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Telle est la condition de la population agricole de la Régence. Le triste régime auquel elle a été trop longtemps soumise, en lui enlevant tout ressort et tout esprit d'initiative personnelle, l'a déprimée et jetée dans l'état d'engourdissement et de stagnation où nous la trouvons maintenant. C'est à nous de refaire son éducation et, en lui laissant entrevoir un avenir moins sombre, de galvaniser son énergie endormie par de longs siècles de servitude et de souffrances.

VI

Laissons là la campagne et entrons dans la ville. Nous y rencontrons un type nouveau, celui du commerçant ou de l'industriel indigène. L'industrie tunisienne, autrefois florissante, est à l'heure actuelle bien peu de chose : Quairouan fabrique des selles brodées d'argent, de la maroquinerie, des vases de cuivre, de l'huile de rose; Zaghouan a le monopole de la teinturerie des chéchia de Tunis. Ajoutons à cela la tannerie, le tissage, la fabrication des huiles d'olive et nous aurons passé en revue toutes les branches de l'industrie indigène dont l'importance mérite d'arrêter notre attention.

Jadis les Djerbiens et les gens du Soûf allaient jusqu'à Ghadamès et à Ghât et drainaient tout le commerce du Soudan vers Tunis, qui devenait ainsi le trait d'union entre le bassin de la Méditerranée et l'intérieur du continent. Il y a beau temps que les brigandages des tribus Hamamma ou autres ont mis ordre à cela. Aujourd'hui, la Régence n'a plus aucun rapport avec les pays des noirs, et les caravanes qui trafiquent encore avec ceux-ci passent loin de ses frontières pour aller gagner Tripoli. La sécurité qui règne maintenant dans toute l'étendue de la Tunisie leur permettrait facilement de conduire leurs convois à Gabès ou à Sfax, mais l'aveugle fanatisme qui anime les marchands arabes leur fait un devoir de ne pas pénétrer dans le dar el harb. Nous pouvons voir là l'œuvre néfaste des émissaires de Si Snoussy. Mais, abstraction faite des transactions avec le Soudan qui nous échappent, la Tunisie offre à elle seule des ressources suffisantes pour alimenter un commerce et faire vivre une industrie autrement développés que ceux que nous y trouvons actuellement.. Sont-ce les hommes qui font défaut? Bien loin de là. Le Djerbien, dont nous parlions tout à l'heure, le juif tunisien possèdent un esprit mercantile peu commun. Le Maure ne leur cède en rien et a en outre une habileté de main, une dextérité qui en font un ouvrier incomparable pour les travaux délicats auxquels il se complaît: orfèvrerie, bijouterie, broderie sur étoffes, maroquinerie, etc. Son frère, l'homme des champs ou des oasis, déploie un talent égal dans la culture de ses jardins, de ses oliviers et de ses

dattiers. Et cependant tous ces efforts sont restés longtemps stériles : la terre tombait en friche, les oliviers mouraient, les dattiers séchaient, l'industrie languissait, le commerce rendait le dernier soupir. C'est que l'agriculteur, l'artisan, le marchand avaient à compter avec une puissance que nous avons laissée sciemment jusqu'à présent dans l'ombre, l'État, qui venait déranger toutes les données du laborieux calcul grâce auquel ils parvenaient à équilibrer leur modeste budget. Le gouvernement de la Régence, trop fidèle à la tradition suivie de temps immémorial par toutes les dynasties musulmanes, n'a jamais considéré la population qu'il avait la prétention d'administrer que comme une source de revenus à peu près intarissable, une éponge qu'il fallait presser jusqu'à siccité complète. Il s'acquitta de cette tâche avec une ardeur sans égale. Les Beys avaient besoin d'argent, de beaucoup d'argent, non pas pour procéder à des travaux publics utiles à tous, mais pour satisfaire leurs fantaisies personnelles, qui étaient insensées, leur soif ardente de luxe et de splendeur, qui était inextinguible. Le peuple était riche, il pouvait payer, il paya. Toutes les manifestations de la richesse étaient frappées. On taxait l'homme d'abord, puis la récolte de son champ, ses oliviers, ses dattiers, les fruits de son jardin mis en vente, la boutique qu'il occupait au bazar, les marchandises qu'il transportait d'un point à un autre de la Régence, la laine de ses brebis, la peau de ses bestiaux. Le nomade avait encore la ressource de s'expatrier, de gagner l'Algérie ou la Tripolitaine ou de se mettre en révolte ouverte et de régler ses comptes avec le fisc à coup de fusil. Aussi fallait-il mettre sur pied toute une armée, « le Camp», commandé par un proche parent du bey, qui se transportait dans tous les cantons pour arracher l'impôt aux contribuables récalcitrants. Quant aux sédentaires du Sahel, des oasis ou des districts du nord, il devaient se soumettre bon gré mal gré. La misère augmentait chaque année et la situation semblait sans issue quand nos troupes entrèrent dans le pays. Depuis lors les finances de la Tunisie se sont relevées, un budget a été établi par nos soins et fonctionne régulièrement, se soldant chaque année par de beaux excédents. Constatons le fait sans nous y arrêter et voyons quelle situation a été faite à celui qui paie l'impôt.

