aussi, chose bien remarquable assurément, la Grèce, qui occupe une si large place dans l'histoire de la philosophie, n'en a pas dans celle de la jurisprudence, on cite les noms de ses philosophes, on n'a encore cité le nom d'aucun de ses jurisconsultes. Au contraire, chez les Romains; dont l'esprit était si positif, c'est le droit qui absorbe la morale.- suffit pour s'en convaincre de lire la belle définition qu'Ulpien donne de la science du droit, définition qui n'est autre que celle de la philosophie elle-même : Jurisprudentia est divinarum atque humanarumferum notitia... Ce n'est pas d'ailleurs que pour les jurisconsultes romains le domaine du droit ne fût bien déterminé, mais celui de la morale des anciens philosophes, composée de maximes un peu vagues, l'était si peu, qu'ils englobaient la morale dans la science.dh. droit Ulpien, après Celsus, ne définissait il pas le droit ars, aqui et BONI, et Paul ne disait-il pas du droit naturel : quod semper æquum ac BONUM est. La religion chrétienne, en élevant la morale à une hauteur si sublime, en lui faisant prescrire l'exercice de vertus presque surhumaines, permit de la distinguer de la science du droit. Ce n'est en effet que chez les modernes, et encore à une époque assez rapprochée de nous, que l'on a assigné au droit des limites précises et un domaine distinct de celui de la morale. Thomasius, le premier, renferma le droit dans des limites nettes et déterminées en opposition avec la morale, en le restreignant à des prescriptions négatives et en lui donnant une sanction externe. Ne pas faire, c'est là, d'après lui, ce que le droit peut commander, tandis que la morale peut imposer des obligations positives. Kant, dans sa définition du droit, la liberté se limitant elle-même, adopte un système négatif plus philosophique seulement que celui de Thomasius. Quant à Bentham, on sait que le droit était pour lui l'utile. Nous reviendrons plus bas sur tous ces systèmes.

3. Pour nous, le droit (de dirigere, directum, comme jus à jubendo) est l'ensemble des règles qui dirigent la conduite de l'homme vis-à-vis de ses semblables dans la société, en d'autres termes, qui régissent les rapports sociaux. L'objet du droit, c'est donc la direction et la direction morale, non pas matérielle, de l'homme, direction de sa conduite vis-à-vis de ses semblables;. car le droit suppose, d'une part, obligation, de l'autre, faculté de demander l'accomplissement de cette obligation; il suppose une sorte de réciprocité. Par là sont écartés du domaine du droit; comme sujets actifs ou passifs, les animaux, les brutes, qui ne peuvent s'obliger envers nous et vis-à-vis desquels nous ne pouvons être obligés. Dieu lui-même ne peut être considéré, indépendamment de toute société, comme sujet du droit; il ne peut Deus, ille legis hujus, inventor, disceptator, lator, cui qui non parebit ipse se fugiet et naturam hominis aspernabitur atque hoc ipso luet maximas pœnas, etiamsi cætera supplicia quæ putantur effugerit. »> -V. De republicâ, 2. 3.

« Il y a dans la nature, disait Burke, des sources de justice d'où toutes les lois civiles découlent comme des ruisseaux; et de même que les eaux prennent la teinte et le goût des différents terrains qu'elles traversent, ainsi les lois civiles varient avec les régions et les gouvernements des diverses contrées, quoique provenant des mêmes sources » (Dign. and adv. of learn.).

