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SOCIÉTÉS DE PLACEMENTS EN VALEURS MOBILIÈRES.

LES << TRUSTS » FINANCIERS ANGLAIS.

I

L'idée séduisante d'appliquer aux valeurs mobilières le principe des assurances est peut-être éclose en France; mais elle n'a grandi qu'en Angleterre, où les trusts companies sont si nombreuses que leur capital, inscrit à la cote de Londres, dépasse 1,300 millions de francs.

Groupez quelques actionnaires, émettez des obligations que garantit un portefeuille de valeurs nombreuses et choisies. Vous avez le trust. C'est là, sous une forme jeune et vraiment moderne, l'idée vieille comme le monde de la division des risques. Cette division des risques, où et comment l'obtenir? Par soi-même ? mais n'est-on pas limité toujours, sinon par la modicité des ressources, du moins par les documents qui manquent, les connaissances qui font défaut, ou plus encore par le temps qui nous fuit, absorbé dans les devoirs de la profession? Voici des faits positifs, établis, palpables: un homme d'affaires s'en empare, il vous offre des obligations qui reposent sur un capital d'actions souscrites, sur des valeurs en portefeuille. Les conditions sont favorables; les valeurs sûres sont hors de prix. Il n'y a qu'un cri, du bon marché! Il faut recourir à des valeurs lointaines, le plus souvent inconnues et suspectes. On se défie de chacune, mais on a foi dans l'ensemble. On pense non sans raison qu'un homme du métier sera plus apte à séparer le bon grain de l'ivraie, et peu à peu on s'habitue à cette forme nouvelle, singulière au premier abord, le trust.

Les trusts devraient choisir avec discernement certaines valeurs coloniales ou industrielles, difficiles à connaître au vulgaire ou frappées d'un ostracisme injuste; ils devraient faire, par leur exemple, l'éducation du grand public. En pratique ils s'éloignent de cet idéal.

Loin d'être une force de sagesse et de modération, ils ont rendu la hausse plus véhémente et la baisse plus désordonnée.

Les trust financiers anglais cherchent encore un équivalent sur beaucoup de places étrangères : ils ont sur les places américaines de nombreux homonymes. Mais si les mots sont les mêmes, combien les choses sont différentes. Le trust américain est une ligue puissante de production, tenant du syndicat et de la société anonyme. Il y a le Trust de l'huile, le Trust du sucre, le Trust de l'élevage sans compter beaucoup d'autres. Les proportions sont parfois formidables; ainsi le Standard Oil Trust a un capital de 90 millions de dollars, soit 450 millions de franes 1. En 1889, on estimait le capital du Lead Trust à 83 millions de dollars en chiffres ronds, celui du Cotton Oil Trust à 42 millions, celui du Sugar Trust à 49 millions, celui de l'American Cattle Trust à 13 millions, celui du Distillers and Cattle Feeders Trust à 30 millions 2. Quoi d'étonnant dans ce pays où tous ont l'ambition de faire grand pour faire mieux, c'est-à-dire pour gagner davantage. Là-bas plus encore que dans nos vieilles contrées d'Europe, la production est intense, disproportionnée. Le progrès est si violent, d'une si brusque allure que la demande et la production de demain peuvent être, sans prévision possible, au-dessus de toutes les espérances comme au-dessous de toutes les craintes. Il faut s'unir contre l'incertain, discipliner, synthétiser les forces. On peut dire des trusts anglais qu'ils sont une puissance de dispersion de capitaux, des trusts américains qu'ils sont une puissance, puissance redoutable entre toutes, de concentration.

II

D'après leurs statuts, les trusts anglais ont pour objet d'acheter tous titres d'États, de provinces, de villes, actions libérées ou obligations, de se les procurer à la Bourse ou par souscription, contre argent comptant ou en échange de titres du trust; ces valeurs sont vendues ou gardées ensuite au bon plaisir des administrateurs. Nous sommes en plein domaine du pouvoir absolu; la compagnie peut tout être au gré des hommes qui la dirigent, depuis le tripot jusqu'à la caisse d'épargne. Certains trusts tracent à leur activité des limites qui sont celles d'un continent, tel le United States and South American Investment Trust pour les deux Amériques; d'autres se confinent dans une branche d'industrie, tel pour les câbles télégraphiques le Globe Tele

