Images de page
PDF
ePub
[ocr errors]

Comme un esclave aux bêtes condamné.
Voilà son sort, et puis cherchez à plaire.
Mais c'est bien pis, hélas! s'il réussit.
L'Envie alors, Euménide implacable,
Chez les vivants harpie insatiable,
Que la mort seule à grand'peine adoucit,
L'affreuse Envie, active, impatiente,
Versant le fiel de sa bouche écumante
Court à Paris, par de longs sifflements,
Dans leurs greniers réveiller ses enfants.
A cette voix, les voilà qui descendent,
Qui dans le monde à grands flots se répandent,
En inanteau court, en soutane, en rabat,
En petit-maître, en petit magistrat.
Écoutez-les : « Cette œuvre dramatique
Est dangereuse, et l'auteur hérétique.
Maître Abraham va sur lui distillant
L'acide impur qu'il vendait sur la Loire a;
Maître Crevier, dans sa pesante histoire
Qu'on ne lit point, condamne son talent.

[ocr errors]

Un petit singe, à face de Thersite,
Au sourcil noir, à l'œil noir, au teint gris,
Bel-esprit faux qui hait les bons esprits,
Fou sérieux que le bon sens irrite,
Écho des sots, trompette des pervers,
En prose dure insulte les beaux vers,
Poursuit le sage, et noircit le mérite.

Mais écoutez ces pieux loups-garous,
Persécuteurs de l'art des Euripides,
Qui vont hurlant en phrases insipides
Contre la scène, et même contre vous.

Quand vos talents entraînent au théâtre Un peuple entier, de votre art idolâtre, Et font valoir quelque ouvrage nouveau, Un possédé, dans le fond d'un tonneau [te, Qu'on coupe en deux, et qu'un vieux dais surmonCrie au scandale, à l'horreur, à la honte,

Et vous dépeint au public abusé

Comme un démon en fille déguisé.

Ainsi toujours, unissant les contraires,

с

Nos chers Français, dans leurs têtes légères d,
Que tous les vents font tourner à leur gré,
Vont diffamer ce qu'ils ont admiré.
O mes amis ! raisonnez, je vous prie;
Un mot suffit. Si cet art est impie,
Sans répugnance il le faut abjurer;
S'il ne l'est pas, il le faut honorer.

Le traducteur a substitué la Loire à la Tamise. b L'abbé Guyon et ses semblables.

L'auteur anglais a sans doute en vue les chaires des presbytériens.

Le traducteur transporte toujours la scène à Paris.

ÉPITRE XCIX.

A MADAME DENIS.

SUR L'AGRICulture.

14 mars 1761.

Qu'il est doux d'employer le déclin de son âge Comme le grand Virgile occupa son printemps! Du beau lac de Mantoue il aimait le rivage; Il cultivait la terre, et chantait ses présents. Mais bientôt, ennuyé des plaisirs du village, D'Alexis et d'Aminte il quitta le séjour,

Et, malgré Mævius, il parut à la cour. [faut vivre.
C'est la cour qu'on doit fuir, c'est aux champs qu'il
Dieu du jour, dieu des vers, j'ai ton exemple à suivre.
Tu gardas les troupeaux, mais c'étaient ceux d'un roi,
Je n'aime les moutons que quand ils sont à moi.
L'arbre qu'on a planté rit plus à notre vue
Que le parc de Versaille et sa vaste étendue.
Le Normand Fontenelle, au milieu de Paris,
Prêta des agréments au chalumeau champêtre;
Mais il vantait des soins qu'il craignait de connaître,
Et de ses faux bergers il fit de beaux-esprits.
Je veux que le cœur parle, ou que l'auteur se taise,
Ne célébrons jamais que ce que nous aimons.
En fait de sentiments l'art n'a rien qui nous plaise :
Ou chantez vos plaisirs, ou quittez vos chansons;
Ce sont des faussetés, et non des fictions.

<< Mais quoi! loin de Paris se peut-il qu'on respire?
Me dit un petit-maître, amoureux du fracas.
Les Plaisirs dans Paris voltigent sur nos pas :
On oublie, on espère, on jouit, on desire;
Il nous faut du tumulte, et je sens que mon cœur,
S'il n'est pas enivré, va tomber en langueur.