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étre obligé envers nous nous ne pouvons être obligés, dans le raisonnable et sociable de l'homme. Omnes populi, dit à ce sujet sens juridique de ce mot, envers lui. Le but du droit, c'est la Gaius, qui legibus et moribus reguntur, partim suo proprio, Conservation, le maintien de la société humaine ou de l'ordre partim communi omnium gentium jure utuntur : nam quod social. C'est vers ce but que le droit dirige la conduite de tous quisque populus ipse sibi jus constituit, id ipsius proprium est, les hommes, et quand nous parlons de société, nous ne préten- vocaturque jus civile quasi jus proprium ipsius civitatis; quod dons nullement renfermer le droit dans le cercle étroit des sociétés verò naturalis ratio inter omnes homines constituit, id apud particulières; nous entendons par là la société générale du omnes populos peræque custoditur, vocaturque jus gontium,' genre humain, de telle sorte que le droit régit des hommes ap- quasi quo jure omnes gentes utuntur (Gaius, Com., 1. 1). Mais partenant à des sociétés particulières, différentes. La science l'observation, bonne pour distinguer ce qui est propre à chaque du droit pourrait donc être définie la science des rapports so- peuple de ce qui lui est commun avec plusieurs, est insuffisante ciaux: mais comment le droit, ainsi considéré, se distingue-t-il lorsqu'il s'agit de déterminer ce qui est de droit naturel et ce de la morale? La morale dirige en effet aussi la conduite de qui est de droit positif; quelquefois même elle peut induire à l'homme vis-à-vis de ses semblables. On ne saurait le nier. Voici erreur en faisant considérer comme universel, et partant comme les points principaux par lesquels il est possible de les distin- étant de droit universel, ce qui est seulement commun à pluguer l'un de l'autre : 1o Le droit dirige la conduite de l'homme, sieurs peuples et à plusieurs législations, à une époque déterc'est-à-dire sa volonté dans sa manifestation extérieure, il régit minée. C'est ainsi que les jurisconsultes romains et même des les actes externes et les actes externes seulement. La morale pé- | publicistes modernes, ne considérant que la généralité de l'esclanètre plus avant, elle régit le simple acte de vouloir, l'intention, vage dans le monde antique, l'ont regardé comme une institution indépendamment de toute manifestation extérieure. Les faits de de droit naturel. - Par la raison, on arrive aussi et bien plus conscience, les actes purement internes rentrent dans son do- sûrement à la distinction du droit naturel et du droit positif, et maine, tandis qu'ils ne peuvent jamais faire l'objet du droit.- à la détermination de chacun d'eux. La nature de l'homme étant 2o Le droit a pour objet, avons nous dit, nos rapports externes une, partout la même, les lois dérivant de cette nature doivent, ou sociaux avec nos semblables seulement; la morale dirige comme elle, être partout et toujours les mêmes. Ainsi, l'homme notre conduite, non-seulement envers eux, mais encore envers étant par sa nature un être sociable, a été partout et toujours Dieu, envers nous-mêmes, et même vis-à-vis des autres êtres en société. Mais cette nature se développant dans des circonanimés ou inanimés:-5° Le but du droit, c'est la conservation, stances particulières d'origine, de temps, de lieu, de civilisale maintien de la société actuelle, le bonheur de l'homme dans tion, il en résulte que les lois réglant les rapports d'homme à cette vie; la morale a un but plus élevé, elle a pour but la per- homme dans chaque société, revêtent des formes diverses emfection .morale de l'individu, le bonheur d'une autre vie. - De pruntées aux circonstances. Ainsi la promesse faite et acceptée ces différences fondamentales découlent comme conséquences des qui, dans son essence, est du droit des gens ou du droit natudifférentes dans les prescriptions de la morale et celles du droit. rel, devient, par les formes dont elle est revêtue, stipulation, Le droit prescrit un devoir social externe; la morale prescrit la contrat du droit civil. Par ces considérations se justifie la division vertu. Le droit a toujours, ou peut du moins toujours avoir une fondamentale du droit en deux branches, division qui est génésanction externe; la morale ne le peut pas. On peut forcer les ralement adoptée; par elles aussi se démontrent l'existence du hommes à être sociables, à remplir leurs devoirs sociaux; on ne droit naturel, et l'utilité de son étude. peut les forcer à être vertueux. En déterminant les différences de la morale et du droit, nous ne prétendons nullement établir un antagonisme entre eux; le droit ne peut pas prescrire tout ce que prescrit la morale, mais il ne saurait prescrire le contraire; il n'est même, à proprement parler, qu'une partie de la morale. Dans son Cours de droit naturel, M. Ahrens sépare plus complétement encore que nous le droit de la morale. Selon lui, « la morale est une science formelle et subjective, parce qu'elle considère seulement l'intention et le sujet qui la manifeste; le droit, au contraire, est une science matérielle et objective. » Nous ne saurions adopter cette distinction trop exclusive; quoique la morale régisse l'intention, quique la conscience soit son domaine, elle régit aussi les actes extérieurs de l'homme, qui sont une conséquence de ces actes internes ou de cette intention. Et quoique dans son domaine le droit soit limité aux actes externes, et qu'il ne puisse pénétrer jusque dans la conscience humaine, il n'est pas moins vrai que, dans bien des cas, il doit tenir compte de l'intention de l'agent. Ainsi l'on ne peut dire d'une manière absolue que la morale a pour objet seulement l'intention, et le droit, l'action elle-même.-V. Ahrens, Cours de droit naturel ou de philosophie du droit, 3o édit., p. 91 et suiv.

