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Passent de son derrière au cou des plus grands rois.
Quand la troupe écarlate à Rome a fait un choix,
L'élu, fût-il un sot, est dès-lors infaillible.
Dans l'Inde le Veidam, et dans Londres la Bible a,
A l'hôpital des fous ont logé plus d'esprits
Que Grisel b n'a trouvé de dupes à Paris.

Monarque, au nez camus, des fertiles rivages
Peuplés, à ce qu'on dit, de fripons et de sages,
Règne en paix, fais des vers, et goûte de beaux jours;
Tandis que sans argent, sans amis, sans secours,
Le Mogol est errant dans l'Inde ensanglantée,
Que d'orages nouveaux la Perse est agitée,
Qu'une pipe à la main, sur un large sofa
Mollement étendu, le pesant Moustapa
Voit le Russe entasser des victoires nouvelles
Des rives de l'Araxe au bord des Dardanelles,
Et qu'un bacha du Caire à sa place est assis
Sur le trône où les chats régnaient avec Isis.

Nous autres cependant, au bout de l'hémisphère, Nous, des Welches grossiers postérité légère, Livrons-nous en riant, dans le sein des loisirs, A nos frivolités que nous nommons plaisirs; Et puisse, en corrigeant trente ans d'extravagance, Monsieur l'abbé Terray rajuster nos finances d!

ÉPITRE CXVI.

AU ROI DE DANEMARK, CHRISTIAN VII,

SUR LA LIBERTÉ DE LA PRESSE

ACCORDÉE DANS TOUS SES ÉTATS.

Janvier 1771.

Monarque vertueux, quoique né despotique, Crois-tu régner sur moi de ton golfe Baltique? Suis-je un de tes sujets pour me traiter comme eux, Pour consoler ma vie, et pour me rendre heureux ? Peu de rois, comme toi, transgressent les limites Qu'à leur pouvoir sacré la nature a prescrites: L'empereur de la Chine, à qui j'écris souvent, Ne m'a pas jusqu'ici fait un seul compliment. Je suis plus satisfait de l'auguste amazone Qui du gros Moustapha vient d'ébranler le trône; Et Stanislas-le-Sag et Frédérie-le-Grand

Il n'y a point de pays où il y ait eu plus de disputes sur la Bible qu'à Londres, et où les théologiens aient débité plus de rêveries, depuis Prinn jusqu'à Warburton.

b Grisel, fameux dans le métier de directeur.

L'auteur devait dire depuis cinquante-deux ans ; car le système de Law est de cette date. Mais on prétend en France que cinquante-deux ne peut pas entrer dans un vers.

C'est ce que nous attendons avec concupiscence. S'il en vient à bout, il sera couvert de gloire, et nous le chanterons.

(Avec qui j'eus jadis un petit différend),

Font passer quelquefois dans mes humbles retraites Des bontés dont la Suisse embellit ses gazettes

Avec Ganganelli je ne suis pas si bien :

Sur mon voyage en Prusse, il m'a cru peu chrétien. Ce pape s'est trompé, bien qu'il soit infaillible.

Mais sans examiner ce qu'on doit à la Rible, S'il vaut mieux dans ce monde être pape que roi, S'il est encor plus doux d'être obscur comme moi, Des déserts du Jura ma tranquille vieillesse Ose se faire entendre à ta sage jeunesse;

Et libre avec respect, hardi sans être vain,

Je me jette à tes pieds, au nom du genre humain.
Il parle par ma voix, il bénit ta clémence; [pense.
Tu rends ses droits à l'homme, et tu permets qu'on
Sermons, romans, physique, ode, histoire, opéra,
Chacun peut tout écrire, et siffle qui voudra!

Ailleurs on a coupé les ailes à Pégase.
Dans Paris quelquefois un commis à la phrase
Me dit : « A mon bureau venez vous adresser;
Sans l'agrément du roi vous ne pouvez penser.
Pour avoir de l'esprit, allez à la police;
Les filles y vont bien, sans qu'aucune en rougisse :
Leur métier vaut le vôtre, il est cent fois plus doux;
Et le public sensé leur doit bien plus qu'à vous. »
C'est donc ainsi, grand roi, qu'on traite le Parnasse,
Et les suivants honnis de Plutarque et d'Horace!
Bélisaire à Paris ne peut rien publiera,
S'il n'est pas de l'avis de monsieur Ribalier.
Hélas! dans un état l'art de l'imprimerie
Ne fut en aucun temps fatal à la patrie.