[ocr errors]

Attends, bel étourdi, que les rides de l'âge Mûrissent ta raison, sillonnent ton visage; Que Gaussin t'ait quitté, qu'un ingrat t'ait trahi, Qu'un Bernard t'ait volé, qu'un jaloux hypocrite T'ait noirci des poisons de sa langue maudite; Qu'un opulent fripon, de ses pareils haï, Ait ravi des honneurs qu'on enlève au mérite: Tu verras qu'il est bon de vivre enfin pour soi,

a Théocrite et Virgile étaient à la campagne, ou en venaient, quand ils firent des églogues. Ils chantèrent les moissons qu'ils avaient fait naître et les troupeaux qu'ils avaient conduits. Cela donnait à leurs bergers un air de vérité qu'ils ne peuvent guère avoir dans les rues de Paris. Aussi les églogues de Fontenelle furent des madrigaux galants.

Voltaire a donné à Fontenelle l'épithète de Normand dans cette pièce, comme dans l'épitre au roi de Pruss Blaise Pascal a tort. Il a substitué aussi, dans le Temple du Goútile discret Fontenele au sage Fontenelle des premières éditions; c'est que le sage Fontenelle n'avait pas contre les préjugés la haine active de Voltaire; qu'il le laissa combattre seul, cachant avec soin aux ennemis de la raison le mépris qu'll avait pour eux, et ne s'intéressant point assez à la vérité ou à ses apôtres pour risquer de se brouiller avec les persécuteurs. K.

[ocr errors]

Et de savoir quitter le monde qui nous quitte.

Mais vivre sans plaisir, sans faste, sans emploi! Succomber sous le poids d'un ennui volontaire! »> De l'ennui ! Penses-tu que, retiré chez toi,

| De quelques malheureux ma main sèche les pleurs.
Sur la scène, à Paris, j'en fais verser peut-être;
Dans Versaille étonné j'attendris de grands cœurs;
Et, sans croire approcher de Racine, mon maître.

Pour les tiens, pour l'état, tu n'as plus rien à faire ? Quelquefois je peux plaire, à l'aide de Clairon.

La nature t'appelle, apprends à l'observer;
La France a des déserts, ose les cultiver;
Elle a des malheureux : un travail nécessaire,
Ce partage de l'homme, et son consolateur,
En chassant l'indigence amène le bonheur :
Change en épis dorés, change en gras pâturages
Ces ronces, ces roseaux, ces affreux marécages.
Tes vassaux languissants, qui pleuraient d'être nés,
Qui redoutaient surtout de former leurs semblables,
Et de donner le jour à des infortunés,
Vont se lier gaîment par des noeuds desirables;
D'un canton désolé l'habitant s'enrichit;
Turbilli, dans l'Anjou, t'imite et t'applaudit;
Bertin, qui dans son roi voit toujours sa patrie,
Prête un bras secourable à ta noble industrie;
Trudaine sait assez que le cultivateur
Des ressorts de l'état est le premier moteur,
Et qu'on ne doit pas moins, pour le soutien du trône,
A la faux de Cérès qu'au sabre de Bellone.

J'aime assez saint Benoît : il prétendit du moinsa
Que ses enfants tondus, chargés d'utiles soins,
Méritassent de vivre en guidant la charrue,
En creusant des canaux, en défrichant des bois.
Mais je suis peu content du bonhomme François ;
Il crut qu'un vrai chrétien doit gueuser dans la rue,
Et voulut que ses fils, robustes fainéants,
Fissent serment à Dieu de vivre à nos dépens.
Dieu veut que l'on travaille e que l'on s'évertue;
Et le sot mari d'Ève, au paradis d'Eden
Reçut un ordre exprès d'arranger son jardin o.
C'est la première loi donnée au premier homnie,
Avant qu'il eût mangé la moitié de sa pomme.
Mais ne détournons point nos mains et nos regards
Ni des autres emplois, ni surtout des beaux-arts.
Il est des temps pour tout; et lorsqu'en mes vallées,
Qu'entoure un long amas de montagnes pelées,

Benedict ou Benoit voulut que les mains de ses moines cultivassent la terre. Elles ont été employées à d'autres travaux, à donner des éditions des Pères, à les commenter, à copier d'anciens titres, et à en faire. Plusieurs de leurs abbés réguliers sont devenus évêques; plusieurs ont eu des richesses immenses.

b François d'Assise, en instituant les mendiants, fit un mal beaucoup plus grand. Ce fut un impôt exorbitant mis sur le paavre peuple, qui n'osa refuser son tribut d'aumône à des moines qui disaient la messe et qui confessaient de sorte qu'encore aujourd'hui, dans les pays catholiques romains, le paysan, après avoir payé le roi, son seigneur, et son curé, est encore forcé de donner le pain de ses enfants à des cordeliers et à des capucins.

