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I.

LOI DU 12 JANvier 1895, relative a la saiSIE-ARRÊT SUR LES SALAIRES ET PETITS TRAITEMENTS DES OUVRIERS ET EMPLOYÉS (1).

Notice et notes par M. Ch. FALCIMAIGNE, conseiller à la cour de cassation.

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La procédure de saisie-arrêt n'avait jamais été réglementée en France avant la promulgation du Code de procédure. L'ordonnance de 1667 ne contenait aucune disposition sur cette matière. On pouvait recourir à cette voie d'exécution, non seulement en vertu d'un jugement portant condamnation au payement d'une somme certaine et liquide, passé en force de chose jugée ou exécutoire par provision, ou en vertu de tout autre titre de créance exécutoire, non seulement en vertu d'une simple promesse non reconnue, à condition d'obtenir la permission du juge (art. 144 de l'ordonnance d'Orléans) (2), mais en

(1) Cette loi a été promulguée au Journal Officiel du 20 janvier 1895. TRAVAUX PRÉPARATOIRES: Proposition de loi de M. Thellier de Poncheville relative à la protection des salaires contre les saisies et à la réduction des frais. Chambre: doc. 1889 (session extraordinaire), p. 268; rapport sommaire par M. Royer (de l'Aube), doc. 1890, p. 257; prise en considération le 3 février 1890. Proposition de loi de M. Jacquemart sur la saisie-arrêt du salaire des ouvriers et des appointements des employés, commis et petits fonctionnaires, et sur la répartition des deniers saisis-arrêtés. Chambre : doc. 1889, p. 333; rapport sommaire par M. Royer (de l'Aube), doc. 1890, p. 257; prise en considération le 3 février 1890.

Rapport de M. Jacquemart sur ces deux propositions, 13 novembre 1890: doc 1890, p. 1299; première délibération et ajournement, 10 juin 1891.

Proposition de loi de M. Loustalot, ayant pour objet de rendre insaisissables les petits traitements et salaires inférieurs à 60 francs par mois. Chambre : doc. 1891, p. 720.

Projet de loi sur les salaires présenté par le gouvernement. Chambre : doc. 1891, p. 1430.

Proposition de loi de MM. Albert Chiché, Jourde et Aimel relative à la saisiearrêt des salaires ou appointements des ouvriers et employés. Chambre, doc. 1893, p. 168; rapport sommaire par M. Chiché, 4 mars 1893, p. 173.

Rapport complémentaire de M. Jacquemart sur les diverses propositions et sur le projet du gouvernement: doc.1893, p. 824. Rapport complémentaire de M. Vival, p. 868.

Déclaration d'urgence, délibération et adoption, 27 juin 1893.

Transmission au Sénat: doc. 1893, p. 685; rapport par M. Regismanset, doc. 1894, p. 176.

Première délibération, adoption sans discussion, 26 octobre 1894; deuxième délibération et adoption avec certaines modifications, 27 novembre 1894. Retour à la Chambre: doc. 1894, p. 2218; rapport par M. Rose, p 2210. Déclaration d'urgence, délibération et adoption, 27 décembre 1894. (2) Pothier, Traité de la proc. civile, n° 495, édit. Bugnet, t. X, p. 231.

core sans justifier d'aucune créance, « pour causes, moyens et raisons à déduire en temps et lieu » (1). Cette extrême liberté, qui n'avait pour limite que des usages mal définis et des traditions incertaines, était devenue l'une des sources les plus abondantes d'abus et de vexations de la procédure de l'ancien régime. Le besoin de réagir a conduit les auteurs de la législation nouvelle à une complication et à une minutie de réglementation, qui constituaient certainement à l'origine un progrès utile (2), mais qui apparaissent comme singulièrement excessives à notre époque, où l'on se préoccupe surtout de la simplification des formes et de l'atténuation des frais de justice. Les formalités de la saisie-arrêt, exploit d'opposition, dénonciation au débiteur saisi, contredénonciation au tiers saisi, instance en validité, procédure de déclaration affirmative, entraînent des dépens qui sont trop souvent en disproportion manifeste avec le chiffre de la créance à recouvrer, et qui épuisent parfois les ressources du débiteur, sans permettre l'acquittement du principal de sa dette. Il ne faut donc pas s'étonner que l'ardeur de réformes qui s'attaque aujourd'huï à toutes les parties de notre législation, même les plus respectables, ait trouvé matière à s'exercer sur ce point particulier.

