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qu'elle rendit à la royauté. Elle influa peu sur les affaires; mais elle n'oublia pas ses intérêts. Il est difficile de dire tout ce qu'elle coûta à la France, car elle fut exploitée par toute sa famille, qui menait un train de souverain. Dans son Histoire de la Décadence de la monarchie française (1803, t. III, p. 330), Soulavie certifie que, du 17 janvier 1773 au 26 avril 1774, elle toucha 2,450,000 livres. Les années précédentes, elle avait reçu des sommes énormes. On peut voir, soit dans Mairobert, soit dans Manuel (t. I. p. 333), les dépenses qu'elle occasionna, moins pour elle que pour son mari, ses beaux-frères, et surtout pour le comte Dubarry, lequel vivait avec les filles les plus coùteuses, et fit augmenter le prix de la prostitution. Tout ce qui portait le nom des Dubarry fut comblé de bienfaits; tout ce qui leur appartenait se ressentit de la prodigalité de la favorite. Il n'est pas jusqu'à son nègre qui ne fût nommé gouverneur du château de Luciennes, dont elle avait fait un boudoir d'un prix inouï, un vrai lieu de féerie. Elle disposait des deniers de l'État ; on prétend qu'elle y puisa dix-huit millions, indépendamment des millions extorqués par le comte Dubarry. Louis XV fermait les yeux sur toutes ses dilapida tions. Il ne semblait respirer que pour elle. Sur son lit de mort, il remit confidentiellement aux mains du duc d'Aiguillon, pour l'usage de la Dubarry, dans le cas où il viendrait à trépasser, un portefeuille contenant, en billets de caisse, trois millions; mais le duc porta ce dépôt au nouveau roi, raconte Wraxall (t. I. p. 107). La Dubarry, n'ayant jamais économisé, se trouva dans la gêne. La Correspondance secrète (t. I. p. 30) avance qu'elle devait 1,200,000 livres. Elle les paya et passa, suivant l'Espion Anglais (t. II. p. 371), pour jouir encore de deux cent mille livres de rente. Montigny (1) nous apprend qu'à sa mort elle avait encore pour un million d'argenterie et pour 1,800,000 livres de diamants. Georgel (t. I. p. 391) assure que Louis XVI lui avait accordé une pension de soixante mille livres, par considération pour la mémoire de son aïeul, qui la lui avait recommandée dans un écrit de sa main. Il appert du Livre rouge qu'elle abandonna des contrats à quatre pour cent pour une somme de 1,250,000 livres. Dumouriez raconte (t. I. p. 141) qu'il l'aperçut une fois au camp de Compiègne, étalée dans un phaéton magnifique, pendant que Louis XV resta chapeau bas et à pied à côté d'elle; suivant Mme Cam

(1) Les illustres victimes, 1802, pag. 365.

pan (t. I. p. 31), il la laissa assister une fois au conseil d'État; il lui pardonna même de jeter au feu des paquets de lettres importantes; il ne s'opposa point à ce qu'elle accordât des audiences aux corps de l'État et présidȧt des cérémonies publiques; il lui permit même de le tutoyer et de l'appeler la France, si l'on en croit les mémoires du temps, dont Mairobert s'est fait l'écho. Ces honneurs et ces familiarités, il faut les reprocher moins à celle qui en profitait qu'à celui qui les tolérait; ils peignent jusqu'à quel degré d'avilissement Louis XV était tombé, et justifient les libelles qui se sont plu à le flétrir et à conserver les noms de tous ses proxenètes philosophes.

Mais si les maitresses du roi étaient gorgées d'or, il n'en était pas de même de sa famille. Lorsqu'il tomba malade à Metz, la reine fut obligée d'emprunter mille louis pour aller le joindre, suivant d'Angerville (t. II. p. 485). Ses filles n'eurent jamais d'autre séjour que leur appartement dans le château de Versailles, remarque Mme Campan (t. I. p. 109), d'autres promenades que le grand parc de ce palais, d'autre parterre que les caisses et les vases remplis d'arbustes sur leurs balcons ou dans leurs cabinets. Pensions, solde, appointements, fournitures, avances, tout était oublié. Les pensions n'étaient jamais régulièrement payées; il fallait quelquefois les solliciter trois années de suite (1). Les compagnies d'ordonnance de la garde de Paris restèrent longtemps sans toucher de solde. Ces malheureux militaires furent obligés de vivre à crédit et de contracter des dettes criardes, ce qui occasionna des saisies- arrêts et d'autres frais qui diminuèrent considérablement les arrérages qui leur étaient dus. Heureusement ils obtinrent que leur solde fùt insaisissable (2). Beaucoup de domestiques, de laquais du roi, désespérant de recevoir un à-compte des gages après lesquels ils soupiraient depuis des années entières, furent réduits à demander l'aumône chez le curé de Versailles. Louis XV le sut, et il ne donna aucun ordre de les tirer d'embarras (3). Il ne s'occupait pas davantage de tous ses fournisseurs. En 1768, il avait pour quatre-vingts millions de dettes criardes (4). Aussi les ouvriers refusaient-ils de travailler pour lui,