Les pointes de Voiture b, et l'orgueil des grands mots
Que prodigua Balzac assez mal à propos,
Les romans de Scarron, n'ont point troublé le monde;
Chapelain ne fit point la guerre de la Fronde.
Chez le Sarmate altier la Discorde en fureur,

Le chapitre quinzième du roman moral de Bélisaire passe en général pour un des meilleurs morceaux de littérature, de philosophie, et de vraie piété, qui aient jamais été écrits dans la langue française. Son succès universel irrita un principal de collége, docteur de Sorbonne, nommé Ribalier, qui, avec un autre régent de collége, nommé Coger, souleva une grande partie de la Sorbonne contre M. Marmontel, auteur de cet ouvrage. Les docteurs cherchèrent pendant six mois entiers des propositions malsonnantes, téméraires, sentant l'hérésie. Il fallut bien qu'ils en trouvassent. On en trouverait dans le Pater noster, en transposant un mot, et en abusant d'un autre.

La faculté fit enfin imprimer sa censure en latin comme en français, et elle commençait par un solécisme. Le public en rit, et bientôt on n'en parla plus.

b Voiture, qui fut frivole, et qui ne chercha que le bel-esprit; Balzac, qui fut toujours ampoulé, et qui ne dit presque jamais rien d'utile, eurent une très grande réputation dans leur temps; Chapelain en eut encore davantage : ils étaient les rois de la littérature. Les querelles dont ils furent l'obje ne servirent qu'à faire naitre eniin le bon goût, et ne causerent d'ailleurs aucun mal.

Ce sera aux yeux de la postérité un événement unique, même en Pologne, qu'une guerre civile si acharnée et si cruelle, sous un roi auquel la faction opposée n'a jamais pu repro

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Un livre est-il mauvais, rien ne peut l'excuser;
Est-il bon, tous les rois ne peuvent l'écraser.
On le supprime à Rome, et dans Londre on l'admire;
Le pape le proscrit, l'Europe le veut lire.
Un certain charlatan, qui s'est mis en crédit,
Prétend qu'à son exemple on n'ait jamais d'esprit.
Tu n'y parviendras pas, apostat d'Hippocrate;
Tu guérirais plutôt les vapeurs de ma rate.
Va, cesse de vexer les vivants et les morts;
Tyran de ma pensée, assassin de mon corps,
Tu peux bien empêcher tes malades de vivre,
Tu peux les tuer tous, mais non pas un bon livre.
Tu les brûles, Jérôme; et de ces condamnés
La flamme, en m'éclairant, noircit ton vilain nez 1.
Mais voilà, me dis-tu, des phrases mal sonrantes,
Sentant son philosophe, au vrai même tendantes.
Eh bien! réfute-les; n'est-ce pas ton métier ?
Ne peux-tu comme moi barbouiller du papier?
Le public à profit met toutes nos querelles;
De nos cailloux frottés il sort des étincelles :
La lumière en peut naître; et nos grands érudits
Ne nous ont éclairés qu'en étant contredits.
Sifflez-moi librement, je vous le rends, mes frères.
Sans le droit d'examen, et sans les adversaires,
Tout languit comme à Rome, où depuis huit cents
Le tranquille esclavage écrasa les talents.

{ans a

Tu ne veux pas, grand roi, dans ta juste indulgence, Que cette liberté dégénère en licence;

Et c'est aussi le vœu de tous les gens sensés :
A conserver les mœurs ils sont intéressés;
D'un écrivain pervers ils font toujours justice.
Tous ces libelles vains dictés par l'Avarice,
Enfants de l'Inipudence, élevés chez Marteau b,

cher la moindre contravention aux lois, le plus léger abus de l'autorité, ni même la moindre action qui pût déplaire dans un particulier. C'est pour la première fois qu'on a vu un roi se borner a plaindre ceux qui se rendaient malheureux euxmêmes en ravageant leur patrie. Il ne leur a donné que l'exemple de la modération.