Nous ne rappelons ici que pour mémoire la proposition de loi déposée, le 26 décembre 1882, par M. Rémoiville (3), qui tendait à la révision complète du titre VII du livre V, ire partie, du Code de procédure sur la saisie-arrêt ou opposition, et qui n'a jamais été discutée.

Mais nous signalerons plus particulièrement la proposition de loi déposée, le 12 décembre 1885, par M. Brugeilles (4), dont l'objet était limité à la modification de l'article 580 du Code de procédure civile. Le nouveau texte proposé était ainsi conçu : « Les pensions et traitements dus par l'Etat, les appointements et salaires des ouvriers de tout ordre et de toutes professions ne pourront être saisis-arrêtés qu'à concurrence d'un cinquième s'ils n'excèdent pas 3.000 francs par an, d'un quart au-dessus de cette somme à quelque chiffre qu'ils s'élèvent, et ce jusqu'à l'entier acquittement des créances. >>

Le 12 juillet 1886, M. Rémoiville reprenait sa proposition de réforme intégrale de la procédure de saisie-arrêt (5). La commission de procédure, qui en était saisie, estimant qu'il ne serait pas possible de faire aboutir ce projet avant de longs délais, en détacha la disposition spécialement relative à l'insaisissabilité des salaires, qui lui sembla comporter un caractère particulier d'urgence. En conséquence, le rapport

(1) Pigeau, la Procédure civile des tribunaux de France, t. II, p. 45. (2) Exposé des motif du liv. V, 1 partie du C. de proc., par Réal. Locré, t. XXII, p. 574.

(3) J. Off. 1883, annexe n° 1596, p. 19 février 1883.

35. Rapport sommaire par M. Guéguen,

Rapport sommaire de M. Rémoiville,

- J. Off. 1883, annexe no 1722, p. 269. (4) J. Off. 1886, annexe 203, p. 668. 15 mars 1886, annexe no 541.

(5) J. Off. 1886, annexe 1065, p. 477.

présenté, le 24 janvier 1887, par M. Rémoiville, concluait simplement à l'addition du paragraphe suivant à l'article 581 du Code de procédure aivile:

« Art. 581. Seront insaisissables...... 5° Les salaires, appointements, traitements et indemnités de toute nature, dont la quotité saisissable n'a pas été déterminée par des lois antérieures, jusqu'à concurrence des 4/5 si leur taux n'excède pas 3.000 francs, des 3/4 jusqu'à 6.000 francs et des 2/3 au-dessus de ce chiffre (1) ».

Ce texte fut voté, en première lecture, sans discussion, le 7 juin 1889, mais les pouvoirs de la Chambre prirent fin avant qu'il ait été procédé à la deuxième délibération (2).

Dès le début de la nouvelle législature, la question fut posée de nouveau par les deux propositions presque simultanées de M. Thellier de Poncheville (5 décembre 1889) et de M. Jacquemart (10 décembre 1889). Elle n'allait pas sans soulever de graves objections, qui n'échappèrent pas à l'examen préalable de la commission d'initiative (3). Cependant, il convenait de permettre à la discussion de se produire, et la prise en considération fut votée.

