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quelque chose de plus séduisant pour les contemporains. Un idiome plus riche, une harmonie plus brillante, une abondance inépuisable, une vogue incontestée dans les cours les plus élégantes, auprès des plus nobles seigneurs, tout devait exciter l'admiration des poëtes du nord et provoquer leur imitation. Aussi l'imitation eut-elle lieu les chants harmonieux de la Provence trouvèrent au nord de la Loire un écho affaibli et plus sourd :

Au revenir que je fis de Provence,

:

S'émut mon cœur, un petit, de chanter;
Quand j'approchais de la terre de France,

Où celle maint (où demeure celle) que ne puis oublier.

C'est à Thibaut IV qu'appartiennent ces jolis vers; c'est lui surtout qui naturalisa dans le nord les gracieuses compositions des troubadours. Petit-fils d'un roi de Navarre, fils et successeur d'un comte de Champagne, élevé au midi, passant sa vie parmi les hommes du nord, il devint la transition aimable de l'une à l'autre poésie: il imita les troubadours, mais en relevant leurs chansons par quelque peu du sel de nos trouvères. Comme ses maîtres, il chante les beaux yeux de sa dame et les blessures qu'ils ont faites à son cœur; il se demande quand il les reverra, ennemis qui l'ont si fort grevé. Puis il ajoute trop ingénieusement, que jamais homme ne fut au monde qui aimát tant ses ennemis. Tantôt il prend à partie l'amour lui-même, il le gourmande et se plaint de ce qu'il lui a emblé son cœur ; tantôt il chante pour se conforter. Il avoue alors que

Les douces doulors
Et les maux plaisants
Qui viennent d'amors

Sont dols et cuisants.

ses

Il s'emporte contre sa dame avec une subtilité digne des romans dont parle Boileau, où jusqu'à je vous hais, tout se dit tendrement:

Amour ainsi a torné mon affaire

Qu'aimer ne l'ose et ne m'en peux retraire;

4. Né en 1204, mort en 1253. - Éditions: Lévêque de La Ravallière, 1742, 2 vol. in-12; Roquefort et Fr. Michel, 1829, in-8.

Ainsi le veut amour, ne sait comment,

Qu'un peu la hais trop amoureusement.

Enfin il a recours aux grands moyens des poëtes provençaux : il veut mourir, et cela bien sérieusement; car il imitera le rossignol et périra à force d'aimer et de chanter :

Mourir me faut, amoureux en chantant.

En chantant veux ma douleur découvrir
Quand j'ai perdu ce que plus désiroie.
Las! je ne sais que puisse devenir;
Et ma mort est ce dont j'espère joie.
Il me faudra à tel doulor languir,
Quand je ne puis ni véoir ni ouir

Le bel objet à qui je m'attendoie (m'attachais).

Au milieu de bien des fadeurs il y a déjà dans cette poésie du bel esprit, et par conséquent de l'esprit; il y a quelquefois aussi de la vérité, comme dans la passion de l'auteur. Il est aujourd'hui certain que Thibaut fut amoureux de la reine Blanche, mère de saint Louis'. Cette circonstance jette de l'intérêt sur quelques détails de ses chansons, en rendant ses allusions plus transparentes :

Celle que j'aime est de tel seignorie

Que sa beauté me fit outrequider;
Quand je la vois je ne sais que je die,

Si suis surpris que ne l'ose prier.

Dans la strophe suivante, Thibaut nous peint d'une manière amusante la gaucherie et l'embarras de ses propres aveux.

Il est d'aucuns qui me veulent blâmer
Quand je ne dis à qui je suis ami,
Mais nul déjà ne saura mon penser,
Nul qui soit né, hors vous à qui le dis
Couardement, à pavour, à doutance :
Vous pûtes bien alors, à ma semblance,
Mon cœur savoir.

Dame, merci! donnez-moi l'espérance
De joie avoir.

Les vers qui suivent ne sont plus une fade répétition des

4. Voyez les preuves qu'en donne M. P. Paris, Romancero français, p. 178 et suivantes.

chansons provençales, on y trouve un mélange aimable d'esprit et de sensibilité. C'est déjà quelque chose de Chaulieu :

Mes chants sont tout pleins d'ire et de doulour;

Et je ne sais si je chante ou je plour.

Il a vu sa maîtresse en songe et souhaite de prolonger son bonheur :

Aucune fois je l'ai vue

En songe tout à loisir....
Lors je pleurais tendrement.
Oh! je voudrais en dormant
Ecouler ainsi ma vie !

Moult me sus bien éprendre et allumer
A son accueil, à son naissant sourire.
Qui l'entendrait si doucement parler
Sans de son cœur penser être le sire?
Par Dieu! Amour, je puis bien vous le dire,
Il vous fait bon servir et honorer,

Mais aisément on peut s'y trop fier.

