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Le drame sacerdotal, chargé de tous ces accessoires plus ou moins profanes, tendait à se séparer du culte qui l'avait produit. Il se détacha d'abord de l'office divin sans sortir encore de l'église. Ce fut ordinairement après le sermon que le clergé, avec le concours de quelques laïques, représenta aux yeux du peuple les mystères qu'il était chargé de lui enseigner. « La Bibliothèque nationale possède un précieux manuscrit des premières années du xve siècle, qui ne contient pas moins de quarante drames ou miracles, tous en l'honneur de la Vierge, la plupart précédés ou suivis du sermon en prose qui leur servait de prologue ou d'épilogue. Déjà dans ce recueil, dont la composition remonte au XIV siècle, plusieurs légendes laïques et chevaleresques telles que celles de Robert le Diable, dénotent l'affaiblissement graduel et la prochaine décadence du drame hiératique 1.

Analyse des vierges folles.

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Parmi tous les mystères qui nous ont été conservés, le plus ancien où l'idiome vulgaire apparaisse, mêlé encore toutefois avec la langue latine, à la manière des épitres farcies dont nous avons parlé, a pour objet la parabole évangélique des vierges sages et des vierges folles. L'auteur a dû mettre. quelque intérêt dramatique dans l'anxiété qu'excite l'embarras des vierges folles. On attend avec inquiétude si leurs supplications seront efficaces d'abord auprès de leurs sœurs, puis auprès des marchands. L'intérêt des Suppliantes d'Eschyle, quoique plus habilement prolongé, ne repose pas sur une autre base. L'intrigue du mystère est tranchée par un dénoûment terrible, indiqué seulement par la rubrique, et

placé des papes, des empereurs, des évêques, des abbés. Près de là, saint Ma caire arrête trois rois qui vont à la chasse avec leurs maîtresses. Il leur montre, dans trois sépulcres, contre lesquels leurs chevaux viennent se heurter, trois cadavres de rois putréfiés et rongés des vers.-Voyez, sur l'histoire et les différentes transformations de la danse macabre, les Recherches historiques et litté raires sur la danse des morts, par M. Peignot, 1826. The Dance of Death, by Francis Douce, 1833.- Essai sur les poèmes et sur les images de la danse des morts, par H. Fortoul.

1. Magnin, Origines du théâtre moderne, avertissement, p. xxii.

pour lequel le poëte a laissé à la mise en scène toute la responsabilité de l'exécution. « Modo accipiant eas Dæmones et præcipitentur in infernum. • Quelle impresssion un pareil spectacle ne devait-il pas produire dans un siècle de foi! Les Euménides d'Eschyle n'étaient sans doute pas plus terribles. Le sentiment de la pitié se mêle à celui de l'effroi. Onze fois revient dans la bouche des malheureuses ce triste refrain qui n'est qu'un cri de douleur et de remords:

Dolentas! chaitivas! trop y avem dormit!

et à la douzième fois, quand l'enfer s'ouvre pour les engloutir, c'est le Christ qui s'écrie:

Alet, chaitivas! alet, malaureas!

A tot jors mais vos so penas livreas
En efern ora seret meneias'.

Le mystère ne se termine pas par ces émotions lugubres. La destinée des pécheurs n'est pas plus un dénoûment pour le théâtre catholique que pour l'Église. Une sérénité formidable succède à cette scène d'épouvante. On croit voir l'Océan qui se referme calme et impassible sur le navire englouti. Le poëte amène devant nous tous les prophètes de l'ancienne loi, qui viennent rendre témoignage à la nouvelle. Idée pleine de grandeur qui semble réunir toutes les voix de l'ancien monde en un concert sublime à la gloire du christianisme. C'est ainsi, quoique avec moins de noblesse, que, dans la tragédie de Prométhée, tous les dieux, toutes les forces de la nature, viennent visiter le captif du Caucase et recueillir de sa bouche les oracles de l'avenir.

Ce mystère fut probablement écrit au XIe siècle. L'idiome vulgaire qui s'y mêle est celui du midi de la France. Les autres drames religieux dont nous allons parler sont tout entiers en langue vulgaire et dans le dialecte du nord.

1.

Malheureuses, chétives, nous avons trop dormi!

- Allez, misérables! allez maudites,

A toujours désormais vous sont peines livrées,

En enfer maintenant vous serez menées.

Du Jeu de saint Nicolas.

Un des plus anciens est le Jeu de saint Nicolas, par Jean Bodel d'Arras: pauvre poëte rejeté de la société des hommes par une maladie affreuse, la lèpre, il descendit tout vivant au tombeau et laissa en partant, à sa ville natale, outre de touchants adieux en vers, le miracle dont nous allons parler: c'est son principal ouvrage.