Le débat était ouvert: était-il opportun de faire intervenir en cette matière la règle inflexible de la loi? Ne pouvait-on s'en remettre, comme par le passé, aux décisions des tribunaux ? Les meilleurs esprits étaient divisés à cet égard. Les uns faisaient observer que l'insaisissabilité est un privilège, que les privilèges sont de droit étroit et ne peuvent être étendus par voie d'analogie. Une loi était donc nécessaire pour déclarer les salaires des ouvriers et les traitements des petits employés insaisissables en totalité ou en partie (4). Les autres signalaient la difficult de distinguer les ouvriers des autres citoyens (5), les inconvénients économiques des lois qui dérobent une partie des biens des débiteurs à l'action des créanciers, le danger de compromettre le crédit de l'ouvrier, dont il a parfois un si grand besoin, enfin les termes même du Code de procédure, qui en déclarant insaisissables soit les provisions alimentaires adjugées par justice, soit les sommes et pensions pour aliments, permettaient au juge de soustraire les salaires à la saisie, pour le tout ou pour partie, lorsqu'ils lui paraissaient indispensables à la subsistance de l'ouvrier et de sa famille (6).

On est bien tenté de partager ce dernier avis, lorsqu'on étudie avec

(1) J. Off. 1887, annexe 1471, p. 161.

(2) J. Off. 1889. Compte-rendu des séances de la Ch. des députés, p. 1302. (3) V. rapports sommaires de M. Royer, de l'Aube, du 23 janvier 1890. Doc. 1890, p. 257.

(4) Glasson: Le Code civil et la question ouvrière, p. 57.

(5) « Il n'y a pas à proprement parler de législation ouvrière; les mots ouvrier, classe ouvrière, n'ont pas d'acception précise, définie, et les lois, en vertu du principe de l'égalité, doivent concerner la généralité des citoyens. » Discours de rentrée à la cour de cassation, par M. l'avocat général Sarrut: Législation ouvrière de la troisième république.

(6) Arthur Desjardins : Questions sociales et politiques, p. 372.

soin l'ensemble des décisions judiciaires intervenues en cette matière. Il est bien vrai qu'un arrêt de la Chambre des requêtes, du 22 novembre 1853, avait jugé qu'aucune loi spéciale n'affranchit le salaire des ouvriers des saisies-arrêts que leurs créanciers peuvent pratiquer ; que l'art. 581 du Code de procédure ne s'applique qu'aux sommes et pensions de caractère alimentaire constituées par donation ou par testament, et ne peut être étendu aux sommes qui proviennent des conventions, encore qu'à raison de leur modicité elles puissent présenter un caractère alimentaire (1). Par application de ce principe, divers arrêts de cours d'appel avaient refusé d'appliquer aux employés des particuliers et des asso→ ciations privées, notamment à ceux des compagnies de chemins de fer, le bénéfice de la loi du 21 ventôse an IX qui ne permet de saisir que pour partie les traitements des fonctionnaires publics et employés civils (2). Mais, dès le 26 mars 1859, la Cour de Rouen, en adoptant les motifs d'un jugement du tribunal du Havre, inaugurait une jurisprudence contraire en décidant « que le débiteur qui se procure des ressources par son travail ne peut être placé dans la position de travailler sans pouvoir rien prélever sur le prix de son travail pour le soutien de sa famille et son propre entretien, sa propre alimentation, qu'un pareil résultat serait aussi contraire à l'intérêt du créancier qu'à celui du débiteur, que l'effet de la saisie-arrêt peut donc être modifié de manière à concilier ces deux intérêts » (3). Puis la Chambre civile de la Cour de cassation, à laquelle appartient le dernier mot de l'interprétation judiciaire, posait en principe, par son arrêt du 10 avril 1860, rendu sous la présidence de M. le premier président Troplong « que s'il est vrai que le traitements des employés des particuliers et les salaires des ouvriers ne sont pas déclarés insaisissables par la loi, il appartient néanmoins aux juges, en usant de ce pouvoir avec une grande réserve, d'apprécier si ces traitements ou salaires, en raison de leur nature et de la position du débiteur, peuvent être considérés comme alimentaires, et à ce titre, être affranchis, soit pour partie, soit même pour le tout suivant les circonstances des effets de la saisie » (4). Depuis lors, les cours d'appel se sont toujours conformées à cette règle (5). Elle a été confirmée par l'arrêt de la Chambre des requêtes du 29 mai 1878, qui a expressément reconnu aux juges du fait le pouvoir de déterminer, en cas pareil, la quotité des sommes saisies qui doit être réservée au débiteur (6). L'application en a même été faite par un arrêt récent de la Cour de cassation du 18 février 1895, au pécule réservé d'un détenu, parce que ce pécule, formé avec une partie du travail du condamné, étant destiné à lui

(1) D. 53, 1, 321; S. 54, 1, 31.