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(1) Mémoires historiques et politiques du règne de Louis XVI, par Soulavie, 1801, tom. II, pag. 308. (2) Journal historique de la révolution opérée dans la `constitution de la monarchie française par M. Maupeou, 1774, tom. II, pag. 49. (3) Ibidem, tom. 1, pag. 231. —(4) Notice sur Necker, par A. de Staël, 1820, pag. 67.

et les fournisseurs, épuisés et las d'attendre, ne lui accordaient plus de crédit. A Choisy, il manquait des vitrages aux serres (1); à Versailles, les jardins étaient mal entretenus; les eaux n'étaient plus en état de jouer, plusieurs bassins étaient à sec, le canal même était malpropre et plein de fange, les statues étaient mutilées ou gisaient par terre; il n'y avait pas jusqu'aux marches d'escaliers qui ne fussent cassées ou dégradées (2). Tous ceux qui dirigeaient des maisons dépendant de la couronne étaient amenés à faire des avances. Dans ses Lettres de cachet, Mirabeau a remarqué qu'à Vincennes un gouverneur, M. Guionnet, avança ainsi jusqu'à vingt mille écus au roi. La manufacture des Gobelins ne se soutint que parce que les entrepreneurs prirent ses intérêts à cœur, en fournissant toutes les laines et soies et payant les ouvriers, et en se ruinant ainsi en avances dont ils ne furent pas dédommagés, et pas même remerciés, car cet établissement fut tellement perdu de vue que quand ils réclamèrent les fonds sur lesquels ils comptaient, on leur permit de vendre, au tiers de rabais environ, une grande quantité de tapisseries, pour couvrir le déficit toujours croissant (3).

Cependant, lorsque survenait un prétexte de donner de grandes fêtes, Louis XV étalait un luxe oriental. Jamais, sous Louis XIV, on ne vit des bals, des festins, des illuminations comparables à ceux qui eurent lieu à l'occasion du mariage du dauphin, à une époque où quatre mille personnes étaient mortes de faim dans le Limousin (4). Il en fut de même aux noces du comte d'Artois; on dépensa deux millions pour les seuls préparatifs des cinq opéras qu'on joua (5). On ne manquait pas alors de mettre de nouveaux impôts pour payer les fournisseurs; l'argent arrivait au trésor, mais il en était toujours détourné pour les bons du roi. Le commerce se ressentait de ce désordre; la misère conduisait au désespoir. En 1771, ou compta à Paris 200 suicides, et 2,350 banqueroutes s'élevant à la somme de cinquante millions (6). La rareté du numéraire doubla le prix de toutes les denrées et rendit la vie à charge à tout le monde. Les édits n'en allaient pas moins leur train; ils tombaient comme

(1) Mémoires de Terrai, par Coquereau, 1776, pag. 144. (2) D'Angerville, tom. IV, pag. 183.-(3) Notice historique sur les manufactures in périales de tapisseries des Gobelins et de tapis de la Savonnerie, par A. Lacordaire, 1853, pag. 109. — (4) D'Angerville, tom. IV, pag. 179 à 186.—(5) Coquereau, pag. 244.—(6) Idem; pag. 167.

la grèle sur une nation déjà si pressurée. Le parlement avait fait de vertes remontrances; on le détruisit, pour n'en être plus importuné. Un prètre osa tonner en chaire, devant toute la cour, contre la véritable cause de tous les malheurs; il fut traité d'insolent (1). Les évêques se plaignirent à leur tour; on se moqua de leurs avis, car on n'en voulait qu'à leur bourse. Le roi était devenu inaccessible; ses favoris l'avaient mis dans l'impossibilité de rebrousser chemin.