• Cet ordre exprès, que la Genèse dit avoir été donné de Dieu à l'homme, de cultiver son jardin, fait bien voir quel est le ridicule de dire que l'homme fut condamné au travail. L'Arabe Job est bien plus raisonnable: il dit que l'homme est né pour travailler, comme l'oiseau pour voler.

Au fond de son bourbier je fais rentrer Fréron.
L'archidiacre Trublet prétend que je l'ennuie;
La représaille est juste; et je sais à propos
Confondre les pervers, et me moquer des sots.
En vain sur son crédit un délateur s'appuie;
Sous son bonnet carré que ma main jette à bas
Je découvre en riant la tête de Midas.
J'honore Diderot, malgré la calomnie;
Ma voix parle plus haut que les cris de l'envie :
Les échos des rochers qui ceignent mon désert
Répètent après moi le nom de Dalembert.
Un philosophe est ferme, et n'a point d'artifice.
Sans espoir et sans crainte il sait rendre justice:
Jamais adulateur, et toujours citoyen,

A son prince attaché sans lui demander rien
Fuyant des factions les brigues ennemies
Qui se glissent parfois dans nos académies;
Sans aimer Loyola, condamnant saint Médard
Des billets qu'on exige il se rit à l'écart,
Et laisse au parlement à réprimer l'Église ;
Il s'élève à son Dieu, quand il foule à ses pieds
Un fatras dégoûtant d'arguments décriés;
Et son âme inflexible au vrai seul est soumise.
C'est ainsi qu'on peut vivre à l'ombre de ses bois,
En guerre avec les sots, en paix avec soi-même,
Gouvernant d'une main le soc de Triptolème,
Et de l'autre essayant d'accorder sous ses doigts
La lyre de Racine et le luth de Chapelle.

O vous, à l'amitié dans tous les temps fidèle,
Vous qui, sans préjugés, sans vices, sans travers
Embellissez mes jours ainsi que mes déserts,
Soutenez mes travaux et ma philosophie;
Vous cultivez les arts, les arts vous ont suivie.
Le sang du grand Corneille b, élevé sous vos yeux,
Apprend, par vos leçons, à mériter d'en être.
Le père de Cinna vient m'instruire en ces lieux
Son ombre entre nous trois aime encore à paraître;
Son ombre nous console, et nous dit qu'à Paris
Il faut abandonner la place aux Scudéris.

a Voyez les notes sur les convulsions et sur les billets de confession, deux ridicules et opprobres de la France, à la fin de la pièce intitulée le Pauvre Diable.

b Mademoiselle Corneille, mariée à M. Dupuits, officier de l'état-major.

[merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small]

ÉPITRE CII.

[ocr errors]

A MADEMOISELLE CLAIRON.

Qui de Corneille ait hérité,
Vous possédez cet apanage.
L'enfant dont je me suis chargé
N'a point l'art des vers en partage;
Vous l'avez : c'est un avantage
Qui m'a quelquefois affligé,
Et que doit fuir tout homme sage.
Ce dangereux et beau talent
Est pour vous un simple ornement,
Un pompon de plus à votre âge;
Mais quand un homme a le malheur
D'avoir fait en forme un ouvrage,
Et quand il est monsieur l'auteur,
C'est un métier dont il enrage.
Les vers, la musique, l'amour,
Sont les charmes de notre vie;
Le sage en a la fantaisie,
Et sait les goûter tour à tour:
S'y livrer toujours, c'est folie.

ÉPITRE CI.

AU DUC DE LA VALLIÈRE,

GRAND-FAUCONNIER DE FRANCE.

