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HARPAGON.

Oui.

CLEANTE.

Point du tout.

HARPAGON.

Tu ne t'es pas départi d'y prétendre?

CLEANTE.

Au contraire, j'y suis porté plus que jamais.

HARPAGON.

Quoi! pendard, derechef?

CLEANTE.

Rien ne me peut changer.

HARPAGON.

Laisse-moi faire, traître.

CLEANTE.

Faites tout ce qu'il vous plaira.

HARPAGON.

Je te défends de me jamais voir.

CLEANTE.

A la bonne heure.

HARPAGON.

Je t'abandonne.

CLEANTE.

Abandonnez.

HARPAGON.

Je te renonce pour mon fils.

CLEANTE.

Soit.

HARPAGON.

Je te déshérite.

CLEANTE.

Tout ce que vous voudrez.

HARPAGON.

Et je te donne ma malédiction.

CLEANTE.

Je n'ai que faire de vos dons.1

SCÈNE VI.

CLEANTE, LA FLÈCHE.

LA FLÈCHE, sortant du jardin avec une cassette. Ah! monsieur, que je vous trouve à propos! Suivezmoi vite.

Qu'y a-t-il ?

CLEANTE.

LA FLÈCHE.

Suivez-moi, vous dis-je : nous sommes bien.

1. On a vu, dans la Notice préliminaire, que cette réponse de Cléante a excité l'indignation de J.-J. Rousseau, et lui a donné lieu d'adresser à Molière le reproche le plus sérieux, celui d'avoir favorisé les mauvaises mœurs, et autorisé le mépris des sentiments naturels, en faisant porter l'intérêt sur le fils qui manque de respect envers son père. Nous avons donné la réplique de M. Saint-Marc Girardin à cette grave imputation. Voici les réflexions de deux autres critiques :

« Si Cléante, à qui son père donne sa malédiction, sort en disant : « Je « n'ai que faire de vos dons, » a-t-on pu se méprendre à l'intention du poëte! Il eût pu sans doute représenter ce fils toujours respectueux envers un père barbare; il eût édifié davantage en associant un tyran et une victime; mais la vérité, mais la force de la leçon que le poëte veut donner aux pères avares, que devenoient-elles? L'Harpagon placé au parterre eût pu dire à son fils : « Vois le respect de ce jeune homme : quel « exemple pour toi! voilà comme il faut être! » Molière manquoit son objet, et, pour donner mal à propos une fade leçon, peignoit à faux la nature. Si le fils est blåmable, comme il l'est en effet, croit-on que son emportement soit d'un exemple bien pernicieux? et fera-t-on cet outrage à l'humanité, de penser que le vice n'ait besoin que de se montrer pour entrainer tous les cœurs? Ce sont donc les résultats qui constituent la bonté des mœurs théâtrales; et une pièce peut présenter des mœurs odieuses, et cependant être d'un excellent moraliste. » (CHAMFORT.)

« On s'est beaucoup récrié sur l'immoralité de la scène de l'Avare dans

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Le trésor de votre père, que j'ai attrapé.

Comment as-tu fait?

CLEANTE.

LA FLÈCHE.

Vous saurez tout. Sauvons-nous, je l'entends crier.

L'édition de 1669 et celle de 1675 disent gagné; l'édition de 1670, guette; l'édition de 1682, guigné. Il ne faut voir dans les textes de 1669 et de 1675 qu'une faute typographique qui donne raison à l'édition de 1682.

laquelle Harpagon maudit son fils. C'est bien à tort. Harpagon est un avare qui aime beaucoup plus son or que son fils. Cléante est un enfant mal élevé, qui dresse contre les trésors de son père toutes les batteries que peut imaginer la ruse. Ils se jouent l'un l'autre avec une rare insolence, et se rendent mutuellement la monnaie de leurs pièces. De là les scènes les plus vives, les rencontres les plus scandaleuses. Un beau jour Harpagon indigné s'écrie: « Je te donne ma malédiction. » Cléante réplique aussitôt : « Je n'ai que « faire de vos dons. » Sur quoi tous les Aristarques de la morale de pousser de grands cris et d'accuser Molière d'avoir joué la paternité. Non, Molière joue le monde tel qu'il est; or dans le monde il n'est pas rare que des enfants indignes soient le châtiment d'un père avili. Molière ne prend parti ni pour Harpagon, ni pour Cléante; il ne nous fait aimer ni l'un ni l'autre ; il se borne à dessiner un tableau, qui n'est pas un tableau de fantaisie, mais une peinture d'une vérité et d'une réalité saisissantes. L'impudence de Cléante est la conséquence de la désorganisation profonde et irréparable où l'avilissement du père a jeté toute la famille; et la moralité de l'œuvre résulte du fait que l'avarice nous y est présentée avec tout le hideux cortége des fléaux qu'elle traîne après elle. » (E. RAMBERT.)

SCÈNE VII.

HARPAGON. Il crie au voleur dès le jardin, et vient sans chapeau.