4. Parmi les règles dont l'ensemble forme le droit, les unes sont générales, communes à tous les hommes et à tous les peuples et forment en quelque sorte le fonds commun de toutes les législations positives; les autres, au contraire, propres aux citoyens d'une nation, à chaque société particulière, varient avec le temps, les lieux et les autres circonstances au milieu desquelles se développent chaque peuple et sa législation. Les premières forment ce que les jurisconsultes romains appelaient jus gentium ou jus naturale, et les modernes droit naturel; les secondes forment le jus civile ou jus proprium cujusque civitatis, le droit positif. Cette division bipartite du droit se justifie tout à la fois par l'observation et par la raison à priori. En comparant ensemble les législations des divers peuples, on découvre au milieu de leurs prescriptions les plus différentes, des principes et des institutions les mêmes pour tous, dans tous les temps et dans tous les lieux. Or, si l'on recherche la cause de cette universalité, de cette immutabilité de ces règles, on n'en trouve qu'une, la raison naturelle ou la nature

5. L'existence du droit naturel et l'utilité de son étude n'ont été contestées que parce que l'on ne se faisait pas une idée exacte de ce droit et puis, on a compté parmi les adversaires du droit naturel ceux qu'on devrait bien plutôt considérer comme les adversaires de la morale. Qu'est-ce, en effet, que Carnéades, qu'Empiricus,... sinon des philosophes sceptiques en morale qui ne se sont pas le moins du monde occupés de droit naturel ? Les publicistes qui ont le plus écrit sur ce droit, le confondant avec la morale, ont rangé, et avec raison, à leur point de vue, parmi les adversaires du premier, tous ceux de la seconde. De même, la nouvelle école historique allemande, considérant ce droit au même point de vue, en niaît l'existence et l'utilité, parce qu'elle ne trouvait pas de place pour lui entre le droit positif et la morale. A quoi bon un droit naturel si ce droit n'est autre chose que la morale naturelle? Ce serait trop ou trop peu trop, si l'on attachait la sanction externe du droit à toutes les prescriptions de la morale; trop peu, si l'on se contentait de la sanction interne ou de la sanction divine attachée aux lois morales. Mais le droit naturel, tel que nous l'avons considéré et défini, c'est-à-dire l'ensemble des règles dérivant de la nature de l'homme et communes à toutes les législations positives dont elles forment le fond commun, a une existence indépendante de la morale et une utilité incontestable au point de vue purement juridique : 1o Si l'on 'suppose un homme retranché d'une société civile et n'appartenant à aucune autre, dans cet état exceptionnel que l'on nomme mort civile, un tel homme ne sera pas soumis à la loi positive d'une société qui ne reconnaît pas son existence et ne pourra en invoquer le bénéfice. Vivra-t-il sans loi? Mais, par cela seul qu'il existe, cet homme doit avoir des rapports avec ses semblables, et ces rapports doivent être régis par une loi; il sera soumis, dans cet état, à la loi naturelle. C'est le cas d'appliquer cette parole des rédacteurs du code civil: « Les membres de chaque cité sont régis comme hommes par le droit naturel, »→ 2° Si parfaite que l'on suppose une législation positive, de nou veaux rapports naissent chaque jour du développement social; à un moment donné, surtout si elle est codifiée, celte législation doit être incomplète; non codifiée elle est insuffisante. Comment suppléer à son silence si ce n'est par les principes et les règles

du droit naturel?

