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supplices. Ces mesures n'aboutirent qu'au brigandage. Ceux qui avaient amassé des millions en gardèrent une partie; ceux qui s'étaient contentés de dérober quelques billets de mille francs furent obligés de tout donner. Les juges transigeaient avec les riches, et n'étaient impitoyables que pour les pauvres. Les innocents furent confondus avec les scélérats. Il n'y eut que ceux qui n'avaient pas de puissants protecteurs et des sommes considérables pour séduire leurs commissaires, qui furent traités avec une rigueur sans exemple. Les mèmes scandales se renouvelèrent à l'occasion de la chambre de justice chargée de réprimer tous les abus occasionnés par le système.

La régence ne fut que le triomphe du libertinage, de la crapule, de la mauvaise foi enfantés par l'impiété. C'est un corps dont tous les pores suent le crime et la débauche (1).

Revenons à Dubois. La duchesse d'Orléans avait demandé comme une grâce au régent de ne le jamais employer, et l'avait signalé à son mépris comme le plus grand coquin du monde. Le régent partageait cette opinion; il n'en laissa pas moins régner son précepteur. Madame indignée ne cessa de gémir sur cette élévation. Dubois, au faite des grandeurs, ne lui apparut plus que comme un archi-fripon. Tous ses contemporains ont confirmé ce jugement. Dubois n'ignorait pas la réputation dont il jouissait; mais il bravait la rumeur publique. Il crut qu'il pouvait aspirer à toutes les dignités civiles et ecclésiastiques. Il eut l'audace de les solliciter, et l'avantage de les obtenir en peu de temps. En 1716, il fut nommé conseiller d'État; en 1717, il alla à La Haye en qualité d'ambassadeur plénipotentiaire, et fut créé secrétaire de la chambre et du cabinet. En 1718, il conclut à Londres le fameux traité pour la pacification de l'Europe. A son retour, il eut le département des affaires étrangères. En 1720, il fut sacré archevêque de Cambrai. Il ne lui manquait que le chapeau de cardinal; il le convoita. Ses Mémoires secrets, publiés en 1815 par Sevelinges, nous apprennent ce qu'il lui coûta. Lettres de change, livres, estampes, cadeaux de tous genres, pensions, promesses, démarches, bassesses, menaces, il n'oublia rien pour réussir. Il

(1) Saint-Simon; Duclos. Lettres de la princesse palatine. - Mémoires de la régence, par Poissens, 1736, 3 vol. in-12.- Vie de Philippe d'Orléans, par Lamothe, dit la Hode, 1736, 2 vol. in-12. Law, son système et son époque, par Cochut, 1853, chez Hachette, 1 vol. in-18.

corrompit tous les cardinaux influents. Il fit écrire au pape par le régent; il l'accabla de lettres dictées par le roi d'Espagne, l'empereur d'Allemagne, le souverain de la Grande-Bretagne et le prétendant. Irrité des lenteurs de la cour de Rome, il y envoya Laffiteau pour plaider sa cause et acheter au poids de l'or ce qui ne devait être donné qu'à la vertu. Il pria le cardinal de Rohan de ne rien épargner pour cela. Dans la crainte que Laffiteau ne fût pas assez actif, il expédia à Rome un autre émissaire dont il espérait beaucoup, parce qu'il s'était montré digne d'une pareille commission par une audace sans exemple.

Il s'agit de l'abbé Tencin. Il passait pour vivre dans un commerce incestueux avec sa sœur ; il friponnait au jeu et il avait recueilli des sommes considérables du Système, pour avoir reçu l'abjuration de Law. Au moment où il s'acheminait vers l'Italie, sur les ordres de Dubois, auquel il finit par livrer la barrette tant désirée, à force intrigues, il venait, raconte Saint-Simon, de donner à la capitale un des scandales les plus étranges. Il avait dédaigné d'accommoder un procès qui lui était intenté par l'abbé de Veissière, en simonie et de plus en friponnerie, pour avoir dérobé une partie du marché qu'il avait fait d'un prieuré. Dans la faveur où il se trouvait, il ne put soupçonner que sa partie adverse osât le pousser à bout, et que le parlement imaginât de le condamner. Ce brillant même l'aveugla et n'effraya point son adversaire, qui porta le procès à la grande chambre. Tencin le soutint; tout le monde se préoccupa d'une affaire si singulière. La cause étant venue à l'audience, on remarqua des princes, des pairs et beaucoup de grands dans l'auditoire. Aubry, avocat de Veissière, ayant paru faiblir dans ses allégations, l'avocat de Tencin se hâta de s'en prévaloir, cria contre une accusation vague et destituée de preuves, et nia effrontément l'existence d'un contrat. Aubry feignit d'être embarrassé. Tencin se croyait sauvé. Il se leva, demanda la permission de parler et l'obtint. Il s'exprima avec beaucoup d'éloquence, se plaignit de l'injure et de la calomnie, protesta qu'il n'avait jamais traité du prieuré dont il était question, négative qui emportait la friponnerie qu'on lui reprochait, puisqu'elle ne pouvait porter que sur un marché qu'il assurait être faux, et il déclara enfin qu'il était prêt à lever la main, s'il plaisait à la cour. C'était le piége que sa partie lui avait tendu. Alors l'avocat Aubry l'arrêta et produisit le marché en original, qui passa bientôt