Il s'agit ici de Van-Swieten, premier médecin de l'impératrice-reine.

a On ne voit pas en effet depuis ce temps un seul livre, écrit à Rome, qui soit un ouvrage de génie, et qui entre dans la bibliotheque dcs nations. Les Dante, les Pétrarque, les Boccace, les Machiavel, les Guichardin, les Boiardo, les Tasse, les Arioste, ne furent point Romains.

b Célèbre imprimeur de sottises. Tous les libelles contre Louis XIV étaient imprimés à Cologne chez Pierre Marteau.

Y trouvent en naissant un éternel tombeau.

Que dans l'Europe entière on me montre un libelle Qui ne soit pas couvert d'une honte éternelle, Ou qu'un oubli profond ne retienne englouti Dans le fond du bourbier dont il était sorti.

[pée.

On punit quelquefois et la plume et la langue, D'un ligueur turbulent la dévote harangue, [mons, D'un Guignard, d'un Bourgoin a, les horribles serAu nom de Jésus-Christ prêchés par des démons. Mais quoi! si quelque main dans le sang s'est tremVous est-il défendu de porter une épée ? En coupables propos si l'on peut s'exhaler, Doit-on faire une loi de ne jamais parler? Un cuistre en son taudis compose une satire, En ai-je moins le droit de penser et d'écrire? Qu'on punisse l'abus; mais l'usage est permis De l'auguste raison les sombres ennemis Se plaignent quelquefois de l'inventeur utile Qui fondit en métal un alphabet mobile, L'arrangea sous la presse, et sut multiplier Tout ce que notre esprit peut transmettre au papier. << Cet art, disait Boyer, a troublé des familles; Il a trop raffiné les garçons et les filles. >> Je le veux; mais aussi quels biens n'a-t-il pas faits? Tout peuple, excepté Rome, a senti ses bienfaits. Avant qu'un Allemand trouvât l'imprimerie, Dans quel cloaque affreux barbotait ma patrie! Quel opprobre, grand Dieu! quand un peuple indigent Courait à Rome, à pied, porter son peu d'argent, Et revenait, content de la sainte Madone, Chantant sa litanie, et demandant l'aumône! Du temple au lit d'hymen un jeune époux conduit e Payait au sacristain pour sa première nuit. Un testateurd, mourant sans léguer à saint Pierre, Ne pouvait obtenir l'honneur du cimetière. Enfin tout un royaume, interdit et damné,

a C'étaient des écrivains, des prédicateurs de la Ligue. Gui gnard était un jésuite qui fut pendu, et Bourgoin un jacobin qui fut roué. Il est vrai qu'ils étaient des fanatiques imbéciles; mais avec leur imbécillité ils mettaient le couteau dans les mains des parricides.

b Boyer, theatin, évêque de Mirepoix, disait toujours que l'imprimerie avait fait un mal effroyable, et que depuis qu'il y avait des livres, les filles savaient plus de sottises à dix ans qu'elles n'en avaient su auparavant à vingt.

• Jusqu'au seizième siècle il n'était pas permis, chez les catholiques, à un nouveau marié de coucher avec sa femme sans avoir fait bénir le lit nuptial, et cette bénédiction était taxée.

d Quiconque ne fesait pas un legs à l'Église par son testament, était déclaré déconfez; on lui refusait la sépulture; et, par accommodement, l'official, ou le curé, ou le prieur le plus voisin, faisait un testament au nom du mort, et léguait pour lui à l'Église en conscience ce que le testateur aurait du raisonnablement donner.

• Le commun des lecteurs ignore la manière dont on interdi. sait un royaume. On croit que celui qui se disait le père commun des chrétiens se bornait à priver une nation de toutes les fonctions du christianisme, afin qu'elle méritát sa grâce en se révoltant contre le souverain; mais on observait dans cette sentence des cérémonies qui doivent passer à la postérité D'abord on défendait à tout lalque d'entendre la messe; et or

Au premier occupant restait abandonnné,
Quand, du pape et de Dieu s'attirant la colère,
Le roi, sans payer Rome, épousait sa commère.