Au voleur! au voleur! à l'assassin! au meurtrier! Justice, juste ciel! je suis perdu, je suis assassiné! on m'a coupé la gorge on m'a dérobé mon argent. Qui peut-ce être? Qu'est-il devenu? Où est-il? Où se cache-t-il? Que ferai-je pour le trouver? Où courir? Où ne pas courir? N'est-il point là? N'est-il point ici? Qui est-ce? Arrête. (Il se prend lui-même par le bras.) Rends-moi mon argent, coquin! Ah! c'est moi! Mon esprit est troublé, et j'ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais. Hélas! mon pauvre argent! mon pauvre argent! mon cher ami! on m'a privé de toi; et, puisque tu m'es enlevé, j'ai perdu mon support, ma consolation, ma joie : tout est fini pour moi, et je n'ai plus que faire au monde. Sans toi, il m'est impossible de vivre. C'en est fait; je n'en puis plus; je me meurs; je suis mort; je suis enterré. N'y a-t-il personne qui veuille me ressusciter, en me rendant mon cher argent, ou en m'apprenant qui l'a pris? Euh? que dites-vous? Ce n'est personne. Il faut, qui que ce soit qui ait fait le coup, qu'avec beaucoup de soin on ait épié l'heure; et l'on a choisi justement le temps que je parlois à mon traître de fils. Sortons. Je veux aller querir la justice, et faire donner la question à toute ma maison; à servantes, à valets, à fils et à fille, et à moi aussi. Que de gens assemblés! Je ne jette mes regards sur personne qui ne me donne des soupçons, et tout me semble mon voleur. Hé! de quoi est-ce qu'on parle là? de celui qui m'a dérobé? Quel bruit fait-on là-haut? Est-ce mon voleur qui y est? De grâce, si

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l'on sait des nouvelles de mon voleur, je supplie que l'on m'en dise. N'est-il point caché là parmi vous? Ils me regardent tous, et se mettent à rire. Vous verrez qu'ils ont part, sans doute, au vol que l'on m'a fait. Allons vite, des commissaires, des archers, des prévôts, des juges, des gênes, des potences et des bourreaux. Je veux faire pendre tout le monde; et, si je ne retrouve mon argent, je me pendrai moi-même après.1

1. Voici le monologue original de Plaute :

EUCLIO.

Perii! interii! obcidi! quo curram? quo non non curram?

Tene, tene! quem? quis? Nescio, nihil video, cæcus eo; atque
Equidem quo eam, aut ubi sim, aut qui sim, nequeo cum animo
Certum investigare. Obsecro vos ego, mihi auxilio,

Oro, obtestor, sitis, et hominem demonstretis, qui eam abstulerit,
Qui vestitu et creta obcultant sese, atque sedent quasi sint frugi.
Quid ais tu? tibi credere certum 'st: nam esse bonum e voltu congnosco.
Quid est? quid ridetis? gnovi omneis, scio fures esse heic conplureis.
Hem, nemo habet horum? obcidisti: dic igitur, quis habet? Nescis!
Heu me miserum, miserum! perii! male perditus, pessume ornatus eo.
Tantum gemiti et malæ mæstitiæ hic dies mihi obtulit,

Famem et pauperiem: perditissumus ego sum omnium in terra.

Nam quid mihi opu 'st vita, qui tantum auri perdidi,

Quod custodivi sedulo? Egomet me defrudavi,

Animumque meum, geniumque meum; nunc eo alii lætificantur,
Meo malo et damno: pati nequeo.

« EUCLION. Je suis mort! je suis égorgé! je suis assassiné! Où irai-je? où n'irai-je pas? Arrêtez! arrêtez! qui? je ne sais, je ne vois rien; je marche en aveugle; je ne saurois dire où je vais, ni où je suis, ni qui je suis. Secourez-moi, je vous en prie, je vous en conjure, découvrez-moi celui qui me l'a dérobée, vous autres cachés sous vos robes blanchies et assis là comme des honnêtes gens. Que dis-tu, toi? on peut se fier à toi; et ta figure annonce un homme de bien. Qu'est-ce? pourquoi riez-vous? Je vous connois tous, je sais qu'il y a ici beaucoup de voleurs. Eh bien! dis; personne d'entre eux ne l'a prise? Tu me donnes le coup de la mort. Dis-moi donc qui est-ce qui l'a. Tu l'ignores! Malheureux, malheureux que je suis! me voilà ruiné, perdu sans ressource! Suis-je assez à plaindre! Fatale journée, que tu me causes de maux et de chagrin! La pauvreté, la faim, voilà maintenant mon partage. Non, il n'est point sur la terre d'homme plus misérable que moi! Puisque j'ai perdu mon cher trésor, ce trésor que je gardois avec tant de soin, qu'ai-je besoin de la vie? Pour lui je me dérobois le nécessaire, je me refusois toute satisfaction, tout plaisir. A présent, d'autres se réjouissent du malheur qui me tue. Ah! c'est une idée que je ne puis supporter. »>

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