Au premier abord, il semble que notre administration ait fait bien peu de chose en sa faveur. Les taxes sont restées les mêmes, elles sont levées à peu d'exceptions près de la même manière qu'avant l'occupation. En feuilletant le recueil des décrets rendus depuis 1881 par le gouvernement tunisien, nous ne trouvons aucune disposition générale transformant radicalement le système des impositions; bien plus, c'est à peine si nous découvrons quelques décrets modifiant, souvent bien

légèrement, des points de détail. Le kanoun des oliviers et des dattiers, la dîme sur les produits des oliviers, la dime des céréales, les m'radjas n'ont pas été touchés. On pourrait par suite être amené à conclure un peu trop vite que l'indigène n'a pas reçu de nous les améliorations qu'il était en droit d'espérer. Conclusion absolument fausse, hâtons-nous de le dire.

En effet, le système fiscal que nous avons trouvé en vigueur en Tunisie ne péchait pas par l'absence de législation, tant s'en faut. Reprenez le recueil des lois et décrets de la Régence dont il est question plus haut, vous y trouverez quantité de règles fort sages, fort équitables, qui pouvaient assurer au système des contributions un fonctionnement satisfaisant. Lisez cette déclaration du gouvernement beylical insérée dans l'art. 2 du décret du 4 octobre 1869 relatif à la Medjba « En dehors de la perception du montant exact de l'impôt dû, il est absolument défendu à nos agents d'exiger des contribuables aucune des indemnités connues sous le nom de diffa qui se percevaient autrefois en faveur des caïds, cheikhs ou autres, ou amendes ou toute autre contribution de quelque nature que ce soit, qui était imposée collectivement et répartie ensuite entre les contribuables. Le contribuable n'est tenu de payer que des impôts frappant des objets déterminés tels que la dîme des céréales et des huiles, le kanoun des oliviers et des dattiers, etc., et dont la perception est réglementée par nos différents décrets. Aucune excuse n'est dès aujourd'hui admise en faveur de quiconque transgressera les dispositions du présent article et les portes de notre tribunal sont ouvertes pour accueillir les plaintes de ce genre. »

De semblables déclarations se retrouvent à chaque page, mais toutes restaient lettre morte. Il fallait pour les faire observer, au centre un pouvoir fort, dans les provinces une administration active, une surveillance incessante. Les Tunisiens ont trouvé tout cela chez nos fonctionnaires. Ceux-ci n'ont eu qu'à fouiller dans l'arsenal des lois locales et à remettre en vigueur des dispositions jadis méconnues. Sur un petit nombre de points seulement l'absence complète de toute réglementation les a obligés à légiférer, mais dans la plupart des cas il leur a suffi de lancer des circulaires ou de prendre des arrêtés qui rappelèrent les agents à leur devoir et les avertirent que le règne de l'arbitraire était fini et que celui de la loi commençait.

(A suivre.)

MAURICE CAUDel,

membre du Groupe d'histoire et de diplomatie.

LA RECONNAISSANCE

DE LA

MONARCHIE DE JUILLET.

I

La situation extérieure dans les premiers mois de 1830*.

Au commencement de l'année 1830, la Sainte Alliance n'était plus qu'un mot.