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3° On peut encore reconnaître l'utilité du droit naturel lorsque la loi positive a revêtu certains actes de formes particulières, ou bien lorsqu'elle a attaché à ces actes des effets particuliers. Dans le premier cas, en effet, il peut se faire que les formes prescrites par la loi civile n'aient pas été accomplies, et il y a alors lieu de se demander si, nonobstant l'absence de ces formes, l'acte n'a pas toujours une certaine valeur. Ainsi un testament a été fait; il renferme l'expression fidèle de la volonté du testateur; mais toutes les formalités prescrites par la loi n'ont pas été remplies; un tel acte, nul au point de vue du droit positif, le sera-t-il également au point de vue du droit naturel? Dans le second cas, certains actes tirant tout leur effet de la loi civile et cet effet pouvant être l'extinction d'une obligation, on pourra se demander si, nonobstant les dispositions de la loi positive, l'obligation justement contractée ne conserve pas une certaine force, une certaine efficacité. Des exemples feront mieux comprendre notre pensée. La loi positive n'attribue d'effet légal à une obligation que pendant un certain temps. Ce temps écoulé, l'obligation est prescrite; mais cette obligation éteinte, au point de vue du droit civil, ne continue-t-elle pas à subsister comme obligation naturelle? De même la loi civile attribue à la chose jugée une certaine autorité et attache une certaine force au serment prêté en justice par l'une des parties. Or, si l'on suppose que, d'un jugement, ou du serment litisdécisoire, résulte l'extinction de l'obligation civile, l'obligation naturelle ne subsisterat-elle pas toujours malgré le jugement, malgré le serment, et ne devra-t-on pas appliquer dans ce cas les dispositions de l'art. 1235, qui reconnaît en termes exprès l'existence d'obligations naturelles, indépendantes des obligations civiles? Mais si le législateur reconnaît ainsi l'existence d'obligations naturelles, il reconnaît, par cela même, celle d'un droit naturel indépendant du droit positif, et qui se montre lorsque celui-ci, qui en est comme l'enveloppe, disparaît.

Les rédacteurs de la loi des 22 vent.-2 germ. an 12 avaient compris l'utilité de l'étude du droit naturel. Aussi avaient-ils place parmi les matières de l'enseignement dans les facultés de droit, à la suite du droit civil français, les éléments du droit naturel et des gens (art. 2-1o).— .—« Les élèves trouveront dans ces éléments, disait un des orateurs du tribunat, ceux d'un grand nombre de dispositions de notre code, et verront ainsi plus clairement dans quelle intention celles-ci ont été rédigées, dans quel sens elles doivent être prises. Ils remarqueront aussi les différences qui existent entre les principes gravés par la nature dans le cœur de tous les hommes ou avoués par les nations, et ceux consignés dans le droit français; ou plutôt ils apprendront comment et pourquoi les premiers ont été modifiés par les seconds, et se pénétreront, dans tous les cas, de l'esprit du législateur, unique, mais Infaillible moyen de faire une juste application des lois.» « il est impossible de faire des lois, disait un autre, de les enseigner, de les appliquer, sans aller souvent les considérer dans leur véri table source. Les magistrats et les hommes d'État ont sans cesse besoin de discerner ce qui appartient au droit aturel, qui doit être observé partout, et ce qui appartient aux lois positives, qui n'est appuyé que sur l'autorité du législateur..I est souvent même nécessaire, dans les lois positives, de distinguer ce qui peut dériver du droit naturel, afin de pénétrer l'esprit du législateur et d'être en état de juger, entre deux lois positives contraires, celle qui mérite la préférence comme plus rapprochée des lois immuables. Si l'on n'admet pas de droit naturel, les lois positives n'ont plus d'autre base que le bon plaisir du législateur, d'autres règles d'application que le caprice des juges; il faut renoncer à lire Montesquieu, d'Aguesseau, Cicéron. » V. les rapport et disCours des tribuns Mallarmé et Sedillez, dans les Motifs du code civil, t. 7, p. 343 et 365.

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Au point de vue du droit positif lui-même, l'étude du droit naturel est donc utile, nécessaire, mais elle l'est surtout au point de vue du droit des gens. Le droit naturel régit, en effet, aussi bien les rapports de nation à nation que les rapports d'individu à individu, en l'absence du droit des gens positif. A ses règles sont soumis, dans leurs rapports mutuels, soit les nations ellesmêmes, soit les individus membres de ces nations et sujets de lois positives différentes. C'est même à l'occasion du droit des gens et comme règle des rapports internationaux, que les priu

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cipes du droit naturel ont été détachés de ceux du droit civil et qu'on a essayé d'en former un corps de science distinct de la morale et du droit positif. Il suffit pour le prouver de rappeler le titre du premier ouvrage dans lequel ont été formulés ces priucipes du droit de la guerre et de la paix.

6. Pour bien faire saisir d'ailleurs toute l'importance du droit naturel à ce double point de vue, il nous paraît utile de l'étudier dans son origine et dans ses développements, avant d'exposer ses principes et ceux du droit des gens.

