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LES BIBLIOTHÈQUES

DISCOURS DE RÉCEPTION DE M. HENRI MICHEL

(Séance du 28 Juin 1895)

MESSIEURS

Montaigne, qui confessait volontiers les délicatesses de son égoïsme, suppliait, nous dit-il, la sainte miséricorde que jamais il ne dût " un essentiel grammercy à personne." Vous m'auriez mis dans une fâcheuse position s'il m'était arrivé d'adresser au ciel une telle prière. Mais, Dieu merci, je ne connais pas encore ces subtiles noirceurs. J'ai d'ailleurs trouvé parmi vous, dans votre Compagnie, comme j'avais trouvé déjà dans votre ville, un accueil si libéral et si spontané et tant d'aimable et rassurante simplicité dans l'extrême bienveillance que ce fardeau de gratitude si redouté de Montaigne m'est d'autant plus léger que vous l'avez rendu plus précieux. Je ne veux pas en être déchargé ni me croire quitte envers vous pour vous dire enfin cet "essentiel grammercy" que j'ai dans le cœur depuis le jour où vos suffrages m'ont valu l'honneur présent d'être admis à vos séances et dans le secret de vos travaux.

Quels Ꭹ furent mes titres? voilà bien plutôt la question qui m'inquiète; et je me demande comment votre éminent confrère, quand vous l'entendrez tout à l'heure, saura justifier votre choix à vos propres yeux. La vérité, encore bien flatteuse pour moi, est que la bienveillance et le courtois accueil s'adressèrent, je le veux bien, à ma personne, mais que l'honneur de vos suffrages eut sa seule cause dans ma fonction. Les bibliothèques et les académies sont des institutions qui se complètent. Les savants ouvrages qu'on médite et qui naissent dans l'ombre amie de celles-ci trouvent plus tard en celles-là leur demeure assurée et leur sort définitif, cet honneur dans le repos qui n'est pas moins enviable pour les livres que pour les hommes. Mais il y a plus. Comme un peu de la sainteté d'un temple se retrouve encore dans l'allure et le geste du pauvre homme qui en a le soin, comme aux doigts du jardinier demeure parfois l'odeur des roses, il semble que celui dont la vie se passe au milieu des livres en retienne quelque gratuite vertu. La fréquentation, même toute matérielle, des plus belles ceuvres de l'esprit humain lui tient lieu de mérite personnel. A cataloguer tant de livres il est aisément dispensé d'en écrire un seul. Telle fut à peu près votre pensée. Je croirais mal y répondre et faire preuve d'une sorte de présomption en vous entretenant d'autre chose que des bibliothèques mêmes.

Le sujet est vaste et bien plus complexe qu'on ne l'imaginerait d'abord. Il aurait de quoi nous retenir de longues heures si j'essayais d'en embrasser les diverses parties et de l'exposer avec quelques détails. Mais rassurez-vous. L'histoire, le fonctionnement, l'administration des bibliothèques font l'objet de traités spéciaux, de rapports officiels, d'excellents articles d'encyclopé

dies ou de revues auxquels je n'ai ni le désir,ni surtout le moyen, de rien ajouter de bien nouveau. Vous me saurez gré, je l'espère, de n'y point aller chercher cette érudition de seconde main qu'il est toujours facile de se procurer à peu de frais.

Mon ambition est autre. Je voudrais seulement vous peindre, telle que je la sens, la vie obscure des bibliothèques, leur vieille âme austère et charmante,

car elles ont une âme ces silencieuses cités des livres. Je voudrais vous dire encore la prodigieuse force latente, les germes de pensée vivante et d'action accumulés sur leurs rayons poudreux dans des pages qui semblent mortes; quels conseils, quels enseignements nous en devons recevoir; quelle en peut être la fin dernière; ce qu'elles nous font penser enfin de cette culture intellectuelle et de cet effort de l'esprit qui ne cessent de les accroître et dont elles sont, par leur ensemble, la déconcertante expression.

