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LA FRANCE ET L'EUROPE EN OCTOBRE 1795. 5 et arrêtaient toutes transactions. Les personnes étaient libres, mais la plus rudimentaire des libertés, celle d'aller et de venir, était anéantie par le brigandage qui infestait les campagnes, par la destruction des chemins, par la tyrannie des administrations municipales. La démocratie était instituée, mais son premier instrument de culture, les écoles, lui faisaient défaut. La liberté de conscience n'était plus contestée, mais la liberté des cultes n'était qu'une fiction légale. Enfin la garantie de toutes les libertés privées, la liberté politique, manquait dans les institutions, encore plus dans les mœurs. La Convention avait confondu la démocratie avec le règne des fanatiques et des violents; la liberté avec le conflit des factions; la République avec la dictature d'une faction. Il restait à en faire la chose et le bienfait de tous.

La France le voulait et s'y prêtait. Les émigrés étaient tellement exécrés que leur seule complicité supposée suffisait à décréditer les royalistes de l'intérieur; et les royalistes constitutionnels, désavoués par le prétendant, honnis par les émigrés, n'avaient plus d'autre. ressource que de se rallier à la République. L'œuvre d'État était très complexe; mais les moyens d'État s'étaient prodigieusement étendus et simplifiés. Comme l'avait prévu Mirabeau, la Révolution avait to urné au profit du pouvoir. Tout était plus uni, mieux dressé, plus obéissant qu'en 1789. Le gouvernement devenait à la fois plus nécessaire et plus facile. Le vœu public était un vou d'organisation, de justice, d'ordre, de paix. En satisfaisant à ce besoin, le gouvernement pouvait à la fois se rendre très fort et très populaire.

La France attend ce gouvernement-là, et, l'attendant, elle y ouvre les voies par une de ces poussées sourdes et continues qui sont les causes profondes en politique. Celle qui se manifeste en 1795 n'est que la continuation de celle qui avait produit la Révolution et assuré le triomphe des républicains. Les républicains de 1795 ne le comprennent pas. Leur orgueil, érigé en doctrine, ne leur permet point de juger le néant de leurs personnes dans la Révolution, ni de mesurer le peu qu'ils ont été par eux-mêmes dans le rôle qu'ils y ont joué. Ils n'ont été que les traducteurs de la volonté générale : l'intérêt général s'est pour un temps identifié avec l'intérêt de leur parti et leur parti a prévalu; ils veulent les mêler pour toujours, et la volonté générale s'écarte insensiblement d'eux, parce que les intérêts ne sont plus identiques. La France ne veut plus le règne d'un parti: unitaire, unifiée, unie, elle entend être désormais son propre parti à elle-même, et prétend qu'on la gouverne selon son vœu.

Les conventionnels prétendent conserver le pouvoir. Ils n'ont de raison d'être au pouvoir ni dans leur propre génie, ni dans le suffrage des

LA FRANCE ET L'EUROPE EN OCTOBRE 1795. Français. Ils cherchent donc leur force en dehors de la France, dans les entreprises extérieures, qui font diversion aux désirs de liberté, tiennent la France en haleine par la crainte d'une défaite et d'un retour des émigrés, perpétuent le danger public et, par suite, les mesures et les hommes de salut public. Ils maintiennent ainsi la guerre en Europe, l'oppression des dissidents et le despotisme d'une faction en France. L'antagonisme entre eux et la majorité des Français éclata dans les élections de 1795. La Constitution le rendait à peu près irrémédiable. La politique des conventionnels à l'intérieur entraînait inévitablement un conflit, et leur permanence au pouvoir, un coup d'État, c'est-à-dire la ruine de la Constitution. Leur politique extérieure emportait pour la République des périls plus graves et des conséquences plus étendues.

L'objet de cette politique c'étaient les frontières naturelles. Cette politique était brillante dans ses effets et simple dans ses données. La générosité y trouvait son compte en même temps que l'orgueil, et ce grand mot de la nature semblait faire d'une paix éternelle assurée à la France une sorte de loi européenne. Le dessein était grand, les motifs en étaient nobles: il n'avait rien d'incompatible avec les principes de la Révolution.

