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C'était vers 1753 que Bernard avait fait banqueroute. Entre la sienne et celle de Michel, il faut placer celle du juif Médina. Le 27 mars 1738, Voltaire mandait à Moussinot : « Quand on viendra de la part de M. Médina demander trois cents florins, dites: J'ai reçu commission de les prêter, hoc verum; mais les prêter en l'air, hoc absurdum. Qu'un bon banquier fasse son billet payable dans un an, et je les prête. Il faut prêter et non perdre, être bon et non dupe. >> Médina offrit des garanties et obtint ce qu'il demandait. Son exactitude le jour des échéances inspira une confiance aveugle à Voltaire. Bientôt ce dernier finit par lui abandonner vingt mille francs, suivant Duvernet (p. 114), quarante mille, selon Chaudon (t. II. p. 12), probablement moins bien informé que ce dernier. Voltaire ne recouvra point ces fonds. Dans son Dictionnaire philosophique, à la section iv du mot Juifs, écrite en 1771, il en parle en ces termes : « M. Médina me fit à Londres une banqueroute de vingt mille francs, il y a quarante-quatre ans; il me dit « que ce n'était pas sa faute, qu'il était malheureux, qu'il avait toujours tâché de vivre en fils de Dieu, c'est-à-dire en honnête homme, en bon Israélite. » Il m'attendrit, et je perdis quatre-vingts pour cent. »

A part ces banqueroutes, Voltaire perdit-il beaucoup? Ce n'est pas probable. S'il a dit le 15 mai 1758 à d'Argental avoir dissipé le quart de son bien en mauvaises spéculations, il faut se rappeler qu'il se plaignait dès le mois de décembre 1722 à Thieriot, de s'être ruiné en frais dans ses poursuites contre Beauregard; et pareillement dans sa lettre du mois de janvier 1743 à Mme de Chambonin, il avouait qu'il s'était ruiné à Bruxelles, où il n'avait pu cependant éprouver que les désagréments de Collens. Il ne faut pas oubblier comment il parlait des sommes si modiques que Mac-Carthy lui avait emportées.

Cependant voici Wagnière (p. 24) qui nous dit : « Il m'a souvent assuré qu'il avait perdu deux fois les fonds de ses rentes dans le temps qu'il n'en avait que soixante-dix mille par an. » Cette phrase supposerait que Voltaire aurait perdu le capital de cent quarante mille francs de rentes, c'est-à-dire près de trois millions, à une époque où il lui aurait fallu encore le capital de soixante-dix mille livres de rentes. En quelle année aurait-il joui de ce dernier revenu? Ce doit être vers 1742. Mais il n'avait encore essuyé que la banqueroute d'Acosta, de Mac-Carthy, de Michel, de Médina, de Lefebvre, puisque celle des Gilli et de Bernard ne fut déclarée que longtemps après, et dans un moment où il avait plus de cent mille livres de rentes. Sans doute d'autres débiteurs lui emportèrent de petites sommes, mais elles n'entreront point en compte, puisque nous ne les connaissons pas.

Ajoutons qu'il perdit aussi quelquefois au jeu. Ainsi, dans le mois de septembre 1722, il manda à la présidente de Bernières : « Puisque vous savez mes fredaines de Forges, il faut bien vous avouer que j'ai perdu près de cent louis au pharaon, selon ma louable coutume de faire tous les ans quelque lessive au jeu. » Le 3 septembre 1732, il écrivait à de Cideville: « J'ai eu la sottise de perdre douze mille francs au biribi, chez Mme de Fontaines-Martel. » Il est vrai que pour réparer ces malheurs il avait recours à de singuliers tours. Ainsi à Berlin, « un grand prince, rapporte Formey (1), avait la complaisance de jouer aux échecs avec lui et de lui laisser gagner les pistoles des enjeux. Quelquefois même la pistole disparaissait avant la fin de la partie; on la cherchait et on ne la trouvait point. » Voltaire n'avait donc pas tort d'avouer le 1er mars 1764 à Dalembert qu'il regardait le jeu comme un commerce de fripons.

Maintenant que nous savons les sources et les accroissements de la fortune de Voltaire et les pertes qu'il essuya, donnons l'état de ses revenus aux différentes époques de sa vie.

IV. État des revenus de Voltaire en 1778.

Autant Voltaire aimait à révéler et grossir les sommes qu'il perdait, autant il craignait qu'on ne connût celles qu'il touchait. De là son attention à ne confier ses affaires qu'à des hommes discrets.