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. Chez les peuples soumis à une constitution théocratique, on trouve nécessairement la distinction du droit naturel, sous le nom de droit divin, et du droit positif ou humain: ainsi chez les Hindous, ainsi chez les Hébreux, l'un immuable, éternel, l'au tre, au contraire, variable et passager; le premier émanant de la divinité, le second établi par les hommes, selon les circonstances. Mais cette distinction n'est bien formulée, et nous en avons donné la raison, que dans les textes du droit romain.

8. En étudiant les fragments des jurisconsultes romains qui sont parvenus jusqu'à nous, on découvre trois systèmes différents sur le droit naturel. A quoi attribuer ces différences? Incontestablement à l'influence qu'ont dû exercer sur ces jurisconsultes et sur leurs opinions juridiques, surtout dans les points qui touchaient à la philosophie, les divers systèmes philosophiques alors connus et suivis à Rome, systèmes dont l'histoire nous fait connaître lessectateurs, et parmi lesquels elle désigne plusieurs jurisconsultes. C'est ainsi que Gaius, sous l'influence des idées stoïciennes, définit le droit naturel ou des gens quod naturalis ratio inter omnes homines constituit (Comm. 1. 1); et qu'Ulpien, sous l'influence des idées d'Épicure, le définit au contraire: quod natura omnia animalia docuit, ce que que la nature a enseigné à tous les animaux et qui est commun aux hommes et aux brutes. Nam jus istud non humani generis proprium, sed omnium animalium, quæ in terra, quæ in mari nascuntur, avium quoque commune sit.... videmus etenim cætera animalia, feras etiam istius juris peritia censeri (L. 1., D., De justitid et jure). C'est encore sous l'influence d'idées philosophiques différentes que Paul écrivait: On appelle droit ce qui est toujours équitable et bon, comme le droit naturel : « Quod semper æquum et bonum est, jus dicitur; ut est jus naturale » (L. 11, D., De justitia et jure). Nous n'insisterons pas ici sur les différences de ces trois systèmes et sur leurs conséquences juridiques; nous nous-bornerons à signaler celles relatives à la division du droit, division bipartite dans le système de Gaius et de Paul, et tripartite dans celui d'Ulpien. Les premiers ne reconnaissent, en effet, que deux sortes de droit, le droit naturel, qu'ils appellent aussi droit des gens et le droit civil, tandis qu'Ul pien distingue le droit naturel du droit des gens et du droit civil et emploie les mots jus naturale, natura, dans un sens qui lui est propre et qu'il ne faut jamais perdre de vue en étudiant les fragments de ce jurisconsulte. Pour les premiers aussi, le droit naturel fondé sur la raison naturelle ne pouvait être changé par la loi positive: Nec enim, dit à ce sujet Gaius, naturalis ratio auctoritate senatús commoveri potest, et ailleurs: Civilis ratio naturala jura corrumpere non potest (L. 2, D., De usufructu earum rerum, et L. 8, D., De capite minutis). Ce droit dérivant de la nature seule de l'homme, est, d'après eux, né avec le genre humain lui-même, et quia antiquius jure gentium cum ipso genere humano proditum est (L 8, D., De acquirendo rerum dominio). Au droit naturel ainsi caractérisé se rattachent certaines règles, certains principes juridiques et certaines institutions que les jurisconsultes romains appellent du droit des gens ou du droit naturel; mais, parmi ces institutions, Gaius, attachant trop d'importance à la généralité de ce fait dans le monde antique et dominé par les idées de son temps et les opinions de la secte philosophique à laquelle il appartenait, plaçait l'esclavage. Quæ quidem potestas juris gentium est (Comm. 1.52). Nous verrons bientôt un éminent publiciste, le fondateur de la science du droit naturel, trompé lui-même par l'observation, mais n'ayant pas pour excuse, comme le jurisconsulte romain, les idées philosophiques et religieuses de son temps, soutenir la légitimité de l'esclavage.-V. pour tout ceci M. Gingulhiac, de la Philosophie des jurisconsultes romains.