1761.

Illustre protecteur des perdrix de Mont-Rouge,
Des faucons, des auteurs, et surtout des catins;
Vous dont l'auguste sceptre, au cuir blanc, au bout
Est l'effroi des cocus et l'amour des p......, [rouge,
Vous daignez vous servir de votre aimable plume
Pour dire à la postérité

Que vous avez aimé certain Suisse effronté,
Très indiscret auteur de plus d'un gros volume,
Mais dont l'esprit encor conserve sa gaîté.

Il pense comme monsieur Hume,
Il rit de la sotte âpreté

De tout dévot plein d'amertume;
Tranquillement il s'accoutume

A l'humaine méchanceté :

Le flambeau de la Vérité

■ Mademoiselle Corneille. K.

1765.

Le sublime en tout genre est le don le plus rare;
C'est là le vrai phénix; et, sagement avare,
La nature a prévu qu'en nos faibles esprits
Le beau, s'il est commun, doit perdre de son prix.
La médiocrité couvre la terre entière;

Les mortels ont à peine une faible lumière,
Quelques vertus sans force, et des talents bornés.
S'il est quelques esprits par le ciel destinés
A s'ouvrir des chemins inconnus au vulgaire,
A franchir des beaux-arts la limite ordinaire,
La nature est alors prodigue en ses présents;
Elle égale dans eux les vertus aux talents.
Le souffle du génie et ses fécondes flammes
N'ont jamais descendu que dans de nobles âmes;
Il faut qu'on en soit digne, et le cœur épuré
Est le seul aliment de ce flambeau sacré.
Un esprit corrompu ne fut jamais sublime.

[me,

Toi que forma Vénus, et que Minerve anime, Toi qui ressuscitas sous mes rustiques toits L'Électre de Sophocle aux accents de ta voix (Non l'Électre française, à la mode soumise, Pour le galant Itys, si galamment éprise); Toi qui peins la nature en osant l'embellir, Souveraine d'un art que tu sus ennoblir; Toi dont un geste, un mot, m'attendrit et m'enflamSi j'aime tes talents, je respecte ton âme. L'amitié, la grandeur, la fermeté, la foi a, Les vertus que tu peins, je les retrouve en toi; Elles sont dans ton cœur. La vertu que j'encense N'est pas des voluptés la sévère abstinence. L'amour, ce don du ciel, digne de son auteur, Des malheureux humains est le consolateur. Lui-même il fut un dieu dans les siècles antiques : On en fait un démon chez nos vils fanatiques : Très désintéressé sur ce péché charmant, J'en parle en philosophe, et non pas en amant. Une femme sensible, et que l'amour engage, [ge. Quand elle est honnête homme, à mes yeux est un sa

La foi, en poésie, signifie la bonne foi.

Que ce conteur heureux qui plaisamment chanta á
Le démon Belphegor et madame Honesta,
L'Ésope des Français, le maître de la fable,
Ait de la Champmêlé vanté la voix aimable,
Ses accents amoureux et ses sons affétés,
Echo des rades airs que Lambert a notés b;
Tu n'étais pas alors; on ne pouvait connaître
Cet art qui n'est qu'à toi, cet art que tu fais naître.
Corneille, des Romains peintre majestueux,
f'aurait vue aussi noble, aussi Romaine qu'eux.
Le ciel, pour échauffer les glaces de mon âge,
Le ciel me réservait ce flatteur avantage :
Je ne suis point surpris qu'un sort capricieux
Ait pu mêler quelque ombre à tes jours glorieux.
L'âme qui sait penser n'en est point étonnée;
Elle s'en affermit, loin d'être consternée :
C'est le creuset du sage; et son or altéré
En renaît plus brillant, en sort plus épuré.

En tout temps, en tous lieux, le public est injuste ;
Horace s'en plaignait sous l'empire d'Auguste.
La malice, l'orgueil, un indigne desir
D'abaisser des talents qui font notre plaisir,
De flétrir les beaux-arts qui consolent la vie,
Voilà le cœur de l'homme; il est né pour l'envie.
A l'église, au barreau, dans les camps, dans les cours,
Il est, il fut ingrat, et le sera toujours.