Il avait eu pour notaire Me Perret. Mais comme Perret, disait-il le 6 mars 1736 à Moussinot, était indiscret, il fallut le remplacer. Voltaire avait besoin d'un homme intelligent, actif et probe. Demoulin avait perdu sa confiance par ses mauvaises affaires. Voltaire jeta alors les yeux sur l'abbé Moussinot, qu'il connaissait depuis l'année 1727, du moins si l'on s'en rapporte à la lettre qu'il écrivit le 2 février 1727 à Thieriot. Aussi le 6 mars 1736, il lui mande : « Je voudrais sous le dernier secret avoir quelque argent comptant chez un notaire discret et fidèle, qu'il pût placer dans l'occasion pour un temps et que je pusse trouver sur-le-champ en un besoin. N'avez-vous point quelque notaire à qui vous pussiez vous confier? Il faudrait, je crois, que le tout fût sous votre nom; vous me donnerez seulement un mot de reconnaissance sous seing privé; le dépôt sera petit à petit d'environ cinquante mille francs d'un à deux ans, et peut-être davantage. » Et le 21 du même mois : « Mon cher abbé, j'aime mieux mille fois votre coffre-fort que celui d'un notaire. Il n'y a personne

(1) Souvenirs d'un citoyen. 2o édit. Paris, 1797, in-12, tom. I, pag. 235.

à qui je me fiasse dans le monde autant qu'à vous. Vous êtes aussi intelligent que vertueux. Voyez donc si vous voulez vous charger de l'argent d'un indévot. Vous aurez une bonne clef du coffre bien fermé; vous aurez un petit registre à part. Vous serez mon surintendant en quelque endroit que je sois. Tout sera dans le plus profond secret. » Et le 18 mars 1737 : « J'ai de fortes raisons pour vous réitérer encore la prière de ne parler de mes affaires à personne. » Et le 5 juin suivant : « Je vous demande toujours un profond secret sur mes affaires. » Et le 14 auguste 1740: « Je vous prie de garder un profond secret sur tout ce que vous avez à moi et sur mes affaires. » Enfin le 8 janvier 1741 : « Je vous remercie toujours du secret inviolable que vous gardez avec tout le monde, sans exception, sur mes petites affaires. » Moussinot ayant un jour laissé lire une lettre d'affaires à une parente de Voltaire, celui-ci lui dit le 25 mars 1730 : « Ne montrez point mes lettres, c'est secret de confession. » Plus tard, M. Dupont, avocat de Colmar, ayant été chargé par Voltaire de faire signer une obligation de deux cent mille francs au duc de Wurtemberg, Voltaire le pria instamment, le 25 septembre 1764, de ne parler à personne de cette commission. C'est sans doute pour être plus sûr qu'on lui garderait ce secret qu'il souhaitait, que Voltaire confia l'administration de sa fortune à des notaires de Paris. Me Delaleu et son successeur, Me Dutertre, durent toucher toutes ses rentes à Paris. Voltaire leur adressa sans doute un grand nombre de lettres; il ne reste rien de cette correspondance si inté ressante pour l'historien.

Grâce à tous ces hommes discrets qui, depuis 1730 jusqu'en 1778, gardèrent un secret profond sur l'état de sa fortune, Voltaire est parvenu à cacher l'état exact de ses revenus à tous les curieux.

Cependant quelques personnes ont pu connaître, à certaines époques, les rentes dont il jouissait. Profitons de leurs confidences.

Dans son Mémoire de 1736, Jore certifie que Voltaire avait déjà vingt-huit mille livres de rentes.

Le 26 décembre 1739, Voltaire disait à Moussinot : « Est bonum d'avoir trois mille livres de rentes de plus. » Cependant il avait doté ses deux nièces, il avait fait de prodigieuses dépenses à Cirey, et il avait perdu plus de vingt mille francs avec Demoulin. Il touchait alors des rescriptions de mille, de deux mille, et même de quatre mille livres; il avait des billets de loterie, des actions, des capitaux chez Michel, des fonds chez de grands seigneurs, outre ce qu'il réservait pour le commerce des tableaux. Mais aucune de ses lettres ne nous indique l'état exact de ses revenus, de sorte que nous arrivons jusqu'en 1750 sans avoir quelque document authentique sur ce sujet.