Rois! qui brisa les fers dont vous étiez chargés?
Qui put vous affranchir de vos vieux préjugés?
Quelle main, favorable à vos grandeurs suprêmes,
A du triple bandeau vengé cent diadèmes?
Qui, du fond de son puits tirant la Vérité,
A su donner une âme au public hébété?
Les livres ont tout fait; et quoi qu'on puisse dire,
Rois, vous n'avez régné que lorsqu'on a su lire :
Soyez reconnaissants, aimez les bons auteurs :
Il ne faut pas du moins vexer vos bienfaiteurs. [nent,
Et comptez-vous pour rien les plaisirs qu'ils vous don-
Plaisirs purs que jamais les remords n'empoisonnent?
Les pleurs de Melpomène et les ris de sa sœur
N'ont-ils jamais guéri votre mauvaise humeur ?
Souvent un roi s'ennuie; il se fait lire à table
De Charle ou de Louis l'histoire véritable.
Si l'auteur fut gêné par un censeur bigot,
Ne décidez-vous pas que l'auteur est un sot?
Il faut qu'il soit à l'aise; il faut que l'aigle altière
Des airs à son plaisir franchisse la carrière.
Je ne plains point un bœuf au joug accoutumé;
C'est pour baisser son cou que le ciel l'a formé.
Au cheval qui vous porte un mors est nécessaire;
Un moine est de ses fers esclave volontaire.
Mais au mortel qui pense on doit la liberté.
Des neuf savantes Sœurs le Parnasse habité
Serait-il un couvent sous une mère abbesse,
Qu'un évêque bénit, et qu'un Grisel confesse?
On ne leur dit jamais : « Gardez vous bien, ma sœur,
De vous mettre à penser sans votre directeur;
Et quand vous écrirez sur l'almanach de Liége,
Ne parlez des saisons qu'avec un privilége. »
Que dirait Uranie à ces plaisants propos?
Le Parnasse ne veut ni tyrans ni bigots:
C'est une république éternelle et suprême,
Qui n'admet d'autre loi que la loi de Thélême ;
Elle est plus libre encor que le vaillant Bernois,
Le noble de Venise, et l'esprit genevois;
Du bout du monde à l'autre elle étend son empire;
Parmi ses citoyens chacun voudrait s'inscrire.
Chez nos Sœurs, ô grand roi! le droit d'égalité,
Ridicule à la cour, est toujours respecté.
Mais leur gouvernement, à tant d'autres contraire,

:

ÉPITRE CXVII.

A M. DALEMBERT.

1771.

D

Esprit juste et profond, parfait ami, vrai sage, Dalembert, que dis-tu de mon dernier ouvrage? Le roi danois et toi, mes juges souverains, Vous donnez carte blanche à tous les écrivains. Le privilége est beau; mais que faut-il écrire? Me permettriez-vous queiques grains de satire? Virgile a-t-il bien fait de pincer Mævius? Horace a-t-il raison contre Nomentanus? Oui, si ces deux Latins, montés sur le Parnasse, S'égayaient aux dépens de Virgile et d'Horace, La défense est de droit; et d'un coup d'aiguillon L'abeille en tous les temps repoussa le frelon. La guerre est au Parnasse, au conseil, en Sorbonre: Allons, défendons-nous, mais n'attaquons personne. « Vous m'avez endormi, » disait ce bon Trublet 2; Je réveillai mon homme à grands coups de sifflet. Je fis bien chacun rit, et j'en ris même encore. La critique a du bon; je l'aime et je l'honore. Le parterre éclairé juge les combattants, Et la saine raison triomphe avec le temps. Lorsque dans son grenier certain Larcher réclame La loi qui prostitue et sa filie et sa femme, Qu'il veut dans Notre-Dame établir son sérail, On lui dit qu'à Paris plus d'un gentil bercail Est ouvert aux travaux d'un savant antiquaire, Mais que jamais la loi n'ordonna l'adultère. Alors on examine; et le public instruit Se moque de Larcher, qui jure en son réduit. L'abbé François c écrit; le Léthé sur ses rives Reçoit avec plaisir ses feuilles fugitives. Tancrède en vers croisés fait-il bâiller Paris ? On m'ennuie à mon tour des plus pesants écrits; A Danchet, à Brunet, le Pont-Neuf me compare;

с

a Voyez la pièce intitulée le Pauvre Diable.

b Larcher, répétiteur au collège Mazarin. Il soutint opiniâ. trément que dans la grande ville de Babylone toutes les fem mes et les filles de la cour étaient obligées par la loi de se prostituer une fois dans leur vie au premier venu, pour de l'argent; et cela dans le temple de Vénus, quoique Vénus fût inconnue à Babylone. Il trouvait fort mauvais qu'on ne crût pas à cette impertinence, puisque Hérodote l'avait dite

Ressemble encore au tien, puisqu'à tous il sait plaire. expressément. Le même Larcher disputa fortement sur le

n'en célébrait plus au maitre-autel. On déclarait l'air impur; on était tous les corps saints de leurs châsses, et on les étendait par terre dans l'église, couverts d'un voile : on dépendait les cloches et on les enterrait dans des caveaux. Quiconque mourait dans le temps de l'interdit était jeté1 à la voirie. Il était défendu de manger de la chair, de se raser, de se saluer : enfin le royaume appartenait de droit au premier occupant; mais le pape prenait le soin d'annoncer ce droit par une bulle particulière, dans laquelle il désignait le prince qu'il gratifiait de la couronne vacante.

