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soumettiez jamais votre visage à la savonnette et au rasoir d'un valet de chambre qui vient vous pincer le nez et vous échauder le menton. Vous vous serviez de petites pincettes fort commodes, assez larges, ornées d'un biseau qui embrasse la racine du poil sans mordre la peau. J'en use comme vous. J'en suis réduit là. Je vous demande en grâce de vouloir bien ordonner à un de vos gens de m'acheter une demi-douzaine de pinces semblables aux vôtres. »

Et j'ai dit les habitudes, les besoins, les dépenses personnelles, les dépenses indispensables de Voltaire. La vie matérielle ne lui fut donc ni trop amère, ni trop onéreuse.

II. Vollaire parasite des Grands.

Maintenant suivons Voltaire dans les différentes phases de sa vie séculaire; pénétròns avec lui dans l'intérieur des maisons qu'il habita.

La première fois qu'il quitta le toit paternel, ce fut pour aller en Hollande servir de secrétaire au marquis de Châteauneuf, ambassadeur de France à la Haye. Quelques incartades le forcèrent de revenir à Paris. Pour obéir à son père, il travailla chez un procureur; bientôt dégoûté du baragouinage de la procédure et de la vie sédentaire et abrutissante du praticien, il renonça à la poussière des dossiers, à l'étude pétrifiante des lois, à l'avenir du robin. Il se fit littérateur. Pour suivre cette vocation, il rompit en visière à toute sa famille, et il s'abandonna aveuglément à son étoile. La fortune eût vainement essayé de le houspiller. Les muses le traitèrent en favori; elles le prirent par la main, et le conduisirent tout couronné de fleurs dans les salons dorés où princes et grands se disputèrent l'honneur de le recueillir. Tous se prosternèrent jusqu'à terre devant la majesté de ce génie indépendant; ils croyaient lire sur son front qu'il venait les dominer par la puissance des idées.

Au château de Saint-Ange, à trois lieues de Fontainebleau, il parle de Henri IV avec M. de Caumartin, intendant des finances; ces conversations lui donnent l'idée de la Henriade. Un poëte épique doit boire à la coupe des tribulations; Voltaire est moins malheureux que le Dante, le Tasse, Camoëns et Milton, si nous en croyons ses lettres de cette époque. Il est exilé à Tulle; sa famille obtient qu'il se rende à Sulli-sur-Loire. Là ce n'est point une caverne qui devient l'écho de ses gémissements; il demeure au château, qui est dans la plus belle situation du monde; il se promène dans un bois magnifique; il coule les jours les plus paisibles dans la meilleure compagnie, avec des gens d'un commerce agréable; le duc de Sulli est le plus

aimable des hommes. Ce séjour eût été délicieux si ce n'eût pas été un exil. Voltaire finit par s'y ennuyer; mais bientôt il regretta cette séduisante habitation. Du 17 mai 1717 au 11 avril 1748, il n'entendit que le bruit des clefs, des serrures, des gonds, des chaînes de fer, des verrous sous lesquels il était enfermé à la Bastille. Dès qu'il fut libre, il s'arrêta à Châtenay, puis au château de Villars, à trois quarts de lieue de Melun, chez le maréchal de Villars. Il dit à M. de Mimeure qu'il passe sa vie de château en château. En effet, il est quinze jours avec le duc de la Feuillade au Bruel; il fait un voyage au château de la Source près d'Orléans, chez milord Bolingbrocke. Mme de Rupelmonde l'emmène avec elle à Bruxelles et à la Haye. A son retour, il hante le château d'Ussé, au confluent de l'Indre et de la Loire; celui de la Rivière-Bourdet, à trois lieues de Rouen, appartenant à Mme de Bernières; celui de Maisons, retraite du président de Maisons, à trois lieues de Paris. A Forges, à Fontainebleau, il a un appartement chez le duc de Richelieu. Toutes les fois qu'il traverse Rouen, son ami Cideville lui offre bonne chère, le mène à l'opéra, et lui procure tous les plaisirs de la société et d'une grande ville, suivant une de ses lettres de 1723 à Thieriot.

Il continue de fréquenter le duc de Richelieu, et de le visiter dans ses différents hôtels. Mais après avoir été l'hôte de la famille de Bernières, il en devint le commensal et le locataire. Nous avons déjà cité un acte sous seing privé du 4 mai 1723 fait double entre M. de Bernières et Voltaire. Suivant cet acte, Voltaire avait à Paris un appartement de six cents livres de loyer à l'hôtel du président, lequel acceptait, en outre, une somme de douze cents francs à titre de pension pour le poëte et un ami du poëte. Or, cet ami, qui se nommait Thieriot, non-seulement ne convenait pas de cette galanterie, il regardait même comme absurde que Voltaire eût payé pension chez Me de Bernières (1). Ce témoignage mérite d'être pris en considération. Dans une lettre du 27 juin 1725 à Mme de Bernières, Voltaire nous apprend que M. de Bernières lui réclamait de l'argent. Était-ce pour un terme de loyer? je le croirais volontiers. Était-ce pour un quartier de pension? c'est ce qu'il faut examiner. Il est certain que Voltaire était domicilié chez le propriétaire susnommé ; c'est la première fois que nous le trouvons dans ses meubles. Il manda le 10 septembre 1724 à Thieriot qu'on lui en avait volé une partie, et qu'il s'était ruiné à les acquérir, ce qu'il ne manquera pas de redire, chaque fois qu'on lui en livrera d'autres, qu'il achètera une propriété ou qu'il y fera des réparations ou des changements. Il lui avouait aussi qu'il se plaisait dans ce logis sis rue de Beaune, parce