1. Nouveau Dictionnaire d'Économie politique de M. Léon Say, article de M. Raffalovich sur les Trusts.

2. Commercial chronicle, 13 juillet 1889.

graph and Trust; d'autres se font une spécialité d'un genre de titres, tel pour les parts de fondateurs le Founders stock and share Trust. A ces tendances spécialistes nous trouvons parfois un tort, celui de confier aux mêmes influences la fortune entière d'un trust; nous leur trouvons un avantage, celui de placements plus éclairés; car les administrateurs peuvent connaître un pays et une industrie, ils ne sauraient connaître ni tous les pays ni toutes les industries. Il est des cas assez rares où les statuts se chargent de fractionner euxmêmes le capital afin qu'un seul coup de vent n'emporte point tout l'avoir de la compagnie. Les statuts de l'Army and Navy Investment Trust nous disent que jamais plus de la trentième partie du capital émis en actions ou en obligations ne peut être placée sur une même valeur, sauf avis contraire et unanime des administrateurs. Les statuts du Bank shares Trust s'opposent absolument à ce qu'il soit employé plus de 5 p. 0/0 de son capital en actions d'une même banque; bien plus, ils s'opposent à ce que les sommes restant exigibles sur les actions d'une même banque dépassent 5 p. 0/0 de son capital.

Les trusts ont fort souvent le droit de recevoir de l'argent en dépôt et de faire des avances sur titres. Ils ne s'interdisent pas les émissions. Parfois ils sont encore une manière d'agence s'offrant à s'entremettre pour toute affaire, sur tous les points du globe, dans l'intérêt d'un client. Mais c'est là une prétention supplémentaire sans très haute portée pratique.

Très grande est dans toute société l'importance des pouvoirs confiés, des devoirs imposés aux administrateurs; elle est plus grande encore, s'il est possible, dans les trust companies. Aucun fait matériel, tel qu'en d'autres entreprises l'escompte du papier de commerce ou le transport des voyageurs, ne se rencontre pour lever les doutes ou pour ouvrir les yeux des actionnaires; souvent il arrivera à ceux-ci de tomber d'une confiance aveugle dans des alarmes vaines.

Les statuts mêmes les protègent mal contre certains abus; ainsi le trust peut conclure des conventions et marchés avec un de ses administrateurs ou avec une société à laquelle un de ses administrateurs s'intéresse; de là, peut-être, des ventes déloyales de titres non cotés ou mal cotés. Toutefois avant le contrat l'administrateur en cause doit exposer la nature et l'étendue de ses intérêts; il ne vote qu'en certains cas aux séances prochaines du conseil. Si ses collègues le jugent trop engagé, ils doivent le déclarer déchu.

C'est quelque chose sans doute, mais comment par le droit s'opposer au fait? Que peut un texte des statuts là où tout se passe dans le secret du portefeuille? Notons encore qu'en général les administrateurs ont le droit d'être banquiers ou agents de change du trust et qu'ils

ne s'en privent point toujours, notamment dans l'Industrial and General 1.

Çà et là on pressent des profits illicites, tout au moins on les appréhende. Faut-il donc qu'on ait à craindre les prises indirectes et détournées de ceux à qui l'on donne tant? Les émoluments des administrateurs sont, en effet, considérables. L'habitude s'est introduite d'allouer pour frais d'administration 1/2 p. 0/0 de l'ensemble du capital, obligations comprises. Or par les mots « frais d'administration » on n'entend désigner ni les frais de justice, ni les appointements des censeurs, ni les dépenses accessoires pour achat de titres ou placement des actions et obligations du trust. Les administrateurs subviennent aux frais d'administration, ils se partagent l'excédent. Ce système paraît un gage d'économie, mais deux choses lui sont reprochées pour accroître leurs bénéfices, les administrateurs enflent le capital; pour supprimer les dépenses ils suppriment employés, documents et bureaux.

