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XIV.

LOI DU 20 JUILLET 1895, SUR LES CAISSES D'ÉPARGNE (1).

Notice et notes par M. Maurice DUFOURMANTELLE, avocat à la cour d'appel de Paris, docteur en droit.

On a souvent vanté l'esprit d'économie et les habitudes d'épargne de la population française; c'est là un fait exact que confirment les statistiques fournies par les rapports annuels sur les caisses d'épargne, desquels il résulte qu'à la fin de l'année 1894 l'avoir des déposants à la Caisse nationale d'épargne s'élevait à 690.844.460 francs pour 2.280.061 livrets en circulation, et qu'à la même date l'avoir des déposants aux caisses d'épargne ordinaires s'élevait à environ 3. 200.000.000 de francs pour plus de six millions de livrets en circulation. On peut donc dire qu'au 31 décembre 1894 l'épargne recueillie par les diverses caisses d'épargne représentait un solde de près de 4 milliards au profit de 8 millions 1/2 de déposants: ces chiffres suffisent à indiquer l'intérêt considérable qui s'attache à la question de l'épargne et l'importance que présente la législation en cette matière.

La première caisse d'épargne fondée en France fut celle de Paris, créée en 1818 par la Compagnie royale d'assurances maritimes, sur l'initiative du duc de La Rochefoucauld-Liancourt, de Delessert et de quelques autres philanthropes; cette initiative porta ses fruits; elle fut imitée et, au 1er janvier 1837, il existait déjà 227 caisses fonctionnant dans l'étendue du royaume.

En présence de ce rapide développement, le gouvernement crut devoir intervenir pour déterminer la situation légale des caisses d'épargne. Plusieurs lois et plusieurs décrets furent successivement promulgués et rendus sur cette matière : loi du 5 juin 1835 (Bull. des Lois, 1835, no 142), loi du 31 mars 1837 (Bull. des Lois, 1837, n° 490), loi du 22 juin 1845 (Bull. des Lois, 1845, no 1211), lois des 24 mai, 18 et 30 juin 1851 (Bull. des Lois, 1851, no 408), décret du 15 avril 1852, loi du 7 mai 1853 (Bull. des Lois, 1853, no 42), décret du 23 août 1875; enfin une loi du

(1) J. Off. du 6 août 1895. TRAVAUX PRÉPARATOIRES. Chambre Proposition Hubbard, déposée le 14 décembre 1889; doc. 1890, p. 417; projet J. Roche, déposé le 20 mai 1890; doc. 1890, p. 858; rapport de M. Aynard (séance du 27 mai 1891); doc. 1891, p. 1340; 1re délibération, 21, 23, 24, 28, 30 mai, 2, 4 et 9 juin 1892; 2e délibération, 7, 10 et 11 mars 1893.-Sénat: rapport de M. Denormandie (séance du 8 juin 1893); doc. 1993, p. 392; fre délibération, 20, 21 et 23 novembre 1893; rapport supplémentaire; doc. 1894, p. 66; 2° rapport supplémentaire, p. 79; 2o délibération, 4, 7, 11 et 18 mai 1894. Transmission à la Chambre: 9 juin 1894; rapport de M. Aynard; doc. 1895, p. 760; déclaration d'urgence et adoption, 27 juin 1895.

9 avril 1881 créait une caisse d'épargne postale, établissement public dépendant de l'État. Pour saisir la portée de la réforme introduite par la loi du 20 juillet 1895, nous devons exposer brièvement, dans ses traits caractéristiques, la législation en vigueur auparavant.

I. - Législation en vigueur avant la loi du 20 juillet 1895. — Jusqu'en 1881, la France ne connut que des caisses d'épargne dues à l'initiative privée ou communale. A l'origine, les pouvoirs publics n'intervenaient pas quand il s'agissait de fonder ces établissements; pour la première fois, la tutelle de l'État apparut dans la loi du 5 juin 1835, qui exigea pour leur création une ordonnance rendue après avis du Conseil d'État; dans la suite, cette tutelle de l'État ne fit que devenir plus rigoureuse, pour aboutir au décret fondamental du 15 avril 1852 et à la rédaction, en 1854, de statuts-types, auxquels durent se soumettre les caisses nouvelles et les caisses antérieures en cas de réorganisation.