La vie des bibliothèques! N'est-ce-pas là un de ces rapprochements de mots qui sont comme un défi aux notions mêmes que les mots représentent? Est-il rien de plus inerte et de plus morose à la fois qu'une salle où dorment de vieux livres, pour ceux du moins qui ne savent reconnaître la vie que dans ses formes les plus extérieures et les plus bruyantes et qui croient vivre avec intensité s'il vivent avec agitation? Ceux-là n'entrent guère aux bibliothèques; s'ils s'y hasardent, ils y sont gênés et gênants; c'est pour en vite sortir pleins, soyez en sùrs, du large mépris

Des bahuts solennels, vénérables amas

Des diverses erreurs dans les divers formats,

Rayons qu'emplit la nuit pédagogique, alcôves

Des bouquins vermoulus chers aux bonshommes chauves.

Eh bien non, messieurs, les bibliothèques ne ressemblent en rien à ce tableau fâcheux et un peu ridicule que se plaisent à en faire ceux qui ne surent point en saisir le charme discret et profond. Dans nos villes affairées elles sont comme des lieux réservés d'ombre et de silence où l'esprit attentif perçoit d'autant mieux les plus essentielles vibrations de la rumeur enveloppante. La plupart, en province du moins, ont été installées vers le commencement du siècle en de vieux monuments, l'Hôtel-de-ville ou quelque couvent désaffecté. L'édifice fut alors aménagé en vue de sa nouvelle destination, restauré, agrandi, parfois reconstruit à nouveau; mais jamais si totalement que le sourire du passé ne demeure encore en un profil de corniche ou de chapiteau, au marbre disjoint d'un perron, à la rampe de fer d'un escalier. Dès l'abord, le visiteur est ainsi sollicité au respect des choses défuntes et à ces patientes études qui sont, elles aussi, comme une chère et féconde mort. Notre bibliothèque, vous le savez, car il faut bien parler un peu de nous, fut construite vers 1820. L'époque est ingrate et l'édifice d'un style bien froid et d'une simplicité par trop nue. Vous avouerais-je qu'il ne me semble pas dépourvu de quelque charme? Ce faux aspect d'institut ou de temple des muses a quelque chose de touchant. L'austérité classique, l'air savant qu'on rechercha s'y est tourné par le cours du siècle et l'indulgence d'un goût devenu très éclectique en je ne sais quoi d'intime et de suranné. Le

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péristyle avec ses colonnes doriques ne parait-il pas inviter aux conversations péripatéticiennes, et n'est-il pas doux, quand revient la belle saison, d'interrompre quelques instants son travail pour y venir respirer un peu d'air printanier, y guetter un coin de ciel bleu ou un rais de soleil parmi les nuages, en fumant une hative cigarette? Mais le rare privilège de notre bibliothèque c'est ce beau jardin qui la précède. Ses magnifiques lilas, ses illustres variétés de roses y sont à chaque retour de saison un nouveau plaisir pour nos yeux. Aucun lieu dans notre ville n'est l'objet de soins plus attentifs; et c'est la marque d'une grande sagesse, si l'on veut signifier par là que l'enseignement que nous cherchons dans les livres a son complément dans celui que nous proposent les mystérieuses formes de de la vie, la croissance des arbres, la beauté rapide des fleurs. Je crois du moins, qu'ainsi l'eut pensé le fondateur de votre académie, le poëte de la Chartreuse. Le meilleur de son talent est fait peut-être de l'amour des livres et de l'amour des jardins et, pour le dire en passant, s'il y mêle parfois une pointe de mélancolie, s'il oublie un moment son habituel badinage, sa strophe prend un peu de cette langueur enchantée qu'ont les décamérons de Watteau ou les chansons divines de Mozart:

Les états de la République

Chaque automne s'assembleront.
Et là notre regret unique,

Nos uniques peines seront
De ne pouvoir toute l'année
Suivre cette loi fortunée
De philosophiques loisirs,
Jusqu'à ce moment où la Parque
Jettera dans la même barque

Nos jeux, nos cœurs et nos plaisirs.

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