Le Jeu de saint Nicolas est en quelque sorte la dernière transformation dramatique d'une légende du moyen âge dont saint Nicolas était l'objet : c'est le premier pas vers la sécularisation du théâtre. Les rituels du XIe siècle contenaient une prose où étaient célébrées les merveilles qu'on se plaisait à attribuer à ce saint évêque. Au XIIe siècle Hilaire, disciple d'Abélard, y substitua un dialogue en vers latins rimés, avec des refrains en langue d'oil: il l'intitula Ludus super Iconia sancti Nicolaï. Un moine de Saint-Benoît-surLoire traita après lui le même sujet, également en latin. Ces pièces étaient représentées dans les églises depuis près d'un siècle, lorsque Bodel en fit un drame en français qu'on joua probablement soit dans la place publique d'Arras, soit dans la grand'salle de quelque manoir. C'était la veille de la fête du saint; une foule nombreuse s'était réunie, et le précheur, espèce de prologus, chargé d'exposer au public le sujet de la pièce, ouvrait ainsi la représentation :

Oyez, oyez, seigneurs et dames,

(Que Dieu soit gardien de vos âmes !...)
Pour édifier ce manoir

Nous voulons vous parler ce soir

De saint Nicolas, le confès,

Qui tant beaux miracles a faits.

Puis, pour épargner au public peu expert le travail de démêler lentement une pénible intrigue, le précheur racontait, à la manière des prologues de Plaute, tout ce qui allait se passer sur la scène. Un trésor confié à la garde de saint Nicolas a été volé : le prince infidèle à qui il appartient menace un chrétien de la mort si le trésor ne se retrouve. Le

chrétien se met en prière; le saint apparaît la nuit aux voleurs et les contraint à restitution. Tel est le fond commun aux trois miracles, soit latins soit français. Mais Bodel ne se borne pas à traduire ses prédécesseurs : il ajoute (et c'est le principal mérite de sa pièce) un intérêt contemporain par le cadre où il place la vieille légende: c'est au milieu d'une croisade où les chrétiens sont vaincus par les infidèles et périssent glorieux martyrs. L'enthousiasme de ces expéditions lointaines respire dans plusieurs endroits du miracle; des allusions transparentes nous reportent à la première croisade de saint Louis, au désastre récent de Mansoura, peutêtre même à la mort du jeune et intrépide comte d'Artois, frère du roi de France. Le poëte semble pressentir quelquesunes des inspirations sublimes de Polyeucte. Rien de plus noble que l'exhortation mutuelle des chrétiens au moment d'engager le combat contre les infidèles.

LES CHRÉTIENS PARLENT.

Saint sépulcre, aidez-nous! - Allons, amis, courage!
Sarrasins et païens accourent pleins de rage.

Voyez leur fer briller. Mon cœur bondit de joie,
Qu'aujourd'hui la prouesse au grand jour se déploie
Contre chacun de nous est une armée entière.

UN CHRÉTIEN.

Seigneurs, n'en doutez point, c'est notre heure dernière.
Je sais qu'en combattant pour Dieu nous y mourrons.
Je vendrai bien mon sang, si ce fer ne se rompt.
Rien ne résistera, ni casques ni hauberts.

Au service de Dieu nous tomberons offerts;

Paradis sera nôtre, à eux sera enfers:

Ils s'élancent sur nous, qu'ils rencontrent nos fers.

Qu'on se figure, comme accompagnement de ces beaux vers, l'attention religieuse de la foule, l'attendrissement des dames, les acclamations des jeunes gens, dont plusieurs peut-être avaient assisté et pris part à cette lutte héroïque. Eschyle, dans la tragédie des Perses, se contentait de faire raconter le combat de Salamine devant le peuple vainqueur; le poëte français nous rapproche encore plus de l'événement: le combat se passe sur la scène, comme les batailles de Shaks

pere. En outre la situation est ici plus touchante que chez le poëte grec car les guerriers chrétiens vont tous mourir; mais, comme la victoire de Salamine, leur mort est un triomphe. Un ange descend du ciel au milieu du combat et fait déjà planer l'immortalité sur leurs têtes.

L'ANGE.

Soyez tous assurés de cœur;
Et n'ayez ni doute, ni peur;
Je suis l'envoyé du Seigneur,
Qui vous mettra hors de douleur.
Ayez des cœurs fiers et croyants
En Dieu. Quant à ces mécréants
Qui vous attaquent à grands cris;
N'ayez pour eux que du mépris.
Exposez hardiment vos corps
Pour Dieu: car c'est ici la mort
Dont tout le peuple mourir doit
Qui aime Dieu, et en Dieu croit.

UN CHRETIEN.

Qui êtes-vous, beau sire, vous qui nous confortez,
Et si haute parole de Dieu nous apportez?
S'il est vrai le secours que vous avez promis
Nous recevrons sans peur nos mortels ennemis.
L'ANGE.

Je suis ange à Dieu, bel ami,
Celui qui m'envoie c'est lui.

Ne craignez rien, ne doutez plus;
Car Dieu vous a fait ses élus.
Marchez d'un pas ferme au martir
Pour Dieu vous allez tous périr,
Mais les cieux vous sont préparés.
Je m'en vais à Dieu : demeurez.

A côté de ces passages vraiment admirables pour l'élévation de la pensée et la noblesse même du style, se trouve dans le même drame une scène de taverne, qui n'est guère moins remarquable dans son genre. La vérité de la peinture, la libre allure du dialogue, la physionomie enjouée des personnages en forment un tableau flamand très-animé. Nous y trouvons même quelques vers parfaitement frappés, qui deviennent poétiques à force d'être vrais et sentis.

Voici, par exemple, comment le tavernier préconise son

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