Abbaye de la fondation de Rabelais (Gargant., liv. 1, hap. Lvn). On avait gravé sur la porte: Fay ce que vouidras.

grand serpent Ophionée, sur le bouc de Mendès qui couchait avec ies dames hébraïques : il traita notre auteur de vilain athée pour avoir dit que la Providence envoie la peste et la famine sur la terre. Il y a encore dans la poussière des colléges de ces cuistres qui semblent être du quinzième siècle. Notre auteur ne fit que se moquer de ce Larcher, et il fut secondé de tout Paris, à qui il le fit connaitre.

Il y a en effet un abbé nommé François, des ouvrages duquel le fleuve Léthé s'est chargé entièrement. C'est un pauvre imbécile qui a fait un livre en deux volumes contre les philosophes, livre que personne ne connait ni ne connaitra.

d

Danchet est un de ces poëtes médiocres qu'on ne connaît plus; il a fait quelques tragédies et quelques opéra. Pour Bru

On préfère à mes vers Crébillon le barbare ". Cette longue dispute échauffe les esprits.

net, nous ne savons qui c'est, à moins que ce ne soii un nomme M. Le Brun, qui avait fait autrefois une ode pour engager notre auteur à prendre chez lui mademoiselle Corneille. Quelqu'un lui dit méchamment qu'on avait voulu recevoir inademoiselle Corneille, mais point son ode, qui ne valait rien. Alors M. Le Brun écrivit contre le même homme auquel il venait de donner tant de louanges. Cela est dans l'ordre; mais il parait dans l'ordre aussi qu'on se moque de lui.

a Nous ne savons si par barbare on entend ici la barbarie d'Atrée, ou la barbarie du style, qu'on a reprochée à Crébillon, c'est peut-être l'un et l'autre. Mais ce n'est pas parce que Atrée est trop cruel qu'on ne joue point cette pièce et qu'elle passe pour mauvaise chez tous les gens de goût; car dans Rodogune, Cléopátre est plus cruelle encore, et cette atrocité même semblerait devoir être plus révoltante dans une femme que dans un homme; cependant cette fin de la tragédie de Rodogune est un chef-d'œuvre du théâtre, et réussira toujours.

Nous trouvons dans le Mercure de novembre 1770, page 83, les réflexions les plus judicieuses qu'on ait encore faites sur Atrée; les voici :

«En général, les vengeances, pour être intéressantes au >> théâtre, doivent être promptes, subites, violentes; it faut >> toujours frapper de grands coups sur la scène : les horreurs >> longues et détaillées ne sont que rebutantes. M. de Crébillon, » malgré ce précepte, a risqué la coupe d'Atrée mais elle n'a >> pu réussir, à beaucoup près. Quelques esprits faux, quel»>ques jeunes têtes qui n'ont pas réfléchi croient que les atro» cités sont le plus grand effort de l'esprit humain, et que > l'horreur est ce qu'il y a de plus tragique. Elles se trompent beaucoup c'est tout ce qu'il y a de plus facile à trouver. »Nous avons des romans inconnus et fort au-dessous du mé» diocre, ou l'on a rassemblé assez d'horreurs pour faire cin» quante tragédies détestables. >>

Il y a bien d'autres raisons qui font voir qu'Atrée est une fort mauvaise pièce.

1° C'est qu'elle est extrêmement mal écrite. D'abord « Atrée >> voit enfin renaître l'espoir et la douceur de se venger d'un >> traitre. Les vents qu'un dieu contraire enchaînait loin de lui, semblent exciter son courroux avec les flots; le calme, si » long-temps fatal à sa vengeance, n'est plus d'intelligence » avec ses ennemis; le soldat ne craint plus qu'un indigne >> repos avilisse l'honneur de ses derniers travaux. »

Aussitôt après Atrée commande que la flotte d'Atrée se prépare à voguer loin de l'ile d'Eubée; il ordonne qu'on porte à tous ses chefs ses ordres absolus; et il dit que ce jour tant souhaité ranime dans son cœur l'espoir et la fierté.