Est-il bien vrai seulement que ce système soit un gage d'économie? Prenons un trust de dimensions ordinaires, un trust qui mette en œuvre un million de livres sterling, soit 25 millions de notre monnaie. Que revient-il aux administrateurs sous déduction de quelques menus frais? Il leur revient 125,000 francs. Et ce n'est pas d'un seul trust qu'un financier en renom est administrateur, mais bien de deux, de trois, ou davantage. Il reçoit ainsi de toutes mains, mais ne travaille, ne pense, ne juge qu'une fois. Il s'est fait une collection, un assortiment complet de valeurs choisies; il n'a plus à y revenir, il l'offre à tout venant, l'impose à tous ses trusts. Je sais bien que certaines limitations et précautions sont prises, entre autres par le Banker's Trust; sagement il édicte que jamais sans le consentement de l'assemblée générale le président n'aura plus de 1,500 livres sterling, chacun des autres administrateurs plus de 1,000 livres sterling. Il n'empêche que la partie reste très belle.

Certains trusts, l'American Investment, par exemple, ont fait mieux : ils ont abandonné le principe de la rémunération proportionnelle et servent un traitement fixe. L'American Investment en a-t-il souffert et ses valeurs sont-elles choisies avec un flair moins subtil? Les dividendes n'en portent pas la trace et les frais d'administration n'ont pas dépassé en 1891 4 p. 0/0 de l'intérêt des valeurs en portefeuille, taux modeste entre les taux de tous les trusts 2.

Un troisième et dernier système est expérimenté par la River Plata

1. Statist., 23 avril.

2. Ces taux sont fort souvent de 7, 8, 10 p. 0/0 et davantage.

Trust loan and Agency Company. Celle-ci donne à ses administrateurs un fixe, au delà de 5 p. 0/0 des bénéfices après le prélèvement d'un intérêt de 10 p. 0/0 en faveur des actions ordinaires. Une semblable disposition a le tort, ailleurs évité, de faire naître le désir de gros dividendes obtenus à tout prix. Quelle garantie pour de si lourdes et si écrasantes responsabilités laissent les administrateurs à leurs trusts? Un capital action possédé et déposé de 1,000 livres sterling en général, de 100 livres sterling pour l'United States and South American Investment Trust, qui met en œuvre cependant plus de 1,000,000 de livres sterling.

Et cependant à l'origine dans plus d'un trust les administrateurs, non contents de leurs droits étendus, ont encore eu recours aux parts de fondateur. On a raconté l'histoire légendaire de la « Debenture Corporation». Cette compagnie, lorsqu'elle fut lancée, avait un capital approximatif de 2 millions sterling: à côté, 200 livres sterling de parts de fondateur, une quantité négligeable! Toutefois, discrètement, ces parts de fondateurs prélevaient la moitié des bénéfices au delà de l'intérêt des actions servi à raison de 7 p. 0/0. Ce fut le point de départ de leur fortune. Par miracle le Conseil de l'Assets Realisation Company était précisément le même que celui de la Debenture Corporation. Il se sentit pris d'un goût particulier pour les parts de fondateurs de la Debenture Corporation et, au prix modeste de 150,000 livres sterling, il sut les obtenir. Mais il leur assignait une valeur plus haute. Il en fit profiter le public moyennant 300,000 livres sterling, qui furent souscrites par la Debenture Corporation Founders Shares, une société créée tout exprès, mise au monde par le bon plaisir du Debenture et de l'Assets. Le chef-d'œuvre était accompli, le miracle de la multiplication des espèces, car du jour au lendemain, avec 200 livres sterling on avait fait 300,000 livres sterling. Certes l'histoire des trusts n'est pas semée de faits pareils. Mais on cite encore la Trustees Executor's and Securities Insurance corporation; par la magie d'un dividende de 21 1/2 p. 0/0, obtenu en 1891, ses 1,000 livres sterling de parts de fondateurs ont été tout simplement cédées au bas prix de 1,000,000 de livres sterling.

On peut douter si de tels procédés sont d'une conscience délicate; disons à l'honneur des trusts que, sur une quarantaine inscrits à la cote officielle, il n'y en a guère que huit dotés de cet organe perfectionné « la part de fondateur ». En revanche les trusts possèdent le matériel de titres obligatoires de compagnies achalandées, désireuses de faire appel à toutes les bourses. Ils ont des actions ordinaires, des actions privilégiées et des obligations, de quoi plaire aux amateurs de risques, à ceux de grande et de demi-sécurité.

1. The Act and Mystery of financial Trust. Investor's Review, february.

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