D'après la loi du 9 avril 1881, dont certaines dispositions étaient applicables aux caisses ordinaires ou privées, les dépôts d'épargne étaient admis au profit d'une même personne depuis 1 franc jusqu'à 2,000 francs; si ce maximum était dépassé soit par les versements, soit par la capitalisation des intérêts, le déposant était mis en demeure de réduire son compte, et si, dans un délai de trois mois, le retrait de l'excédent n'était pas effectué, il était acheté d'office au titulaire du livret 20 francs de rente sur l'État. Par exception, le maximum des dépôts permis pour les sociétés de secours mutuels et certains autres établissements de prévoyance avait été fixé à 8.000 francs.

Dès l'origine, les caisses d'épargne avaient pris l'habitude, pour donner confiance à leur clientèle, de placer les fonds déposés en rentes sur l'État. Une ordonnance de 1829, puis la loi de 1835 en autorisèrent, sous certaines conditions, le placement en compte courant au Trésor; la loi du 31 mars 1837, modifiant ces dispositions, donna aux caisses d'épargne la faculté de verser à la Caisse des dépôts et consignations les sommes déposées à leurs guichets; et enfin le décret du 15 avril 1852 transforma cette faculté en obligation. L'aide primitive offerte par l'Etat s'était peu à peu transformée en servitude imposée : désormais, la Caisse des dépôts et consignations centralisa tous les versements d'épargne, qu'elle plaça pour partie en compte courant au Trésor, et, pour le surplus, en bons du Trésor, en rentes sur l'État ou en obligations de chemins de fer garanties par l'État: c'est ce qu'on appela le système de l'emploi exclusif ou de l'adduction à la dette d'État.

Avec les revenus de ces placements, la Caisse des dépôts et consignations servait un intérêt aux caisses d'épargne. La loi de 1835 avait fixé à 4 0/0 le taux de cet intérêt, ce qui supposait que les placements donnaient au moins ce même intérêt à la Caisse des dépôts et consignations. Mais, par la suite, la rente française ne donna plus qu'un revenu inférieur à 4 0/0; d'autre part, les bons du Trésor ne rapportaient guère plus de 2 0/0; la Caisse des dépôts se trouvait donc servir aux caisses d'épargne un intérêt supérieur à celui que lui procuraient ses placements,

ce qui mettait le Trésor en perte. Aussi dut-on abaisser le taux de l'intérêt servi aux caisses d'épargne d'abord à 3,75 0/0 (loi du 27 décembre 1890, art. 55), puis à 3,50 0/0 (loi du 26 novembre 1892, art. 13).

Sur l'intérêt qui leur était ainsi servi, les caisses d'épargne prélevaient, pour faire face à leurs frais d'administration et de loyer, un tant pour cent, variant entre 0,25 et 0,50 au maximum, et bonifiaient le surplus aux déposants, qui bénéficiaient, en conséquence, en dernier lieu, d'un intérêt minimum de 3 0/0.

Lorsqu'un déposant demandait son remboursement, il était fait droit à sa demande dans un délai maximum de quinze jours, quel que fût le montant de la somme qu'il voulait retirer, sauf dans les cas de force majeure, dans lesquels un décret rendu en forme de règlement d'administration publique pouvait autoriser les caisses d'épargne à n'opérer les remboursements que par à-comptes de 50 francs au minimum et par quinzaine; c'est ce qu'on appelle la clause de sauvegarde.