9. Ces idées des jurisconsultes romains sur l'origine et sur les caractères du droit naturel, que nous retrouvons dans les fragments qui ont été conservés par Justinien dans les Pandectes et dans les Commentaires de Gaius, ont été reproduites, avec les lextes plus ou moins altérés, dans les Institutes. Là les trois systèmes de Gaius, d'Ulpien et de Paul sont confondus, et le droit naturel apparaît tantôt comme un droit commun aux hommes et aux brutes, tantôt comme étant identique au droit des gens et par suite propre aux hommes seuls. Le droit naturel d'Ulpien et celui de Gaius, c'est-à-dire le droit de la nature brute et celui de la nature raisonnable, intelligente, se mêlent, se confondent; on les trouve tous les deux régissant l'homme dès le principe, et néanmoins comme étant plus ancien l'un que l'autre; puis le droit naturel, pris dans le sens de droit des gens, est présenté comme établi par la providence divine et comme étant toujours ferme et immuable. Sed naturalia quidam jura, quæ apud omnes peræque gentes servantur, DIVINA QUADAM PROVIDENTIA CONSTITUTA, semper firma atque immutabilia permanent (Instit., De jure naturali gent. et civ.). Et cependant, de cette confusion de textes et de systèmes, est née la science nouvelle du droit naturel.-V. M. Ginoulhiac, ibid.

10. Nous ne nous arrêterons pas aux glossateurs pour examiner, nous ne dirons pas leur système, mais les bizarres interprétations qu'ils ont données des textes des jurisconsultes romains et les questions singulières qu'ils se sont posées à leur occasion; nous passons aux théologiens du moyen âge pour donner une idée de leur doctrine en cette matière.

11. Saint Thomas ou Thomas d'Aquin, qu'on a surnommé l'ange de l'école, après avoir divisé la justice, selon la méthode d'Aristote qui régnait alors, en justice distributive et justice commutative, la définit : unicuique quod suum est tribuit, alienum non vindicat, utilitatem propriam negligit ut communem æquitatem custodial. Puis il divise le droit en droit naturel, droit des gens, droit civil, droit divin. Admettant le principe d'Aristote que l'homme est un animal politique ou sociable, il fait dériver le droit naturel de sa nature même d'être sociable, et il appelle droit des gens l'application des príncipes émanant de cette nature dans la législation positive, c'est-à-dire toutes les institutions sans lesquelles une société ne pourrait subsister. Le droit civil n'est autre those que l'ensemble des principes que chaque société particulière accommode à ses besoins. Quant au droit divin, il se compose des préceptes de morale et des préceptes particuliers imposés directement aux hommes par la Divinité elle-même; le grand docteur établit la nécessité d'une loi divine, outre la loi naturelle et positive, en se fondant sur ce que la fin de l'homme étant le bonheur éternel, les facultés humaines naturelles ne suffisent pas pour le faire arriver à cette fin; d'où il conclut qu'il était nécessaire qu'il y eût une loi divine. Il s'appuie encore, pour démontrer cette nécessité, sur l'incertitude des jugements humains, sur l'impuissance de la loi humaine à régir les actes internes, et à punir ou à empêcher tout ce qui est mal: Lex humana, dit-il, non potest omnia quæ malè fiunt punire vel prohibere, quia dum auferre vellet omnia mala, sequeretur quòd etiam multa bona tollerentur et impediretur utilitas boni communis, quod est necessarium ad conversationem humanam. Il ne sera pas, ce nous semble, hors de propos de reproduire ici la définition que le grand théologien donne de la loi en général: Lex quædam regula est et mensura actuum, secundum quam, inducitur aliquis ad agendum vel ab agendo retrahitur. Dicitur enim lex à ligando, quia obligat ad agendum. Inutile d'ajouter que les œuvres de saint Thomas et en particulier, sa Somme, d'où sont extraits la plupart des principes que nous avons exposés, ont longtemps servi et servent encore de base à l'enseignement de la théologie.

12. Quoique distinct sous plusieurs rapports de la morale, le droit naturel se rattachait à elle par différents côtés, et n'en était même, à proprement parler, qu'une branche. Aussi, à l'époque de la réformation, s'efforça-t-on d'émanciper le droit naturel et de le séparer de la morale religieuse, comme on avait séparé le dogme de la tradition. On fut ainsi conduit à créer une sorte de morale sociale ou naturelle, indépendante de la morale révélée, et on lui donna le nom de droit naturel. Il ne faut donc pas s'étonner si, dans les ouvrages des fondateurs de la science nouvelle, on trouve souvent la morale confondue avec le droit. Une

