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préféra la paix à une bataille dont le succès était incertain. La reine, remarque Mme Campan dans ses Mémoires (t. I. p. 187), n'aurait pas répugné à recevoir le voyageur dans ses grands appartements; le roi s'y opposa. Ne pouvant l'accueillir dans son palais, elle voulut, au dire de la Correspondance secrète (t. VI. p. 49), qu'on lui improvisat à la Comédie-Française une loge tapissée comme la sienne, et à côté de la sienne, afin d'avoir l'occasion de s'entretenir avec lui; nouveau refus de la part du roi. Mais il laissa croire et imprimer que c'était d'après ses ordres que le comte d'Angivilliers avait chargé Pigalle de faire le buste de Voltaire. Il permit de jouer Irène sous ses yeux, et il n'empêcha pas la reine d'assister avec toute la famille royale et toute la cour à la première représentation, qui en fut donnée à Paris.

Là, chaque jour devint un jour de fête pour Voltaire. A peine fut-il arrivé, que plus de trois cents personnes s'empressèrent de l'adorer. Tout le Parnasse s'y trouva, depuis le bourbier jusqu'au sommet. Les comédiens vinrent en corps, sous la conduite de Belcourt, lui rendre leurs hommages, et se mirent à sa disposition chaque fois qu'il manifesta le désir de leur voir répéter Irène en sa présence. L'Académie l'envoya complimenter par le prince de Beauvau, Saint-Lambert et Marmontel; la plupart de leurs confrères les accompagnèrent. Tout Paris suivit leur exemple et sembla se donner rendez-vous chez lui. Il fut honoré comme un souverain. Le comte d'Argental et le marquis de Villette se constituèrent ses chambellans; pour gentilshommes, il eut le maréchal de Richelieu, le marquis de Villevieille, le marquis de Thibouville, le marquis de Condorcet; La Harpe et Dalembert lui servirent de majordomes. Parmi ses courtisans on distinguait Mile Clairon, Mile Arnoux, Mme Necker, Mine de Saint-Julien, née comtesse de La Tour-lu-Pin de Charce, la chevalière d'Eon, la comtesse du Barri, la comtesse de Genlis, la comtesse Jules de Polignac, la comtesse Amélie de Boufflers, la marquise du Deffand, la duchesse de Lauzun, la duchesse de Cossé, Mercier, Barthe, Duvernet, de Saint-Ange, Balbastre, Vernet, Gluck, Goldoni, Francklin, Turgot, Necker, le chevalier Duvivier, le baron Grimm, le comte de Morangiès et la famille Dupuits. Le salon ne désemplissait pas; il y avait en tout temps une telle affluence de monde qu'on y étouffait. Ceux qui n'y entraient pas déclinaient leurs noms et leurs qualités chez le suisse. Trente. cordons bleus s'y firent inscrire à l'occasion de la première représentation d'Irène. Le duc d'Orléans invita deux fois Voltaire à assister à une représentation sur son théâtre privé. Voltaire n'eut pas à se repentir d'avoir visité le Palais-Royal. Il y fut salué, adulé, applaudi à tout rompre. Mme de Montesson alla le recevoir dans sa loge, avec

le duc d'Orléans, son mari; elle l'embrassa et le combla de caresses. Le duc et la duchesse de Chartres le forcèrent de s'asseoir devant eux et s'entretinrent longtemps avec lui. Le comte de Maurepas et le maréchal de Richelieu le conduisirent chez Buffon, qui avait eu la précaution d'étaler sur une table tous ses fossiles, afin de lui donner une leçon de géologie dans les galeries du Cabinet d'histoire naturelle. Tous les beaux esprits, toutes les femmes les plus distinguées l'acclamèrent à l'Académie des sciences et le conduisirent jusqu'à son carrosse, après une séance à laquelle il avait assisté à côté de Francklin dans une des places réservées aux membres honoraires. Une députation de quarante francs-maçons l'ayant pressé de se laisser initier à leurs mystères, il leur accorda de bon cœur cette satisfaction. Il se transporta donc lui-même à la Loge des NeufSœurs, y jura tout ce qu'on voulut, se prêta à tout ce qu'on lui demanda. Il écouta sans bailler des vers de la Dixmerie, et daigna manger à la table de tous ses Frères avec toute la convenance d'un néophyte. Puis il les quitta sans rire, et fut fidèle au secret de la

secte.