Pour un disciple des troubadours, Thibaut secoue bien rudement la chaîne du lieu commun. Il condamne toutes ces descriptions du printemps si chères à nos anciens poëtes: Fleur ni feuille ne vaut rien en chantant,

dit-il. Il raille agréablement les exagérations qu'il avait imitées, ces éternelles menaces de mourir d'amour. Il laisse paraître à la dérobée ce certain bon sens champenois, qui tient si bien le milieu entre la naïveté et la malice:

Madame, je vous le demande,
Pensez-vous ne soit péché
D'occire son vrai amant?
Oïl voir; bien le sachiez.
S'il vous plait, ne m'occiez;
Car, je vous le dis vraiment,
Quoique l'amour soit tourment,
Si vous m'aimez mieux vivant,
Je n'en serai point fâché.

Le roi de Navarre resta en effet vivant et bon vivant, gras et replet en réalité; malade d'amour seulement par métaphore. C'est ainsi qu'il se peint lui-même dans les tensons, où avec ses nobles mais joyeux compères, Philippe de Nan

teuil, Guillaume de Viviers, Baudoin de Reims et autres, il traite des problèmes d'une morale assez scabreuse. Puis tout à coup voilà Thibaut converti. Il déclame longuement contre la corruption du monde. Le diable, dit-il, a jeté quatre hameçons luxure, convoitise, orgueil et félonie: et Dieu sait si le maraud a fait bonne pêche. Pour notre poëte, il ne veut plus d'autre dame que la vierge Marie. C'est elle qu'il chante désormais! il paraphrase chacune des cinq lettres de son nom sacré, et y trouve des merveilles de mérites et de gloire. Enfin le roi de Navarre prêche en vers la croisade il fait mieux, il y part, et revient mourir dans sa Champagne à l'âge de cinquante-deux ans. Est-ce une erreur du copiste dans le classement des pièces? Je ne sais; mais quelques vers d'amour placés après les chansons dévotes feraient craindre que le bon roi n'ait mordu encore par récidive au moins à l'un des quatre hameçons.

On est étonné des progrès que l'esprit français a déjà accomplis dans cet écrivain. Chez lui le bon sens n'est pas seulement naïf, il va quelquefois jusqu'à la délicatesse de la pensée; il s'élève jusqu'aux idées générales et les exprime avec une justesse surprenante. Les exemples de ces qualités sont rares encore, je l'avoue; en voici un qui en vaut bien quelques autres :

Je ne dis pas que nul aime follement :
Car le plus fol en fait mieux à priser....
De bien aimer ne peut nul enseigner,
Hormis le cœur, qui donne le talent.
Qui plus aima de fin cœur, loyaument,
Cil en sait plus.... et moins s'en sait aider.

Ces vers, écrits au XIIIe siècle, semblaient annoncer à l'avenir l'essor rapide de la poésie française en les lisant on croit toucher déjà à Marot, à Régnier. Il n'en fut pourtant rien. Une force de résistance invincible arrêta deux siècles encore ce premier élan. Les malheurs de la France, l'invasion des Anglais, l'incapacité des gouvernements, semblent n'expliquer que trop bien ce temps d'arrêt dans l'évolution de la pensée. Toutefois il faut y joindre une autre cause plus intime et plus décisive encore. L'étude d'un aimable poëte

qui termine la période du moyen âge va nous la révéler. Nous voulons parler de Charles d'Orléans 1.

Nous devrions d'abord faire mention de Froissart, comme auteur de ballades, de rondeaux, de virelais, s'il ne s'était fait lui-même une meilleure part dans l'histoire littéraire, et si nous n'avions à le retrouver au premier rang parmi nos chroniqueurs. D'ailleurs il ne faut pas que le nom de Froissart nous fasse illusion, et nous séduise au point de reverser sur le poëte la reconnaissance que nous devons au narrateur. Froissart est un conteur charmant, même en vers; rien de plus spirituel que le dit du florin, conversation piquante entre l'auteur et une pièce de monnaie solitaire, qui par hasard est restée dans sa bourse; rien de plus amusant que le dialogue entre le cheval qui porte le poëte dans ses aventureuses excursions et le fidèle lévrier qui le suit; mais les chansons et poésies lyriques de cet écrivain nous semblent dépourvues de tout mérite: on y trouve ou le vide parfait, ou la recherche la plus fatigante. Il n'est jamais plus heureux que quand, à l'aide d'une longue allégorie, intitulée l'Horloge d'amour, il compare pièce à pièce le cœur de l'homme à une pendule. Chaque passion correspond à une partie de la machine : le désir est le grand ressort, la beauté sert de contre-poids, etc. Froissart n'a pas même le sentiment de l'harmonie rien de plus mal phrasé que ses vers lyriques; il croit atteindre la perfection sous ce rapport en se créant de puériles difficultés, comme, par exemple, celle de commencer chaque vers par le mot final du vers précédent. Mais c'est assez de critiques : réservons au charmant chroniqueur toute la gloire qui lui appartient. Ses défauts, comme poëte lyrique, ne sont pour la plupart que ceux de son époque. Nous allons les étudier sous une forme plus agréable, dans les élégantes poésies du fils de Valentine de Milan.

4. Petit-fils de Charles V, et père de Louis XII; né en 1394, mort en 4465. On a de lui cent cinquante-deux ballades, sept complaintes, cent trente et une chansons et quatre cent deux rondels.- Editions: Chalvet, à Grenoble, 1803; Guichard, à Paris, 4842, ♦ vol. in-42; Aimé Champollion-Figeac, à Paris, 1842, 4 vol. in-12.

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