A côté de ces caisses d'épargne privées, qui ne connaissaient guère la liberté, la loi du 9 avril 1881 créa la Caisse nationale d'épargne ou Caisse d'épargne postale, établissement public sous la garantie de l'État (1). Ce qui caractérise cette institution, c'est le concours que lui donne la poste, dans tous les bureaux de laquelle sont reçus les versements d'épargne. Les principes que nous venons d'exposer en ce qui concerne le maximum et le minimum des versements, la clause de sauvegarde, ont encore ici leur application. Les fonds d'épargne sont également versés à la Caisse des dépôts et consignations, qui les emploie en valeurs d'État, sauf une partie placée en compte courant au Trésor et ne pouvant dépasser 50 millions (loi du 26 février 1887, art. 27). D'après la loi de 1881, la Caisse des dépôts devait servir à la Caisse postale un intérêt de 3,25 0/0; mais une loi du 26 décembre 1890 (art. 56 et 57) a modifié cette règle: désormais la Caisse d'épargne postale dut recevoir intégralement les arrérages des rentes achetées en emploi, et toucher, quant aux sommes déposées en compte courant au Trésor, l'intérêt que la Caisse des dépôts et consignations touche elle-même; celle-ci ne joue donc que le rôle d'un intermédiaire à l'égard de la Caisse d'épargne postale, et n'a plus à courir des risques de perte par suite de la baisse éventuelle du loyer de l'argent.

Avec ce revenu, la Caisse paye ses frais d'administration, se constitue une réserve et sert aux déposants un intérêt qui fut fixé en dernier lieu, avant la loi nouvelle de 1895, à 2,75 0/0 (loi du 26 décembre 1892, art. 14). II.

-

Critique de l'ancienne législation; premiers essais de réforme. Le régime des caisses d'épargne françaises dénotait une grande tendance centralisatrice; son caractère distinctif consistait dans le principe de l'adduction d'abord facultative, puis obligatoire de l'ensemble des versements d'épargne dans une caisse d'État, la Caisse des dépôts et

(1) Annuaire de législat. franç., t. I, p. 28.

consignations, et dans l'emploi exclusif de l'épargne en fonds d'Etat ou valeurs assimilées. Pendant longtemps ce système parut être le meilleur, le plus commode pour les caisses et le plus sûr pour les déposants. Mais en présence du développement considérable pris par les dépôts d'épargne dans les quinze dernières années, la question se posa de savoir si l'Etat n'allait pas assumer des charges et des risques énormes du chef du mode d'emploi exclusivement pratiqué; de plus, l'étude des législations étrangères montra que le système français n'était en honneur nulle part ailleurs; que les autres pays, loin d'absorber tous les versements d'épargne dans la dette publique, leur attribuaient des destinations variées avec une liberté plus ou moins grande, et que néanmoins la prospérité des caisses étrangères pouvait soutenir la comparaison avec celle des caisses françaises, lorsque même elle ne la dépassait pas (1). Un mouvement de réaction se produisit alors en faveur de la théorie du libre emploi des fonds d'épargne, à laquelle se sont ralliés aujourd'hui, au moins sur le principe, les économistes et les publicistes les plus distingués et les plus compétents. Les critiques les plus vives dirigées contre le régime étatiste français pouvaient se ramener aux trois points de vue suivants : responsabilité de l'État, abaissement constant de l'intérêt servi aux déposants et défaut de fructification de l'épargne.

Par suite du mode d'emploi pratiqué par nos caisses d'épargne, tous les versements d'épargne sont dirigés sur la Caisse des dépôts et consignations, c'est-à-dire qu'ils sont concentrés entre les mains de l'Etat qui en devient le dépositaire responsable. Ces fonds sont remboursables à vue. En temps normal, le compte courant suffit pour faire face aux demandes de retrait. Mais qu'une crise se produise, que les demandes de remboursement affluent en quantité considérable, et les ressources du compte courant seront vite épuisées; la Caisse des dépôts devra alors vendre en masse les rentes, qu'elle avait achetées le plus souvent en temps de tranquillité à un taux assez élevé.

Or cette réalisation des valeurs d'emploi, survenant à un moment de crise, ne pourra se faire qu'à des cours affaissés dont la baisse progressive sera entretenue par la vente même opérée par la Caisse des dépôts, et celle-ci, c'est-à-dire en définitive l'Etat, se trouvera subir ainsi des pertes plus ou moins considérables, qu'il faudra combler par de nouveaux emprunts ou par des charges nouvelles imposées aux contribuables.