(2) Douai, 13 mai 1853: D. 54, 5, 668; S. 54, 2, 18. 24 mars 1858: D. 59. 2. 6; S. 58. 2. 684.

(3) D. 59, 2, 157; S. 60, 2, 135.

(4) D. 60, 1, 166; S. 60, 1, 502.

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(5) Caen, 21 janvier 1869: D. 74, 5, 440.- Alger, 23 novembre 1867: S. 68, 2, 85.-Paris, 5 février 1870 S. 70, 2, 53.- Bordeaux, 11 mars 1892: D. 92, 2, 595. (6) D. 79, 1, 21; S. 79, 1, 64.

assurer des ressources pour ses premiers besoins, lors de sa libération, avait un caractère absolument alimentaire (1).

On a prétendu que ces décisions étaient plus humaines que juridiques, Cependant elles ont reçu l'approbation des auteurs qui font autorité dans la doctrine; « Aux termes de l'article 1244 du Code civil, dit M. Garsonnet, les tribunaux ont le droit d'accorder dans certaines circonstances, un délai de grâce au débiteur; par analogie ne doit-on pas leur permettre de restreindre les effets de la saisie-arrêt pratiquée sur lui? sans doute, l'art. 581 du Code de procédure civile ne rend insaisissables les sommes dues pour aliments que dans certains cas mais d'autre part, l'art. 592 du Code de procédure civile, nos 2 et 4, interdit de saisir-exécuter sur le débiteur ce qui est nécessaire à l'exercice de sa profession, et a fortiori, ce qui lui est nécessaire pour vivre : cette idée a une portée trop générale pour ne pas être appliquée à toute espèce de saisie. Comme on l'a très bien fait remarquer, le produit du travail du débiteur ne peut servir de gage au créancier de ce dernier, que déduction faite de ce qui est la condition même, la charge, si l'on veut, du travail accompli, de ce qui est nécessaire au débiteur pour subsister. C'est ce motif, qui nous touche le plus, et qui fournit à la jurisprudence une base véritablement solide (2). »

On a dit encore que la jurisprudence n'était pas immuable, et qu'un arrêt pouvait refuser demain ce que d'autres arrêts avaient accordé hier. Cette appréhension d'un retour en arrière semblera sans doute chimérique à ceux qui observent attentivement les tendances de la jurisprudence moderne. Elle ne s'enferme pas, de parti pris, dans une application étroite et aveugle des textes : elle s'efforce, au contraire, toutes les fois qu'elle le peut, sans excéder les bornes de son pouvoir, de plier leur interprétation aux besoins sociaux, dont la légitimité lui paraît évidente.

Enfin on a objecté que chaque saisie-arrêt ne pouvant être limitée dans ses effets que par l'intervention de justice, c'étaient autant de procès, dont les frais pesaient sur le débiteur. L'objection perd de sa valeur, si on considère qu'en cas de désaccord il suffirait de recourir devant le président jugeant en référé, c'est-à-dire à la procédure la plus simple, la plus rapide, la moins onéreuse de toutes. L'objection devient plus faible encore si l'on va jusqu'à admettre, comme l'a fait un arrêt de la Cour de Paris du 14 mars 1894, que le patron peut se faire juge de la quotité du salaire, dont le caractère alimentaire est démontré, et qu'il n'engage pas sa responsabilité, en laissant l'employé toucher cette quotité malgré les oppositions formées (3). En tout cas, le recours à l'autorité judiciaire permettait de déjouer les fraudes, et de mesurer, dans chaque espèce, suivant les circonstances, la protection légitime qui devait être accordée soit au débiteur, soit au créancier.

(1) D. 95, 1, 345.

(2) Traité de procédure civile, t. III, no 550, p. 533. (3) D. 95, 2, 366.

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