Quant aux honneurs qui lui furent rendus à l'Académie française, où son portrait triomphait au-dessus du fauteuil qu'il fut forcé d'oc cuper, et à ceux qui l'attendaient à la Comédie-Française, ils tinrent du culte. Grimm en parlait en ces termes : « Non, je ne crois pas qu'en aucun temps le génie et les lettres aient pu s'honorer d'un triomphe plus flatteur et plus touchant que celui dont M. de Voltaire vient de jouir. Cet illustre vieillard a paru aujourd'hui pour la première fois à l'Académie et au spectacle. Son carrosse a été suivi dans les cours du Louvre par une foule de peuple empressée à le voir. Il a trouvé toutes les portes, toutes les avenues de l'Académie assiégées d'une multitude qui ne s'ouvrait que lentement à son passage et se précipitait aussitôt sur ses pas avec des applaudissements et des acclamations multipliées. L'Académie est venue au-devant de lui jusque dans la première salle; honneur qu'elle n'a jamais fait à aucun de ses membres, pas même aux princes étrangers qui ont daigné assister à ses assemblées. On l'a fait asseoir à la place du directeur, et par un choix unanime on l'a pressé de vouloir bien en accepter la charge qui allait être vacante. Quoique l'Académie soit dans l'usage de faire tirer cette charge au sort, elle a jugé, sans doute avec raison, que déroger ainsi à ses coutumes en faveur d'un grand homme, c'était suivre en effet l'esprit et les intentions de leur fondateur. M. de Voltaire a reçu cette distinction avec beaucoup de reconnaissance. L'assemblée était aussi nombreuse qu'elle pouvait l'être. Les hommages que M. de Voltaire a reçus à l'Académie n'ont été que le prélude de ceux qui l'attendaient au Théâtre de la Nation. Sa

ce

marche depuis le vieux Louvre jusqu'aux Tuileries a été une espèce de triomphe public. Toute la cour des princes, qui est immense, jusqu'à l'entrée du Carrousel était remplie de monde; il n'y en avait guère moins sur la grande terrasse du jardin, et cette multitude était composée de tout sexe, de tout âge et de toute condition. Du plus loin qu'on a pu apercevoir sa voiture, il s'est élevé un cri de joie universel; les acclamations, les battements de mains, les transports ont redoublé à mesure qu'il approchait; et quand on l'a vu, vieillard respectable, quand on l'a vu descendre appuyé sur deux bras, l'attendrissement et l'admiration ont été au comble. La foule se pressait pour pénétrer jusqu'à lui; elle se pressait davantage pour le défendre contre elle-mème. Toutes les bornes, toutes les barrières, toutes les croisées étaient remplies de spectateurs, et le carrosse à peine arrêté, on était déjà monté sur l'impériale et même jusque sur les roues pour contempler la divinité de plus près. Dans la salle même, l'enthousiasme du public, que l'on ne croyait pas pouvoir aller plus loin, a paru redoubler encore lorsque, M. de Voltaire placé aux secondes dans la loge des gentilshommes de la chambre, entre Mie Denis et Mme de Villette, le sieur Brizard est venu apporter une couronne de lauriers que Mme de Villette a posée sur la tête du grand homme, mais qu'il a retirée aussitôt, quoique le public le pressât de la garder par des battements de mains et par des cris qui retentissaient de tous les coins de la salle avec un fracas inouï. Toutes les femmes étaient debout. Il y avait plus de monde encore dans les corridors que dans les loges. Toute la Comédie, avant la toile levée, s'était avancée sur les bords du théâtre. On s'étouffait jusques à l'entrée du parterre, où plusieurs femmes étaient descendues, n'ayant pas pu trouver ailleurs des places pour voir quelques instants l'objet de tant d'adorations. J'ai vu le moment où la partie du parterre qui se trouve sous les loges allait se mettre à genoux, désespérant de le voir d'une autre manière. Toute la salle était obscurcie par la poussière qu'excitait le flux et le reflux de la multitude agitée. Ce transport, cette espèce de délire universel a duré plus de vingt minutes, et ce n'est pas sans peine que les comédiens ont pu parvenir enfin à commencer la pièce. C'était Irène; jamais elle n'a été moins écoutée; jamais elle n'a été plus applaudie. La toile baissée, les cris, les applaudissements se sont renouvelés avec plus de vivacité que jamais. L'illustre vieillard s'est levé pour remercier le public, et l'instant d'après on a vu sur un piédestal, au milieu du théâtre, le buste de ce grand homme, tous les acteurs et toutes les actrices rangés en cintre autour du buste, des guirlandes et des couronnes à la main; tout le public qui se trouvait dans les coulisses derrière eux, et dans l'enfoncement de

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