Déjà ce danger s'était présenté lors des événements de 1848 les demandes de retraits affluaient; pour les entraver, un décret du 7 mars

(1) Voy. sur les législations étrangères: Linder, les Caisses d'épargne en France et à l'étranger; J. Rouquet, les Caisses d'épargne; Rostand, une Visite à quelques institutions de prévoyance en Italie; Rostand, la Réforme des caisses d'épargne; nos études, ainsi que celles de notre collègue M. F. Lepelletier, publiées dans le « Bulletin de la Société de législation comparée» (années 1894 et suiv.), sur les caisses d'épargne en Autriche, en Belgique, en Espagne, en Portugal, etc.

1848 éleva de 4 0/0 à 5 0/0 l'intérêt servi aux caisses d'épargne; cette mesure fut inefficace; pour satisfaire aux demandes de retraits, l'Etat dut vendre la rente, tombée à 50 francs, ce qui compromettait le Trésor. Le gouvernement eut alors recours à un expédient: il déclara (décret du 9 mars 1848) qu'il ne rembourserait que 100 francs par livret, et que la partie des comptes dépassant ce chiffre serait remboursée en bons du Trésor et en reutes 50/0 au pair; on mettait ainsi la dépréciation de la rente aux risques du déposant; les protestations furent vives, et pour leur donner une certaine satisfaction, le décret du 7 juillet 1848 céda la rente en remboursement à 80 francs. La crise prit fin; on oublia l'enseignement des événements, et le système de l'adduction à la dette d'Etat fut maintenu.

Les circonstances douloureuses de 1870 donnèrent toutefois un nouvel avertissement; pour se tirer d'embarras, l'Etat eut recours à la clause de sauvegarde. Du moins ce nouvel enseignement ne fut pas entièrement perdu, car c'est de cette époque que datent les premières tendances réformistes.

Le système de l'emploi exclusif ne présente pas moins d'inconvénients en ce qui concerne l'intérêt servi aux déposants. Plus les cours des valeurs de Bourse montent (et il est certain que notre système amène une hausse factice des cours des valeurs employées), plus le taux de revenu pour un même capital décroit; or, si la Caisse des dépôts et consignations continuait à servir toujours aux caisses d'épargne l'intérêt fixé à une époque où les cours étaient moins élevés, elle se trouverait, lorsque les cours auront monté, tirer de ses placements un intérêt inférieur à celui qu'elle paye aux caisses d'épargne. Nous avons vu plus haut les remèdes employés pour éviter ce danger et empêcher l'Etat de se trouver en perte nous avons vu les caisses d'épargne toucher un intérêt successivement réduit, et nous avons indiqué les mesures prises par la loi du 26 décembre 1890 pour tenir autant que possible la balance égale entre le revenu touché et l'intérêt servi par la Caisse des dépôts et consignations. Ce dernier principe est le seul vrai mais son application n'empêche pas les caisses d'épargne de sentir vivement le contre-coup de la baisse du loyer de l'argent; car, par suite de l'emploi exclusif, aucun emploi plus productif ne vient contre-balancer la baisse du taux de l'intérêt des fonds d'Etat. A l'étranger, au contraire, dans les pays de libre emploi, nous voyons les emplois plus productifs compenser les emplois moins productifs, ce qui permet aux caisses d'épargne de servir à leur clientèle un intérêt moyen assez fixe et en tout cas sensiblement supérieur à celui qui est bonifié à l'épargne française.

Une dernière critique générale, et non une des moindres, était adressée au régime adopté en France. Si le but essentiel et primordial des caisses d'épargne a été de faciliter la constitution d'un petit capital à l'aide de versements minimes productifs d'intérêt, ce n'est pas à dire qu'il faille limiter à ce seul objectif leur rôle et leur activité : c'est pourtant ce qui se produit dans le système de l'emploi exclusif en fonds

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