(1) Lettres inédites du Mme du Chastelet à d'Argental, pag. 162.

qu'il y menait une vie plus solitaire qu'à la campagne, qu'il s'y imposait plus facilement un régime très-exact, qu'il y recevait un peu de compagnie, s'y livrait à un travail modéré et pouvait suivre un procès relatif à la succession de son père. Il ne s'absenta que pour aller à Forges, à Maisons, à Fontainebleau, à Villars, à Bellegarde, à Bélébat, et à Versailles, où il fit sa cour à la jeune reine, et en obtint une pension de quinze cents livres. Soit qu'il résidât à Paris, soit qu'il en sortit, il écrivait souvent à Mme de Bernières et à Thieriot pour leur témoigner le regret de vivre loin d'eux. Or, s'il était continuellement séparé d'eux, il fallait donc qu'on lui laissât des domestiques pour soigner son ménage, et préparer son déjeuner, car pour le souper, il le prenait en ville, suivant l'habitude de tous les hommes de lettres de ce temps-là. S'il n'en eût pas été ainsi, il n'aurait pas eu de pension à payer. Dans le cas contraire, les égards dont il était l'objet paraissent trop grands pour ne les pas supposer désintéressés. Il répugne d'admettre qu'un président à mortier au parlement de Rouen, riche et sans enfants, reçût six cents francs par an pour laisser à la merci de ses gens un personnage distingué avec lequel il cohabitait rarement et mangeait plus rarement encore à la même table. Par conséquent Voltaire n'avait avec lui que les relations d'un locataire, et d'un ami qui avait la faculté de se retirer à la Rivière-Bourdet, quand sa santé et ses occupations lui permettaient ce voyage.

Toutefois, il résulte de ces faits que ce n'est qu'en 1723 que Voltaire commença de dépenser et de jouir d'une résidence et que, si l'on s'en rapporte à la teneur de l'acte précité, il trouvait le moyen de se loger et de se nourrir, lui et un ami, pour la somme de dix-huit cents francs par an, quoiqu'il eût déjà au moins huit mille livres de rente. Il ne paraît pas avoir eu d'autre domicile et d'autres frais de maison jusqu'à sa nouvelle incarcération à la Bastille en 1726. Il y entra le 17 avril; il dut en sortir le 30 suivant. Il se rendit immédiatement en Angleterre. Il y arrivait en fugitif; un homme de la police avait été chargé de l'accompagner jusqu'à Calais. Suivant Baculard d'Arnaud, il aurait été admis aux petits soupers du roi (1). Jamais il ne parla de cette faveur singulière, ni dans son Commentaire historique, ni dans ses ouvrages, ni dans ses lettres. Le 22 mai 1722, il avait offert de courre un vil juif, de servir d'espion et de mouchard au cardinal Dubois, en lui promettant une reconnaissance éternelle, si on daignait lui confier ce rôle infâme. Malgré son obséquiosité et ses flatteries à Versailles, ses hommages et ses dédicaces à une jeune reine, ses rapports avec Mme de Prie, le duc de Richelieu, il avait longtemps postulé avant d'obtenir

(1) Mémoires de Longchamp, pag. 492.

quelques grâces. Quitter une telle cour, une si ingrate patrie, qui n'avait voulu ni de son abjection ni de sa honte, et trouver de suite sur une terre étrangère, dans le pays de Milton et de Pope, une place à la table de Georges 1er, était un contraste trop frappant pour être enseveli dans l'oubli. Voltaire aimait trop à rappeler l'amitié dont les souverains l'honoraient, la souscription immense du susdit Georges 4er à la Henriade, les encouragements que le gouvernement britannique prodiguait aux lettres, pour que nous puissions croire que sa modestie l'ait empêché de nous cacher une particularité si agréable pour la vanité d'un proscrit. Son silence sur ce sujet équivaut à une négation. Aussi l'assertion de d'Arnaud me parait mensongère, tout à fait inadmissible. D'ailleurs Voltaire n'était presque jamais à Londres. Il écrivit le 16 octobre 1726 à Mme de Bernières qu'il était toujours tapi dans la tanière de Wandsworth, village où il demeurait chez un ami, M. Falkener, riche marchand anglais, auquel il dédia Zaïre. Cette retraite lui fut donc peu onéreuse; peutètre n'y eut-il aucune dépense à faire. Si cette hospitalité n'eût pas été généreuse, il l'aurait moins louée, j'imagine.