Cet énorme galimatias, cet assemblage de paroles vagues, oiseuses, incohérentes, qui ne disent rien, qui n'apprennent ni où l'on est, ni l'acteur qui parle, ni de qui on parle, sont insupportables à quiconque a la plus légère connaissance du théâtre et de la langue.

Les maximes qu'Atrée débite, dès cette première scène, sont d'une extravagance qui va jusqu'au ridicule. Atrée dit:

Je voudrais me venger, fût-ce même des dieux; Du plus puissant de tous j'ai reçu la naissance; Je le sens au plaisir que me fait la vengeance. Cette plaisanterie monstrueuse n'est-elle pas bien placée ! La Fontaine a dit en riant:

... Je sais que la vengeance

Est un morceau de roi, car vous vivez en dieux.

Mals mettre une telle raillerie sérieusement dans une tragé die, cela est bien déplacé; et exprimer de tels sentiments sans avoir d't encore de quoi il veut se venger, cela est contre les principes du théâtre et du sens commun.

2° Il y a bien plus, c'est que cette fureur de vengeance, au Dout de vingt ans, est nécessairement de la plus grande froideur, et ne peut intéresser personne.

3o Un homme qui jure à la première scène qu'il se vengera,

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et qui exécute son projet à la dernière sans aucun obstacle, ne peut jamais faire aucun effet. Il n'y a ni intrigue ni péripétie, rien qui vous tienne en suspens, rien qui vous surprenne, rien qui vous émeuve; ce n'est qu'une atrocité longue et plate.

4° La pièce pèche encore par un défaut plus grand, s'il est possible; c'est un amour insipide et inutile entre un fils d'Atrée, nommé Plistène, et Théodamie, tille de Thieste; amour postiche qui ne sert qu'à remplir le vide de la pièce.

5o Le style est digne de cette conduite : ce sont des répetitions continuelles du plaisir de la vengeance:

Un ennemi ne peut pardonner une offense;
Il faut un terme au crime, et non à la vengeance.
Rien ne peut arrêter mes transports furieux.
Tout est prêt, et déjà dans mon cœur furieux
Je goûte le plaisir le plus parfait des dieux;
Je vais être vengé, Thieste; quelle joie!

La plupart des vers sont obscurs et ne sont pas français
Ah! si je vous suis cher, que mon respect extrême
M'acquitte bien, seigneur, de mon bonheur suprême!
Mon amitié pour vous, par vos maux consacrée,
A semblé redoubler par les rigueurs d'Atrée
Et bravant, sans respect, et les dieux et son père,
Son cœur pour eux et lui n'a qu'une foi légère :
Mais dut tomber sur moi le plus affreux courroux,
Je ne saurais trahir ce que je sens pour vous.
Que pour mieux m'obliger à lui percer le flanc,
De sa fille, au refus, il doit verser le sang;
Et je vais, s'il le faut, aux dépens de ma foi,
Prouver à vos beaux yeux ce qu'ils peuvent sur moi.
D'une indigne frayeur je vois ton âme atteinte,
Thieste; chasse-s-en les soupçons et la crainte.

Une pièce écrite ainsi d'un bout à l'autre pourrait-elle réussir? Pour comble d'impertinence, la pièce finit par ce vers abominable:

Et je jouis enfin du fruit de mes forfaits.

Un tel vers est d'u. scélérat ivre. Et remarquez qu'Atrée a ci-devant regardé la vengeance comme une vertu, dans un autre vers non moins extravagant :

Il faut un terme au crime, et non à la vengeance.

Nous avouons que la Sémiramis du même auteur, son Xerrés, son Catilina, son Triumvirat, sont des pièces encore plus mauvaises, et que tout cela pouvait bien lui mériter le nom de barbare; mais nous ne convenous pas que son Électre, et surtout son Rhadamiste, méritent le mépris profond que Boileau avait pour ces deux tragédies. Le public a décidé qu'il y a de très-belles choses, particulièrement dans Rhadamiste; et quand le public a décidé constamment pendant soixante ans, il ne faut pas en appeler. Si les défauts subsistent, les beautés l'emportent. Boileau fut trop rebuté des défauts. Rhudamiste sera toujours joué avec un grand succès; at même on verra Électre avec plaisir, malgré l'amour qui défigure cette pièce. Ily a dars ces deux ouvrages un fond de tragique qui attache le spectateur.