autre cause qui contribua puissamment aussi à l'établissement du droit naturel et des gens, ce fut le développement des relations internationales qui, depuis les croisades, n'avaient cessé de s'étendre. Sous l'influence de ces deux causes, Grotius, tout à la fois théologien protestant, diplomate, jurisconsulte, littérateur, jeta les fondements de la science, bien plus au moyen des textes et des exemples de l'antiquité que par le secours de la raison seule. Un autre contemporain, Selden, chercha ces fondements, non pas dans la loi chrétienne, mais dans loi hébraïque. Plus tard, la raison eut place pour établir les bases du droit naturel; peu à peu elle finit même par envahir le domaine de la science; et alors ce droit naturel n'eut plus d'autre base que la raison et devint une science purement spéculative ou rationnelle. Cette transformation qui s'opérait dans la science du droit naturel, s'accomplissait également dans la science religieuse, et la théologie, dégagée des textes des livres saints et de la tradition, n'était plus, elle aussi, qu'une science purement rationnelle. Toutefois, il faut reconnaître que le développement de la science juridique et de la science théologique n'a pas été partout le même, et sí, en Allemagne, elles sont ainsi arrivées au domaine de la pure spéculation, en France, elles sont restées dans celui des textes et de l'application, soit qu'il faille l'attribuer à la nature de notre esprit plus positif et moins aventureux que celui des penseurs d'outre-Rhin, soit qu'on doive l'attribuer à l'influence des ídées religieuses, si diverses dans les deux pays. Différente de l'école allemande, l'école française, s'il est permis de lui donner ce nom, ne l'est pas moins de l'école anglaise ; plus positive que la première, elle l'est moins, beaucoup moins que la seconde, et, tout en restant dans l'application, elle n'est pas utilitaire.

18. Grotius (Hugues de Groot), que nous avons appelé le fondateur de la science du droit naturel, ne fit autre chose qu'adopter les principes des philosophes et surtout des jurisconsultes de l'école stoïcienne. A ses yeux, le droit naturel a pour base la raison ou la nature raisonnable et sociable de l'homme, et il le définit dictatum rectæ rationis. Il combat avec force l'opinion des épicuriens et de Carnéades, qui donnaient pour fondement au droit l'utilité, et en particulier le système d'Ulpien, qui suppose que ce droit est commun aux hommes et aux brutes. Avec les stoïciens, il soutient que le droit naturel est immuable comme la nature de l'homme lui-même, tellement immuable qu'il ne peut pas être changé, non pas seulement par un décret du sénat, comme disait Gaius, mais par Dieu lui-même; car Dieu ne peut pas changer les rapports des choses. Ce droit nous est révélé : 1o par la raison qui, nous faisant découvrir les rapports entre les choses, nous permet de reconnaître si certains actes sont conformes à la nature raisonnable et sociable de l'homme; 2o par l'observation. Il est en effet, sinon très-certain, du moins très-probable que ce qui est adopté par le consentement unanime des nations civilisées est de droit naturel, suivant cette maxime de Cicéron in re, consensio omnium gentium jus naturæ putanda est. Grotius donnait pour sanction au droit naturel les remords de la conscience, les récompenses et les peines d'une autre vie. Le droit naturel ne forme pas d'ailleurs l'objet principal du grand ouvrage où il en a posé les bases et développé les principes. Ainsi qu'il le dit lui-même dans son épitre dédicatoire à Louis XIII, c'est du droit des gens, fort négligé à cette époque, qu'il voulait exposer les règles. Mais, pour démontrer l'existence d'un droit des gens entre les nations, il dut démontrer d'abord celle d'un droit naturel entre les hommes, indépendant des sociétés civiles. Les divisions du traité de la guerre et de la paix, et même son ¦ titre, en indiquent suffisamment l'objet principal. Ainsi son ouvrage est divisé en trois livres. Dans le premier il examine ces deux questions: La guerre peut-elle être juste? Quand l'est-elle ? Dans le second, il traite des causes de la guerre. Dans le troisième, de ses effets par rapport aux personnes et aux choses. Quoiqu'il paraisse exclusivement destiné au droit de la guerre et aux questions qui s'y rattachent, l'ouvrage de Grotius, beaucoup moins complet sous ce rapport que celui de Puffendorf, renferme néanmoins aussi un véritable traité de droit naturel (V. le proœmium et le livre 2 où l'auteur s'occupe des moyens d'acquérir et des obligations). Mais s'il a moins d'importance, au point de vue du droit naturel, que le traité de Puffendorf, il en a beaucoup plus au point de vue du droit des gens.

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