Le traité d'Andrinople (14 septembre 1829), consacrant la victoire des Russes, les installait à l'embouchure du Danube et, leur donnant une protection quasi suzeraine sur les provinces danubiennes, empêchait toute prépondérance de l'Autriche dans la péninsule balkanique. De plus, le rapprochement qui s'était opéré entre les cours de Paris et de Pétersbourg n'était pas sans gêner la politique autrichienne. L'empereur François cachait mal son mécontentement, quand il écrivait à Pétersbourg que, «< si l'esprit révolutionnaire se propageait de plus en plus en Europe, la Russie y assumait une part de responsabilité, ayant ébranlé l'alliance des grandes puissances ». A cette lettre lettre de félicitations — le vice-chancelier russe comte de Nesselrode répondait que, de son côté, l'Autriche travaillait dans un sens opposé aux

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1. Je dois remercier avant tout les personnes qui ont bien voulu me communiquer des papiers ou des souvenirs relatifs à cette période de notre histoire. Les familles du baron de Barante, du maréchal Lobau, du duc de Mortemart, du comte Pozzo di Borgo, se sont empressées de procurer des renseignements destinés à notre École.

2. La politique des cabinets européens a subi dans l'année 1830 une telle révo lution, l'avènement du duc d'Orléans au trône de France modifia tellement l'équilibre des alliances, qu'il est nécessaire d'exposer à grands traits les relations diplomatiques de cette époque avant d'aborder l'objet principal de cette étude.

3. Martens, Traités de la Russie, t. IV, p. 419.

intérêts de la Russie 1. L'empereur Nicolas reprochait au cabinet de Vienne << son action systématique contre l'alliance des grandes puissances, qu'elle avait dissoute entièrement en prenant ouvertement le parti de la Turquie : ce n'est qu'une telle politique qui a pu relever le courage jusque-là bien abattu des révolutionnaires européens »; tant que durerait ce « déplorable système », toute action commune serait impossible. L'Angleterre travaillait à empêcher la Russie de profiter de ses victoires au moyen de l'Autriche, qui arma. L'ambassadeur russe à Vienne, le comte Tatichtchev, demanda des explications. Elles furent peu nettes. Le 28 décembre 1828 (v. s.), il posait presque un ultimatum. Il constatait que les relations entre l'Autriche et la Russie empiraient chaque jour; que l'intervention de l'Autriche, de la France, de la Grande-Bretagne et de la Prusse dans la guerre était une véritable coalition; que l'ingérence de l'Europe ne pouvait que rendre les conditions de la paix plus onéreuses pour la Turquie 3. En janvier 1830 le prince de Metternich annonçait à l'ambassadeur russe qu'il désirait sincèrement le rapprochement des cours de Pétersbourg et de Vienne et que celle de Berlin pouvait également se joindre à elles. C'était former un « noyau » d'alliance conservatrice de la paix en Europe.

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La Russie ne repoussa pas positivement ces avances, mais resta sur la réserve. Et d'ailleurs, pourquoi cette alliance à trois aurait-elle intéressé la Russie? L'ancien ennemi ce n'est pas le Turc que je veux dire semblait au contraire bien près de devenir l'allié des nouveaux temps. On doit en effet admirer la Restauration française sincèrement et en dehors de tout esprit de parti, pour deux choses: ses finances et sa politique extérieure. D'une France épuisée, vaincue,

1. A quoi a mené un système qui a isolé l'Autriche, que l'opinion publique place à la tête de l'absolutisme? Le prince de Metternich est devenu un objet de haine pour la cour de Russie... Londres, 24 novembre 1826. Lettre du comte de Munster, ministre de Georges IV pour les affaires du Hanovre à Vienne. (P. Grimblot, La révolution de juillet et l'Europe. Revue moderne, 10 mai 1868.)

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Le Portfolio (t. 1, n° 8 et 9, p. 5) publiait la copie d'une dépêche du comte Pozzo en date du 28 novembre 1828, adressée au comte de Nesselrode : « V. E. a été informée par M. le prince de Lieven de la tentative du prince de Metternich auprès du cabinet de Londres afin de réunir les quatre puissances dans une démarche à faire envers l'Empereur, pour déclarer à Sa Majesté qu'elles intervenaient dans la querelle entre la Russie et la Porte avec le projet d'amener l'une et l'autre à un arrangement pacifique; et comment le chancelier de cour et d'état en conseillant à l'Angleterre d'opérer sur la France et de l'entraîner dans cette voie, avait donné à supposer, quoique ce ne fût qu'un mensonge, qu'il s'était déjà assuré de la Prusse.... (Voir aussi t. II, no 11, p. 56 et suiv., n° 12, p. 99 à 112, no 13, p. 159 à 168.)

2. Dépêche du comte de Nesselrode au comte de Tatichtchev, 15 (27 octobre 1829), et rapport annuel du vice-chancelier sur 1829. Martens, IV, p. 419.

3. Nesselrode à Tatichtchev (28 décembre 1828-7 janvier 1829). Martens, IV, p. 401.

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