L'abbé de Chaulieu disait que la pièce de Rhadamiste aurait été très claire, n'eût été l'exposition. Mais, quoique le premier acte soit un peu obscur, il me semble qu'il y a dans les autres de très grandes beautés.

a Les Philippiques de La Grange et les couplets de Rousseau passèrent assez long-temps pour être écrits avec force et en

Que Mégère en courroux tira de son cerveau.
Pour gagner vingt écus, ce fou de La Beaumelle a

thousiasme : mais les esprits bien faits et les gens de bon goût s'y sont jamais laissé tromper. En effet, ôtez les injures, reste rien. Le succès ne fut dù qu'à la malignité humaine. Mais quel succès qui conduisit La Grange en prison, et le portrait de Rousseau à la Grève!

Le Grange était le plus coupable des deux, sans contredit; mais le duc d'Orléans régent eut encore plus de clémence que La Grange n'avait eu de folie.

• On ne peut mieux connaître cet homme que par la lettre que nous allons copier. N'ayant ni le génie de La Grange ni de Rousseau, il s'est rendu aussi criminel qu'eux, mais infiniment plus méprisable. Il est né dans un village des Cévennes, auprès de Castres. Il a passé quelques années à Genève, et a été répétiteur des enfants de M. de Budé de Boisy. Il y fut proposant pour être ministre, en 1745. Voici la lettre qui le fera connaitre :

LETTRE A M. DE LA CONDAMINE,

DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE et de l'académie dES SCIENCES, etc. A Ferney, 8 mars 1771.

MONSIEUR,

Monsieur l'envoyé de Parme m'a fait parvenir votre lettre. J'ai l'honneur d'être votre confrère dans plus d'une académie : je suis votre ami depuis plus de quarante ans. Vous me parlez avec candeur, je vais vous répondre de même.

Le sieur de La Beaumelle, en 1752, vendit, à Francfort, au libraire Eslinger, pour dix-sept louis, Le siècle de Louis XIV, que j'avais composé (autant qu'il avait été en moi) à l'honneur de la France et de ce monarque.

Il plut à cet écrivain de tourner cet éloge véridique en libelle diffamatoire. Il le chargea de notes, dans lesquelles il dit qu'il soupyonne Louis XIV d'avoir fait empoisonner le marquis de Louvois, son ministre, dont il était excedé; et qu'en effet ce ministre craignait que le roi ne l'empoisonnát. (Teme III, pages 269 et 271.)

Que Louis XIV ayant promis à madame de Maintenon de la déclarer reine, madame la duchesse de Bourgogne irritée engagea le prince son époux, père de Louis XV, à ne point secourir Lille, assiégée alors par le prince Eugène, et à trahir son roi, son aïeul, et sa patrie.

Il ajoute que l'armée des assiégeants jetait dans Lille des billets dans lesquels il était écrit : « Rassurez-vous, Français! » la Maintenon ne sera pas reine, nous ne lèverons pas le » siége. »

La Beaumelle rapporte la même anecdote dans les Mémoires qu'il a fait imprimer sous le nom de madame de Maintenon. (Tome Iv, page 109.)

Qu'on trouva l'acte de célébration du mariage de Louis XIV avec madame de Maintenon dans de vieilles culottes de l'archevêque de Paris; mais qu'un « tel mariage n'est pas ex»traordinaire, attendu que Cleopátre déjà vieille enchaîna * Auguste.» (Tome in, page 75.)

Que le duc de Bourbon étant premier ministre, fit assassiner Vergier, ancien commissaire de marine, par un officier auquel ii donna la croix de Saint-Louis pour récompensc. (Tome ш du Siècle, page 323.)

Que le grand père de l'empereur, aujourd'hui régnant, avait, ainsi que sa maison, des empoisonneurs a gages. (Tome II, page 345.)

Les calomnies absurdes contre le duc d'Orléans, régent du royaume, sont encore plus exécrables; on ne veut pas en souiller le papier. Les enfants de la Voisin, de Cartouche et de Damiens, n'auraient jamais osé écrire ainsi, s'ils avaient su écrire. L'ignorance de ce malheureux égalait sa détestable impudence.

