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ce que peut bien avoir au juste de réel ou d'imaginaire cette géométrie nouvelle qui scandaliserait le vieil Euclide.

Enfin, si les sciences les plus certaines nous paraissent, par le témoignage des livres, si fréquemment sujettes aux variations des jugements humains, vous pensez bien que nous trouverions moins d'unanimité encore dans ces recherches philosophiques les plus générales et, si l'on peut dire, les plus dramatiques de toutes, mais assurément les moins aptes à se constituer en corps de science et à se soustraire à l'incertitude des hypothèses et à tout le conflit des opinions. Dans un très important ouvrage, l'un des plus décisifs qui aient paru depuis longtemps sur ces matières, M. Renouvier étudie précisément et fait ressortir de la façon la plus saisissante ces opposions irréductibles des doctrines philosophiques. Il le fait avec la rigueur de logique et la décision de pensée habituelles à ce haut esprit et quelques unes de ses conclusions me semblent bien traduire admirablement cet enseignement confus qui se dégage des bibliothèques.

Pour se refuser à partager la belle assurance de ces enthousiastes un peu naïfs qui espèrent tout du progrès de la science, comme on dit, faudra-t-il perdre le respect de cette science elle-même. Faudra-t-il, avec les uns, ne chercher dans la culture de l'esprit qu'un amusement plus subtil ou n'y voir avec d'autres que la plus vaine sinon la plus dangereuses des tromperies ? A Dieu ne plaise, messieurs, que je partage de telles opinions. Personne ici ne les réprouve autant que moi et je sens bien quelle sorte d'inconvenance il y aurait à s'en faire l'écho parmi vous. Mais peut-être m'accorderez-vous que ce qu'il nous faut respecter dans

les livres c'est moins encore les certitudes dernières qu'ils ne peuvent guère nous donner que l'effort jamais lassé de l'esprit vers plus de vérité et plus de beauté, vers une lumière toujours plus haute. Ce n'est pas une irrésistible évidence s'imposant pareillement à tous que nous devons ordinairement leur demander, mais plutôt de rendre en toute chose nos opinions plus conscientes, nos choix plus libres et plus éclairés, nos convictions plus rationnelles. C'est là du probabilisme dira-t-on. Soit, et il est facheux qu'une défaveur s'attache à ce mot. Mais le probabilisme, quand il s'y mêle une raison morale peut prendre un autre nom et s'appeler la croyance. « Le mot si profond d'un philosophe, cette recette unique contre les peines de la vie et les théories pessimistes, il faut cultiver notre jardin, n'est pas moins vrai des spéculations les plus élevées que de la philosophie pratique. Nous n'abordons aucune réalité que par le côté qui regarde vers nous et nulle part nous ne dépassons le rivage du pays que nous abordons. C'est là que nous devons établir notre culture» (1) Il ne faut donc pas que la fréquentation des bibliothèques nous achemine vers un scepticisme mortel à la volonté, ni que les livres, se tournant contre eux-mêmes, puissent nous porter d'aucune sorte au mépris de l'intelligence et de la raison. Rappelons nous seulement que lire veut dire choisir, legere, c'est-à-dire prendre parti et que c'est au fond de soi-même, dans une décision toute libre et spontanée, qu'on pourra trouver le titre dernier de la vérité qu'on accepte. Là peut-être est le plus utile conseil des bibliothèques et

(1) Renouvier. Esquisse d'une classification systématique des doctrines philosophiques

leur enseignement le plus profond. Cherchons y encore une leçon discrète de modestie. Ne pensons pas que la terre tourne autour de quelques travaux dont nous occupons notre vie. L'œuvre d'un homme, si féconde et si haute qu'elle soit, tient peu de place dans ces magasins de la pensée. Pour ma part, la vue d'une grande collection de livres m'a fait plus d'une fois songer, par je ne sais qu'elle secrète analogie et sans que j'aie aucunement le droit de m'en faire personnellement l'application, à ces paroles de Goethe d'une gravité si sereine, belles comme un beau paysage et comme une belle conscience : « Vaste monde et large vie, vertueux efforts de longues années; toujours chercher et toujours fonder, ne finir jamais...; garder l'ancien avec fidélité, accueillir le nouveau avec bienveillance; une pensée sereine et des intentions pures. Eh bien on avance du moins de quelques pas. »

RÉPONSE

AU

DISCOURS DE RÉCEPTION DE M. MICHEL

PAR

M. A. BLANCHARD

MONSIEUR,

Nous connaissons trop bien la délicatesse de votre esprit pour ne pas être persuadés de la sincérité de votre reconnaissance envers l'Académie d'Amiens. Les dons de l'intelligence ne vont pas, du moins nous aimons à le croire, sans les qualités du cœur, et un homme de goût, si je ne me trompe, serait difficilement un méchant homme. Vous nous avez révélé par votre conversation, par vos écrits, que vous réunissiez à une culture étendue et profonde un fin discernement des choses de l'art. Si donc vous mettez quelque prix à prendre place parmi nous, l'Académie, de son côté, croit se faire honneur en vous recevant au nombre de ses membres.

Ne dites pas, s'il vous plaît, que les titres vous manquaient pour vous associer à nos travaux. Les applaudissements que vous venez de recueillir ont dû rassurer votre modestie, et vous voyez que l'assentiment d'une société d'élite a ratifié notre choix. Celui

qui était capable de composer ce Discours sur les bibliothèques, aussi remarquable par la profondeur et la variété des aperçus que par les qualités d'un style dont on peut goûter particulièrement la grâce et la subtilité, avait sa place marquée d'avance dans une société à qui rien de ce qui touche aux sciences, aux beaux arts et au bien dire ne peut rester étranger.

Un archiviste et un bibliothécaire, vous êtes actuellement l'un, et vous avez été l'autre, n'a, vous nous l'avez dit vous-même, que peu de loisirs à consacrer à la composition; il a trop à faire à faciliter le travail des écrivains pour être un écrivain lui-même. Mais quoi! c'est notre sort commun. Il faut vivre d'abord, et philosopher ensuite, dit le sage; et tous, le labeur quotidien nous réclame, et nous ne pouvons, nous ne devons même consacrer aux exercices de l'esprit que les moments toujours rapides que notre profession nous laisse. Il est juste, il est sage qu'il en soit ainsi; nous devons à la société le tribut de notre intelligence et de notre activité, puisque c'est la société qui a pris soin de développer l'une et de diriger l'autre.

Vous les avez du reste utilisées, ces heures de trève et de répit : élève d'un archiviste dont le nom n'est pas sans autorité, vous avez donné des preuves de vos connaissances variées d'historien et d'érudit dans un certain nombre de publications, et les savants ont fait leur profit des documents que vous avez publiés. Le Discours que nous venons d'entendre n'est pas votre premier ouvrage. Mais vous ne vous en tenez pas à la science et à l'histoire; vous cultivez la poésie; vous savez exprimer avec une souple justesse les nuances les plus délicates des sentiments, et vous vous jouez des difficultés de l'art des vers avec une liberté qui n'ôte

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