Du siècle que j'ai vu tu sais quelle est la gloire :
Ce siècle des talents vivra dans la mémoire.
Mais vois à quels dégoûts le sort abandonna
L'auteur d'Iphigénie et celui de Cinna;
Ce qu'essuya Quinault, ce que souffrit Molière;
Fénelon dans l'exil terminant sa carrière;
Arnauld, qui dut jouir du destin le plus beau,
Arnauld manquant d'asile, et même de tombeau.
De l'âge où nous vivons que pouvons-nous attendre?
La lumière, il est vrai, commence à se répandre;
Avec moins de talents on est plus éclairé :
Mais le goût s'est perdu, l'esprit s'est égaré.
Ce siècle ridicule est celui des brochures,
Des chansons, des extraits, et surtout des injures.
La barbarie approche: Apollon indigné
Quitte les bords heureux où ses lois ont régné ;
Et, fuyant à regret son parterre et ses loges,
Melpomène avec toi fuit chez les Allobroges 1.

a La Fontaine, dans son prologue de Belphegor, dédié à mademoiselle Champièlé, fameuse actrice pour son temps. La déclamation était alors une espèce de chant. La Motte a fait des stances pour mademoiselle Duclos, dans lesquelles il la loue d'imiter la Champmélé : et ni l'une ni l'autre ne devaient être imitées. On est tombé depuis dans un autre dé faut beaucoup plus grand : c'est un familier excessif et ridicule, qui donne à an héros le ton d'un bourgeois. Le naturel dans la tragédie doit toujours se ressentir de la grandeur du sujet, et ne s'avilir jamais par la familiarité. Baron, qui avait un jeu si naturel et si vrai, ne tomba jamais dans cette bassesse.

b Lambert, auteur de quelques airs insipides, très célèbre avant Lulli.

Mademoiselle Clairon venait de quitter le théâtre, et avait été passer quelque temps à Ferney. K.

ÉPITRE C111.

A HENRI IV,

Sur ce qu'on avait écrit à l'auteur que plusieurs citoyens de Paris s'étaient mis à genoux devant la statue équestre de ce prince pendant la maladie du dauphin.

1766.

Intrépide soldat, vrai chevalier, grand homme, Bon roi, fidèle ami, tendre et loyal amant, Toi que l'Europe a plaut d'avoir fléchi sous Rome, Sans qu'on osât blâmer ce triste abaissement, Henri, tous les Français adorent ta mémoire : Ton nom devient plus cher et plus grand chaque jour; Et peut-être autrefois quand j'ai chanté ta gloire Je n'ai point dans les cœurs affaibli tant d'amour. Un des beaux rejetons de ta race chérie, Des marches de ton trône au tombeau descendu, Te porte, en expirant, les vœux de ta patrie, Et les gémissements de ton peuple éperdu.

Lorsque la Mort sur lui levait sa faux tranchante. On vit de citoyens une foule tremblante Entourer ta statue et la baigner de pleurs; C'était là leur autel, et, dans tous nos malheurs, On t'implore aujourd'hui comme un dieu tutélaire. La fille qui naquit aux chaumes de Nanterre, Pieusement célèbre en des temps ténébreux, N'entend point nos regrets, n'exauce point nos vœux, De l'empire français n'est point la protectrice. C'est toi, c'est ta valeur, ta bonté, ta justice, Qui préside à l'état raffermi par tes mains. Ce n'est qu'en t'imitant qu'on a des jours prospères; C'est l'encens qu'on te doit : les Grecs et les Romains Invoquaient des héros, et non pas des bergères.

Oh! si de mes déserts, où j'achève mes jours, Je m'étais fait entendre au fond du sombre empire! Si, comme au temps d'Orphée, un enfant de la lyre De l'ordre des destins interrompait le cours! Si ma voix...! Mais tout cède à leur arrêt suprême : Ni nos chants ni nos cris, ni l'art et ses secours, Les offrandes, les vœux, les autels, ni toi-même, Rien ne suspend la mort. Ce monde illimité Est l'esclave éternel de la fatalité.

A d'immuables lois Dieu soumit la nature.