sous les yeux de toute la cour. A la vue de ce trait de scélératesse et de hardiesse, l'auditoire frémit et poussa des huées. C'est au milieu de cette confusion que le président alla aux voix et prononça un arrêt sanglant contre Tencin avec dépens et amende, ce qui était alors une flétrissure; puis l'ayant forcé de s'avancer, l'admonesta cruellement sans épargner les termes fâcheux, et le condamna à une aumône, peine infamante. Les huées recommencèrent, et Tencin ne put s'échapper de la foule, qui le reconduisit bien loin en l'accablant d'outrages. Tel fut l'agent qui contribua le plus à extorquer à Rome la barrette pour Dubois, de concert avec Laffiteau et le cardinal de Rohan.

Une fois cardinal, Dubois devint bientôt premier ministre avec 150,000 livres d'appointements; il obtint la surintendance des postes, place qui valait 100,000 livres. Il retirait 324,000 livres de son archevêché et de ses sept abbayes. Il fut à la fois gorgé d'or et accablé d'honneurs. Il fut le maître absolu de la France, le régent ne songeant qu'à ses plaisirs et ne consacrant que quelques heures du matin aux affaires. On ne cessait de lui reprocher son inertie et le despotisme qu'il avait laissé prendre à Dubois. Nocé disait qu'on pourrait faire tout ce qu'on voudrait de Dubois, mais qu'on n'en ferait jamais un honnête homme. Tous les courtisans partageaient cette opinion, et se plaisaient à flétrir et à noircir le parvenu.

La postérité doit-elle être aussi sévère pour Dubois? Il me semble qu'il vaut mieux que sa réputation. S'il avait été le bâtard ou le fils de quelque grand seigneur, il aurait rencontré moins d'ennemis, ou plutôt moins d'envieux. Sa naissance infime lui a plus nui que son immoralité. Il faut le louer de n'en avoir point rougi et de n'avoir jamais cherché à s'anoblir, car une basse extraction était alors la seule chose qu'on ne pardonnât à personne. Plus on affectait de mépriser tous les préjugés et de préférer les mérites personnels à l'avantage de la noblesse, plus on achetait les titres honorifiques au poids de l'or; on les demandait avec instance, on les recevait avec ivresse, on les usurpait sans scrupule. On modifiait son nom de famille, on le changeait ou on y ajoutait des surnoms pour se donner plus de relief. Montbarey nous apprend dans ses Mémoires qu'il passa des années entières à postuler la grandesse d'Espagne, et qu'il acheta cent mille livres le diplôme de prince du Saint-Empire; le même individu porta successivement le nom de Phelippeaux, de comte de