Cette ignorance est poussée jusqu'à dire que la loi qui veut que le premier prince du sang hérite de la couronne, au défaut d'un fils du roi, n'exista jamais.

Il assure hardiment que le jour que le duc d'Orléans se fit

Insulte de Louis la mémoire immortelle.

Il croit déshonorer, dans ses obscurs écrits,
Princes, ducs, maréchaux, qui n'en ont rien appris.
Contre le vil croquant tout honnête homme éclate,
Avant que sur sa joue ou sur son omoplate
Des rois et des héros les grands noms soient vengés
Par l'empreinte des lis qu'il a tant outragés.
Ces serpents odieux de la littérature,
Abreuvés de poisons et rampant dans l'ordure,
Sont toujours écrasés sous les pieds des passants.
Vive le cygne heureux qui, par ses doux accents,

reconnaitre à la cour des pairs régent du royaume, le parlement suivit constamment l'instabilité de ses pensées; que le premier président des Maisons était prêt à former un parti pour le duc du Maire, quoiqu'il n'y ait jamais eu de premier président de ce nom.

Toutes ces inepties, écrites du style d'un laquais qui veut faire le bel-esprit et l'homme important, furent reçues comme elles le méritaient : on n'y prit pas garde : mais on rechercha le malheureux qui pour un peu d'argent avait tant vomi de calomr.ies atroces contre toute la famille royale, contre les ministres, les généraux, et les plus honnêtes gens du royaume. Le gouvernement fut assez indulgent pour se contenter de le faire enfermer dans un cachot, le 24 avril 1753. Vous m'ap prenez dans votre lettre qu'il fut enfermé deux fois; c'est ce que j'ignorais.

Après avoir publié ces horreurs, il se signala par un autre libelle intitulé Mes pensées, dans lequel il insulta nommément MM. d'Erlach, de Watteville, de Diesbach, de Sinner, et d'autres membres du conseil souverain de Berne, qu'il n'avait jamais vus. Il voulut ensuite en faire une nouvelle édition; M. le comte d'Erlach en écrivit en France, où La Beaumelle était pour lors; on l'exila dans le pays des Cévennes, dont il est natif. Je ne vous parle, monsieur, que papiers sur table et preuves en main.

Il avait outragé la maison de Saxe dans le même libelle (page 108), et s'était enfui de Gotha avec une femme de chambre qui venait de voler sa maitresse.

Lorsqu'il fut en France, il demanda un certificat de madame la duchesse de Gotha. Cette princesse lui fit expédier celuici:

« On se rappelle très bien que vous partites d'ici avec la » gouvernante des enfants d'une dame de Gotha, qui s'éclipsa >> furtivement avec vous, après avoir volé sa maitresse; ce » dont tout le public est pleinement instruit ici. Mais nous >> ne disons pas que vous ayez part à ce vol. A Gotha, 24 juil» let 1767. Signé ROUSSEAU, conseiller aulique de son altess? >> sérénissime. »

Son altesse eut la bonté de m'envoyer la copie de cette attestation, et m'écrivit ensuite ces propres mots, le 15 auguste 1767 : « Que vous êtes aimable d'entrer si bien dans mes vues >> au sujet de ce misérable La Beaumelle! Croyez-moi, nous >> ne pouvons rien faire de plus sage que de l'abandonner lui >> et son aventurière, etc. » Je garde les originaux de ces lettres écrites de la main de madame la duchesse de Gotha. Je pourrais alléguer des hoses beaucoup plus graves; mais comme elles pourraient être trop funestes à cet homme, je m'arrête par pitié.

Voilà une petite partie du procès bien constatée. Je vous e fais juge, monsieur, et je m'en rapporte à votre équité.

Dans ce cloaque d'infamies, sur lequel j'ai été forcé de jeter les yeux un moment, j'ai été bien consolé par votre souvenir. Je vous souhaite du fond de mon cœur une vieillesse plus heureuse que la mienne, sous laquelle je succombe dans des souffrances continuelles.

J'ai l'honneur d'être, etc.

Nous n'ajcuterons rien à une lettre aussi authentique et aussi décisive. Nous nous contenterons de féliciter notre auteur philosophe d'avoir pour ennemis de tels miserables.

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