Il s'endurcit de plus en plus en s'abandonnant à des orgies et à des débauches dont il était depuis longtemps dégoûté. Il lui fallait de l'argent pour se dégrader et se consumer, il en chercha toute sa vie à tout prix. Pendant plusieurs années il se passa de chancelier, et en remplit les fonctions; huit cents expéditions furent scellées en sa présence; il en perçut les honoraires (2). Il jouait souvent, mais pour gagner (3). Il possédait cent vingt-six maisons à Paris (4); il en vendait lui-même et il en touchait exactement les loyers, ou le prix de vente. Il avait imaginé de distinguer le roi du Bourbon; c'était sous le nom de Louis de Bourbon qu'il gérait ses affaires privées (5). Il étalait les porcelaines de Sèvres dans une galerie de Versailles, et il en fixait le prix très-haut, afin d'en tirer plus de bénéfice. Il exhortait lui-même les courtisans à lui en acheter (6). Il avait intéressé tous ses favoris au succès des fermes, en leur donnant un tiers du produit sous le nom de croupes; il ne s'oublia pas dans ce partage. Il avait pour son compte une place de fermier-général et une place d'administrateur des postes (7). Il ne resta étranger à aucun genre de spéculation. Il s'occupa même d'agiotage. Il ne manquait jamais de se défaire de ses papiers royaux, lorsqu'il prévoyait une baisse. A la page 553 de l'Almanach royal de 1774, publié par Le Breton, premier imprimeur ordinaire du roi, on lut ces mots : « Trésorier des grains pour le compte du roi, M. Demirlavaud rue Saint-Martin, vis-à-vis la fontaine Maubué. » Dans le registre de Louis XV, dont je parlerai tout à l'heure, j'ai trouvé ces lignes : « Février 1768. à M. Mirlavaud à compte de 600,000 livres pour achats de grains pour le soulagement de diverses provinces du royaume, 300,000 livres. Mai 1768. A M. Mirlavaud, reste de

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268. —(2) Idem, tom. III, pag. 125.- (3) L'Es(4) Coquereau, pag 245. (5) Mme Campan, - (6) L'Espion anglais, tom. I, pag. 291.

(1) D'Angerville, tom. IV, pag. pion anglais, tom. I, pag. 22. tom. I, pag. 13, et tom. III, pag. 42. (7) Journal historique, tom. V, pag. 14.

600,000 livres pour achats de grains pour le soulagement de diverses provinces du royaume, 300,000 livres. » Ainsi, dès 1768, le roi était marchand de blé; il est faux qu'il songeât à soulager les provinces; on l'avait soupçonné de favoriser le monopole des grains, car il avait des magasins qui en regorgeaient. On voyait sur son secrétaire des casernets exacts du prix des blés jour par jour dans les principaux marchés du royaume. L'Almanach royal de 1774 dessilla les yeux à toutes les classes de la société. Alors on comprit la famine et les différentes lois favorables ou contraires à l'exportation des grains. On ne pouvait se méprendre sur les intentions du roi, en se rappelant que Mirlavaud avait failli être pendu pour monopole en Guienne. On remarqua que les blés ne cessèrent de se vendre plus cher, et que leur prix ne diminua que le jour de la mort du roi (1). Aussi un des premiers soins de Louis XVI fut-il de notifier à ses sujets qu'il ne serait fait aucun achat de grains et de farines pour son compte, comme on l'avait reproché à son prédécesseur. Louis XV avait eu un ministre, du nom de Bertin, spécialement chargé de toutes ces négociations et affaires, sous le titre de trésorier des parties casuelles. Il est facile de deviner le gain du roi si l'on se rappelle les dépenses de Bertin. Ce dernier vécut quinze ans avec la Hus, actrice de la Comédie française; il lui avait donné un mobilier évalué à cinq cent mille livres par les Mémoires de Bachaumont, du 1er janvier 1762; Manuel (t. I. p. 333) a constaté qu'il remit plus de cent mille livres en diamants, en louis et en effets à une autre femme.

Complétons ces particularités par un document inédit. On m'a communiqué le registre de la dépense et de la recette faite au trésor royal pendant les années 1768, 1769 et 1770. Tous ces comptes sont arrêtés de la main de Louis XV. En 1768, la recette est fixée à 190,140, 662 livres 11 sous 4 deniers, et la dépense à 183,475,350 livres 19 sous 6 deniers; en 1769, la recette est de 43,475, 671 livres 3 sous 1 denier, et la dépense de 43,094,710 livres 2 sous 4 deniers. En 1768 le montant des billets au porteur s'élève à 10,078,739 livres; en 1769 il est de 2,933,363 livres; en 1770, il n'est plus que de 299,402 livres. Il est facile de deviner l'usage de ces billets, car dans

(1) Journal historique, tom. V, pag. 146, et tom. VI, pag. 41. pag. 200.

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