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Saint-Florentin et de duc de La Vrillière; le duc de Choiseul n'avait été longtemps que le comte de Stainville; Duclos et Gresset acceptèrent des lettres de noblesse avec autant de fierté que de reconnaissance; Grimm ne fut pas fàché d'être bombardé baron; de Villette convoita le titre de marquis, et il l'obtint; Pierre-Augustin Caron fut autorisé à se métamorphoser en M. de Beaumarchais; je ne sais si c'est à tort que Burcke reprocha à Condorcet de se dire marquis. Pour un Montesquieu qui s'attache à son nom, parce qu'il a deux cent cinquante ans de noblesse prouvée, voici M. Sartine, né Sardine; M. Le Bovier de Fontenelle, dont le père signait : Le Bouvier de Fontenelle; l'acteur Lekain, dont toute la famille garde le nom de Cain; M. François de Neufchâteau, qui n'est que M. François, natif de Neufchâteau; M. Regnault de Saint-Jean-d'Angely, qui ne fut baptisé à Saint-Jean-d'Angely que sous le nom de Michel-Louis -Étienne Regnault; M. de Chamfort, qui n'est que le bâtard Nicolas; ce Jacques qui a illustré le mot Delille est un autre bâtard reconnu par l'avocat Montanier, qui lui a légué une rente viagère de cent écus; cet autre enfant exposé sur les marches de l'église Saint-Jean-le-Rond se nommait d'Alembert dans les salons et les académies; Fabre a pour prix une églantine d'argent aux jeux floraux de Toulouse, et vite il prend le surnom d'Églantine; le philosophe de Volney n'est ni plus nj moins que Constantin-François Chassebœuf; de ces quatre garçons que le paysan Paris est content d'employer dans son auberge, l'un s'appellera M. Paris La Montagne, un autre M. Paris du Vernei, et un troisième M. Paris de Montmartel; Masson se qualifie effrontément de marquis de Pesai, et Rovère de marquis de Fonvielle; GeorgesLouis Leclerc n'était qu'un fort gaillard des plus vulgaires, point méchant, point espiègle, plus sensuel qu'artiste; il ne commença à avoir de l'esprit qu'à l'époque où son père acquit une petite seigneurie à une lieue de Montbard; Georges-Louis Leclerc, devenu M. de Buffon, mérita d'ètre visité par des rois, des princes et lu du monde entier; François-Marie Arouet s'affubla du substantif de Voltaire, et se servit de ce génitif pour se faufiler dans les hôtels et les palais, régenter la république des lettres et bafouer tous les pauvres hères qui n'avaient pas eu la bassesse et l'audace de détacher quelque domaine du royaume des chimères.

Dubois n'avait ni une haute naissance, ni un nom illustre, ni un surnom magique qui fit la fortune de tant de sots et de tant d'intri

gants; il s'en passa, et n'en parvint pas moins vite au timon des af faires. Y était-il tout à fait déplacé? Voltaire, qui s'y connaissait, a loué son esprit; la princesse palatine, qui le méprisait souverainement, ne lui contestait pas beaucoup de moyens et une capacité peu commune; c'est ce qui explique peut-être pourquoi l'Académie française, l'Académie des sciences et l'Académie des inscriptions et belles-lettres s'empressèrent de se l'agréger. Archevêque de Cambrai; il ne donna point de scandale à ses fidèles, puisqu'il ne les visita jamais; il leur adressa des mandements qui n'étaient pas sans mérite. Je ne sais s'il officia jamais à Paris. Il est certain qu'il allait tous les dimanches à la messe du roi; puisqu'il avait une chapelle superbe, j'en conclus qu'il y disait la messe. Tous les biographes conviennent que depuis son sacre il se montra constamment digne et réservé dans toutes les cérémonies religieuses et publiques. Les occupations immenses sous le poids desquelles il succomba, et le mal dont il était atteint, permettent de révoquer en doute les rapports secrets qu'il aurait eus avec quelques-unes de ses anciennes connaissances, au dire de Mongez. C'est le moins mauvais de tous les prélats philosophes. Comme cardinal, il est supérieur à Fleury, puisqu'il lui fraya le chemin; il travailla avec une ardeur incroyable à apaiser les troubles excités par le jansénisme; le cardinal de Noailles et les chefs du parti, et tous les parlementaires, encore plus entètés que ces prêtres, souscrivirent à toutes les conditions qu'il leur dicta; il rendit à l'Église des services incontestables que Louis XIV n'aurait jamais osé demander. Aussi, par reconnaissance, l'assemblée du clergé n'hésita -t-elle pas un instant à lui offrir le fauteuil de la présidence. Dans ses relations politiques, il n'est pas moins étonnant. On dirait qu'il est né pour gouverner. Ses Mémoires publiés par Sevelinges, attestent la souplesse de son esprit, la sûreté de son jugement, les ressources de son imagination, la finesse de son tact, la haute portée de sa raison, l'opiniâtreté de sa volonté. Lemontey a retrouvé les mêmes qualités dans toutes ses dépêches: C'est le Voltaire des hommes d'État. Il fut un diplomate consommé, car à ce génie qui est une illumination soudaine, suivant Bossuet, il joignait cet autre génie que Buffon définissait la patience. Ce qu'il ne sait pas, il le devine; il apprécie le passé, il juge le présent, il scrute tout l'avenir. Ce qu'il veut, il faut que cela se fasse. En vain les obstacles se multiplient sous ses pas; les choses et les honimes,

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