La France pouvait s'assimiler les peuples conquis, et se les assimilant, s'assurer de ce vœu libre et de ces suffrages, qui, d'après le nouveau droit public, devaient désormais décider de la destinée des nations. L'état social de ces peuples était analogue à celui des Français. Le caractère de leur civilisation, leurs sentiments, leurs intérêts les inclinaient vers la France. L'assimilation était faite en Savoie, très avancée à Nice. Elle était possible en Belgique, parce que ce pays était dégoûté de ses anciens maîtres et surtout las de la guerre au delà de tout ce qu'on peut exprimer. Elle était facile dans les pays allemands de la rive gauche du Rhin. Dans la plus grande partie de ces pays, il n'existait aucun lien dynastique entre les peuples et les gouvernements. Il n'y existait point d'esprit national. Ces peuples pouvaient devenir Français, avant que par le contre-coup de la Révolution française le reste de l'Allemagne se sentit redevenir allemand. La France leur offrirait une patrie, qu'ils n'avaient pas, patrie flatteuse aux imaginations, bienfaisante aux intérêts. La République était en mesure d'accomplir en quelques années dans ces régions l'œuvre que la monarchie avait consommée en Alsace. Les Droits de l'homme, l'abolition du régime seigneurial et un bon gouvernement, en auraient assuré le succès.

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Le bon gouvernement qui était la condition nécessaire de cet ouvrage, était aussi la condition nécessaire de l'établissement de la République en France. Les] conquêtes étaient destinées à garantir la paix à la France; les peuples conquis ne pouvaient être assimilés que par les effets mêmes de cette paix. S'il n'existait donc, à la fin de 1795, aucun antagonisme ni de principes ni d'intérêts entre la conquête des frontières naturelles et l'établissement de la République, les mêmes difficultés qui s'opposaient à l'affermissement de la République en France, s'opposaient à l'assimilation des pays conquis. Mais ces obstacles, la France était maîtresse de les lever; il y en avait d'autres plus forts et qui ne dépendaient pas de la République. Alors même que le gouvernement directorial eût été à la hauteur de cette grande tâche politique, il fallait pour que l'assimilation s'opérât, que la paix fût obtenue et que la paix fût durable. Ici la France avait à compter avec l'Europe, et c'est ici que commençaient les grandes difficultés du présent, les empêchements infinis et les conflits.

III

Les conditions de la politique extérieure.

La Convention avait conquis à la France les « limites naturelles »; mais elle ne les avait point imposées à l'Europe. Cette conquête, purement militaire, demeurait soumise aux hasards de la guerre et aux surprises de la force. « Un seul échec pourrait nous faire perdre en un instant tout notre état antérieur », écrivait Merlin de Thionville au mois de mai 1795. Cet état précaire fut constamment celui de la domination française jusqu'en 1815. Napoléon, à l'apogée, ne se sentit jamais à l'épreuve d'une défaite. La vérité est que lorsque la défaite vint, en 1799, tout faillit s'écrouler; lorsqu'elle menaça, en 1809, tout s'écroula. La Convention avait formé le dessein d'ensemble et tracé toutes les lignes d'approche sur plusieurs points même elle avait fait brèche, mais la place n'était point emportée. L'Autriche tenait toujours dans la citadelle, l'Angleterre ravitaillait toujours la garnison; il restait à compléter l'investissement et à donner l'assaut : deux opérations dont la première coûta beaucoup de temps, la seconde beaucoup d'hommes; l'une et l'autre voulaient beaucoup de génie, et encore Bonaparte avec tout son génie n'arrivera-t-il qu'à une trêve, en 1802, pour recommencer la lutte au bout de dix-huit mois.

Ce n'est pas que l'Europe fasse corps et fasse front. L'anarchie de l'ancien régime en a précédé la déroute et la déroute a décuplé les

effets de l'anarchie. Ni l'échafaud d'un roi, ni la proscription de toute une noblesse, ni la propagande d'une révolution subversive de l'ordre monarchique et de l'ordre seigneurial, rien n'a prévalu contre la jalousie, l'avidité et la perfidie des cours. Les peuples demandent la paix, parce que la guerre les décime, qu'elle les ruine et que sous prétexte de les préserver de la contagion, leurs gouvernements les écrasent, les dépouillent et les oppriment. Les États désirent la paix, parce qu'elle ouvre un marché de territoires plus profitable que la guerre et qu'elle permet de réfréner la turbulence des peuples. Une curée de nations plus insolente que celle de la succession d'Espagne et plus scandaleuse que celle du premier partage de la Pologne; une réaction aveugle contre l'humanité, la civilisation, tout ce qu'on appelait les lumières et le gouvernement éclairé, tout ce qui avait fait l'honneur du dix-huitième siècle, marquent, en Europe, de 1793 à 1795, les contre-coups des victoires de la Révolution.