Longchamp (p. 333), qui entra à son service en 1745, nous dit : « Je le trouvai, en arrivant chez lui, jouissant déjà d'une très-grande opulence. C'est de quoi je pus alors me convaincre d'une manière positive; et le lecteur en jugera de même par le bordereau qu'il me donna pour recevoir ce qui lui restait dù de ses revenus échus dans l'année 1749, et les trois premiers mois de 1750, et que je vais transcrire. Il faut observer que les sommes qui s'y trouvent reprises composaient le reste de ce qui était à recevoir de ses débiteurs pour intérêts échus dans l'année 1749 et le commencement de 1750; et qu'il avait déjà touché par lui-même divers autres articles qu'il ne porta point sur sa note. Cette note écrite de sa main fut jointe aux titres et rendue avec eux à son notaire; c'est la copie que j'en avais faite que j'ai retrouvée ; la voici, avec l'indication que j'y avais ajoutée dans le haut de la page:

« Etat des rentes, pensions et revenus de M. de Voltaire, que j'ai été recevoir sur ses quittances et mandats, et pour la plus grande partie échus pendant l'année 1749:

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« Tout ce que possédait M. de Voltaire n'était pas compris dans cet état; on peut en inférer que tous les objets de sa fortune réunis ne lui rapportaient pas moins de quatre-vingt mille livres par an, et cela dut encore beaucoup s'augmenter dans la suite. »>

Remarquons que le 8 mai de cette année 1750, Voltaire disait au roi de Prusse : « Je suis riche, et même très-riche pour un homme

de lettres. » En effet il passait déjà dans tout Paris, au dire de Collé (t. I. p. 357), pour jouir de quatre-vingt mille livres de rente. On peut admettre ce calcul, puisqu'il concorde avec celui de Longchamp.

Il se peut que sur ces rentes remises à Longchamp, il y ait eu des arrérages de payés, mais comme sur son état on ne voit pas figurer la maison de Cadix, où Voltaire avait placé des fonds considérables, on peut conclure avec lui que son maître avait au moins quatre-vingt mille livres de rente.

Nous remarquons que toute cette fortune était placée par des contrats sur des seigneurs illustres. Comme Voltaire en Prusse, ainsi que nous le savons, avait au moins un million en portefeuille, il est permis de croire que Longchamp ne se trompait pas beaucoup. Les biographes nous ont appris l'usage que fit Voltaire des sommes considérables qu'il rapporta de Berlin.

Le 12 mars 1754, Voltaire avouait avoir placé une partie de son bien à Cadix, à Leipzig, en Hollande, et dans les domaines du duc de Wurtemberg.

Nous verrons plus tard à quel prix et à quelle condition il devint propriétaire à Lausanne, aux Délices, à Tourney et à Ferney. Ces domaines lui coûtèrent peu et n'augmentèrent pas beaucoup ses revenus. Le 24 décembre 1758, il dit à Thieriot que les Délices, Tourney et Ferney ne rapportaient qu'un peu plus de dix mille livres de rente; et le 5 novembre 1759 il mandait à Mme de Fontaine que Ferney allait lui procurer chaque année de sept à huit mille livres. Nous verrons aussi plus tard ce qu'il retirait des maisons qu'il fit construire à Ferney.

Presque toute sa fortune continua d'être mobilière. Il n'y perdit pas. Le 10 novembre 1761 le président de Brosses disait à M. de Fargès que Ximenez lui avait appris que Voltaire avait cent mille livres de rente. En mars 1765, Grimm assurait dans sa Correspondance littéraire que Voltaire jouissait déjà de plus de cent mille livres de rente, lorsqu'il alla s'établir près de Genève.

Le 27 mars 1759, Voltaire mandait au roi de Prusse qu'il avait en France soixante mille livres de rente; et le 30 janvier 1761, il disait à d'Argental qu'il en avait quarante-cinq mille dans les pays étran

gers.

Dans le mois d'avril 1768, Collé apprit de Delaleu que Voltaire avait cent-vingt mille livres de rente, et six cent mille livres en portefeuille. Dans son Commentaire historique, et dans ses lettres du 3 mars 1770 à Tabareau et des 20 avril 1770, 20 juillet 1771 et 12 février 1772 au duc de Richelieu, Voltaire se plaint de ce qu'au moment où le contrôleur général Terrai avait fait rendre un édit portant suspension du

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