Sur ces monts entassés, séjour de la froidure, Au creux de ces rochers, dans ces gouffres affreux, Je vois des animaux maigres, pâles, hideux, Demi-nus, affamés, courbés sous l'infortune; Ils sont hommes pourtant: notre mère commune A daigné prodiguer des soins aussi puïssants A pétrir de ses mains leur substance mortelle, Et le grossier instinct qui dirige leurs sens, Qu'à former les vainqueurs de Pharsale et d'Arbelle. Au livre des destins tous leurs jours sont comptés; Les tiens l'étaient aussi. Ces durés vérités

Epouvantent le lâche et consolent le sage.

Tout est égal au monde : un mourant n'a point d'âge.

Le dauphin le disait au sein de la grandeur,
Au printemps de sa vie, au comble du bonheur;

Il l'a dit en mourant, de sa voix affaiblie,
A son fils, à son père, à la cour attendrie.
O toi! triste témoin de son dernier moment,
Qui lis de sa vertu ce faible monument,

Ne me demande point ce qui fonda sa gloire,
Quels funestes exploits assurent sa mémoire,
Quels peuples malheureux on le vit conquérir,
Ce qu'il fit sur la terre... il t'apprit à mourir !

ÉPITRE CIV.

A M. LE CHEVALIER DE BOUFFLERS.

1766.

Croyez qu'un vieillard cacochyme,
Chargé de soixante et douze ans,
Doit mettre, s'il a quelque sens,
Son âme et son corps au régime.

Dieu fit la douce illusion
Pour les heureux fous du bel âge;
Pour les vieux fous l'ambition,
Et la retraite pour le sage.

Vous me direz qu'Anacréon,

Que Chaulieu même, et Saint-Aulaire,
Tiraient encor quelque chanson
De leur cervelle octogénaire.

Mais ces exemples sont trompeurs;
Et quand les derniers jours d'automne
Laissent éclore quelques fleurs,
On ne leur voit point les couleurs
Et l'éclat que le printemps donne :
Les bergères et les pasteurs
N'en forment point une couronne.
La Parque, de ses vilains doigts,
Marquait d'un sept avec un trois
La tête froide et peu pensante
De Fleury, qui donna les lois
A notre France languissante.
Il porta le sceptre des rois,
Et le garda jusqu'à nonante.
Régner est un amusement
Pour un vieillard triste et pesant,
De toute autre chose incapable;
Mais vieux bel-esprit, vieux amant,
Vieux chanteur, est insupportable.
C'est à vous, ô jeune Boufflers,
A vous, dont notre Suisse admire
Le cravon, la prose, et les vers,
Et les petits contes pour rire;

C'est à vous de chanter Themire, Et de briller dans un festin,

Animé du triple délire

Des vers, de l'amour, et du vin.

ÉPITRE CV.

A M. FRANÇOIS DE NEUFCHATEAU,

1766.

Si vous brillez à votre aurore,
Quand je m'éteins à mon couchant;
Si dans votre fertile champ
Tant de fleurs s'empressent d'éclore,
Lorsque mon terrain languissant
Est dégarni des dons de Flore;
Si votre voix jeune et sonore
Prélude d'un ton si touchant,
Quand je fredonne à peine encore
Les restes d'un lugubre chant;
Si des Grâces, qu'en vain j'implore,
Vous devenez l'heureux amant;
Et si ma vieillesse déplore

La perte de cet art charmant
Dont le dieu des vers vous honore;
Tout cela peut m'humilier :
Mais je n'y vois point dé remède;
Il faut bien que l'on me succède.
Et j'aime en vous mon héritier.

ÉPITRE CVI.

A M. DE CHABANON,

QUI DANS UNE PIÈCE DE VERS EXHORTAIT L'AUTEUR A QUITTER L'ÉTUDE DE LA MÉTAPHYSIQUE POUR LA POÉSIE.

27 auguste 1966.

Aimable amant de Polymnie, Jouissez de cet âge heureux Des voluptés et du génie; Abandonnez-vous à leurs feux : Ceux de mon âme appesantie Ne sont qu'une cendre amortie, Et je renonce à tous vos jeux. La fleur de la saison passée Par d'autres fleurs est remplacée. Une sultane avec dépit, Dans le vieux sérail délaissée, Voit la jeune entrer dans le lit Dont le grand-seigneur l'a chassée. Lorsque Elie était décrépit,

« PrécédentContinuer »