Quand Voltaire revint en France, il y resta quelque temps dans le plus grand secret, fuyant ses amis, n'envoyant son adresse qu'à ceux dont le commerce lui était indispensable. Le 25 mars 1729 il pressa Thieriot d'accepter une chère simple et frugale, un mauvais lit, une pauvre chambre chez Châtillon, perruquier, rue des Récollets à Saint-Germain. Le 29 suivant, il lui proposa un rendez-vous à Paris chez un ami du nom de Dubreuil, dans le cloître du bienheureux saint Médéric, puis dans une vilaine maison de la rue Traversière, dont le propriétaire, conseiller-clerc, ne craignait pas de garder une porte encore plus vilaine que sa maison. Il quitta Saint-Germain, et s'établit à Paris rue de Vaugirard. Il allait tous les soirs souper rue de Condé, chez M. de Livri, secrétaire du roi (1). Il continua de vivre incognito, de sorte qu'on le croyait encore en Angleterre (2). Dans une excursion à Rouen, il occupa un petit trou à l'hôtel de Mantes, où il trouva peu de commodités (3); grâce aux marques d'amitié que lui prodiguèrent MM. de Cideville et de Formont, il regarda ce voyage comme l'un des plus heureux événements de sa vie (4). Après un court séjour dans le château du prince de Guise à Arcueil (5), il courut s'installer près du Palais-Royal, dans un somp

(1) Lettre à Cideville, du 2 mars 1731.

(2) Lettre au même, du 16 février 1731. (3) Lettre au même, du 2 mars 1731.

(4) Lettres à Cideville et à Formont, de l'année 1731, (nos 125 et 126, édit. Beuchot.) (5) Lettre à Cideville, du 3 septembre 1731,

tueux hôtel appartenant à Mme de Fontaine-Martel, qui lui donna de suite à coucher (1) et lui céda un appartement pour l'hiver (2). Dès le 26 décembre 1731, il appelait cette dame la déesse de l'hospitalité. C'était avec raison, car il avouait qu'elle le gardait pour rien (3), quoiqu'il jouit déjà de plus de vingt-huit mille livres de rente. Mais comme elle en avait quarante mille, il lui fit mener grand train, se divertit fort bien chez elle, et y jouait ses comédies (4). Il finit par devenir le maître absolu du logis (5). Quoique la bonne femme fût morte les derniers jours de janvier 1733, il n'était pas encore déménagé de chez elle au mois de mai.

C'est le 15 mai que Voltaire quitta définitivement les agréables pénates de la baronne, pour se claquemurer vis-à-vis le portail SaintGervais, rue de Long-Pont (6), dans le plus vilain quartier de Paris, dans la plus vilaine maison, où l'on était plus étourdi du bruit des cloches qu'un sacristain (7). Il y demeura jusqu'au mois d'avril de l'année suivante (8). Afin d'avoir et le nécessaire et le confortable, il brocanta, il acheta des magots et des Titien (9). Il se meubla et s'arrangea de manière à mener une vie douce, et à pouvoir offrir d'en partager les petits agréments à quelques hommes de lettres qui voudraient bien s'accommoder de sa personne et de la médiocrité de sa fortune (10). Demoulin et sa femme prenaient soin de son ménage et demeuraient chez lui (14). A ses yeux, Demoulin était plutôt un homme d'affaires, un homme de confiance qu'un domestique (12); il lui servait de copiste et de courtier. Lefebvre et Linant vinrent lui tenir compagnie. Bientôt Linant ne parut pas content de son sort; quoique logé, nourri, chauffé, blanchi, vêtu, ayant son entrée à la comédie, et dinant tous les soirs à la table de Voltaire ou de ses amis, il se plaignit de n'être pas bien chez un poëte qui se vantait de dépenser seize cents francs pour lui. Voltaire convient que Linant et Lefebvre étaient mal logés chez lui; il aurait désiré les rendre plus heureux; il regretta que sa pauvreté ne le lui permit pas, n'ayant pas de richesses à dissiper avec

(1) Lettre à Formont, du 26 décembre 1731.
(2) Lettre à Cideville, du 3 février 1732.
(3) Lettre à Formont, du 29 mai 1732.

(5) Ibidem.

(4) Lettre à Cideville, du 27 janvier 1733.
(6) Lettres à Thieriot et à Cideville, du 15 mai 1733.
(8) Lettre à Cideville, du 7 avril 1734.
(9) Lettre au même, du 15 mai 1733.

(10) Lettre au même, du 19 juin 1733.

(11) Lettre à Clément de Dreux, du 19 février 1734. (12) Lettre à Cideville, du 27 octobre 1733,

- (7) Ibidem.

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