Les gouvernements du continent ne refusent point de traiter avec la France à cause du seul nom de la République. Ils pensent fort librement sur cet article. La Révolution leur importe, mais non l'étiquette républicaine. Ils admettent aisément deux sortes de républiques celles qui donnent à gagner, comme l'a été la République de Cromwell et comme s'annonce la République de l'an IV; celles aux dépens desquelles on gagne, comme l'était la République de Pologne et comme l'est encore la République de Venise. La Prusse a considéré la France sous le premier aspect et la Pologne sous le second. L'Autriche est disposée à reconnaître une République française qu'elle traiterait comme une Pologne; elle se réserve, le cas échéant, de pactiser avec une République française qui en userait avec elle comme le Comité de salut public est disposé à en user avec la Prusse. L'Angleterre même, malgré le goût que professe son gouvernement pour les Bourbons et la conviction de Pitt qu'une paix durable ne pourrait être scellée que par une restauration de la monarchie, dans les anciennes limites de la France, est bien obligée, par égard pour la nation anglaise, d'admettre la nécessité d'une réconciliation avec les républicains français le jour où ces républicains accepteraient les conditions de l'Angleterre. La coalition est tellement précaire et disloquée que les ennemis de la Révolution la voient toujours menacée de se rompre. L'intérêt seul l'a formée; il la dénouera, si la France le

1. Voir la dépêche de Thugut à Cobenzl, 6 septembre 1795: « la Russie inerte »; l'Angleterre gaspillant ses subsides, « soldant partout des troupes sans avoir des combattants effectifs »; l'Allemagne en grande majorité inclinant vers la paix sous l'égide prussienne; les souverains de l'Italie ébranlés par l'exemple de l'Espagne; le roi de Sardaigne retenu uniquement par la crainte de l'armée autri

sollicite ; il la renouera si la France le menace. En un mot, toutes les cours se règlent sur la seule raison d'État.

Cette même raison d'État, seule commune mesure qui subsiste entre la République et l'Europe, permet à la France de transiger avec les monarchies. Mais il faut, pour cette transaction, que la raison d'État républicaine ne soit point une raison inflexible, dogmatique et absolue; il faut qu'elle se fasse politique et raisonnable, c'est-à-dire qu'entrant dans la coutume de l'Europe, elle entre du même coup dans le bon sens européen. Que la France soit monarchie ou république, il y a une certaine étendue de puissance que la France ne peut dépasser, parce que cette étendue de puissance ne serait proportionnée ni aux forces réelles ni aux intérêts permanents de la France. C'est la vraie frontière naturelle elle ne procède point d'une cause finale imaginaire; elle provient non de la nature abstraite et arbitraire des publicistes et des spéculatifs, mais de la nature même des choses. Personne ne l'a dessinée d'un trait de plume et pour toujours; elle est mouvante, parce qu'elle exprime des rapports très complexes de forces qui changent avec les temps. Si les conditions d'une bonne conquête, c'est-à-dire les dispositions des peuples et la possibilité d'assimiler les populations conquises semblent assigner à l'extension de la France un terme naturel, la politique ne peut se rapprocher de ce terme qu'en imitant les œuvres de la nature, c'est-à-dire par progression et par nuances. Ainsi s'étaient opérés, non d'un coup et par système, mais avee suite et par degrés, les agrandissements de l'ancienne France. Ainsi il convient encore de procéder en 1795. Si la France dépasse cette ligne moyenne de convenance, elle n'obtient qu'une trêve et s'expose inévitablement au retour des coalitions 1. Si ayant atteint la limite des territoires qu'elle peut garder, elle fait de ses acquisitions le point de départ d'entreprises nouvelles et le principe d'une politique de suprématie universelle, les ligues se renouent aussitôt. Louis XIV en a fait l'expérience et l'exemple de son histoire est d'autant plus significatif pour les républicains, que tout le monde en Europe les soupçonne de vouloir la renouveler.

A ne considérer que la balance des forces et ce qu'on nomme l'équilibre européen, l'acquisition de la barrière du Rhin et de la barrière des Alpes n'avait rien d'excessif: elle n'excédait pas les acquisitions. faites par la Prusse, par la Russie et par l'Autriche en Pologne. La

chienne, prêt à traiter dès qu'il le pourra faire avec avantage; Naples impuissante, « restée fidèle par le mauvais succès seulement des négociations entamées ». - Tel est le tableau peu consolant de la situation actuelle des affaires de la coalition.» (ZEISSBERG, t. V, p. 350.)

1. Cf. L'Europe et la Révolution, t. I, p. 283-288, 311-318, 321-322, 334-335: La politique extérieure; le problème des frontières, la France et l'Europe en 1789.

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